Les autorités françaises le savent depuis le début : le sort des djihadistes arrêtés dans la zone irako-syrienne est un sujet miné, aux confins du juridique, du politique, du sécuritaire et du diplo-matique. Or, sous le coup de l'émotion des familles de femmes capturées et de leurs avocats, le débat est devenu lancinant : ces djihadistes doivent-ils être jugés en France ? Faut-il exfiltrer mères et enfants ? Une situation compliquée à gérer pour l'exécutif alors que sur le terrain la guerre n'est pas terminée, et que le nombre de Français détenus – une centaine en Syrie, dont quarante adultes et soixante enfants, et six familles en Irak – " va continuer d'augmenter " selon une source proche du dossier. Près de 1 200 Français sont encore disséminés dans la région.
L'évolution du débat a cependant amené le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, à tenter de resserrer les rangs, mercredi 7 février. Invité de BFMTV, le chef de la diplomatie a paru vouloir éclairer la position française du
" cas par cas " déclinée jusque-là par l'Elysée, la défense ou la justice sans lisibilité d'ensemble. Les combattants arrêtés en Irak ou en Syrie
" ne seront pas rapatriés en France ", a-t-il ainsi clairement soutenu, ajoutant :
" Ce sont des combattants, donc ce sont des ennemis. "
M. Le Drian a cependant levé les interrogations sur les enfants : eux pourront être
" rapatriés ". Pour les éventuelles condamnations à mort de djihadistes jugés en Irak, dont Paris reconnaît le système judiciaire, la France fera
" savoir sa position " contre la peine capitale, a-t-il ajouté, confirmant les déclarations de la ministre de la justice le 28 janvier, qui avait précisé que Paris pourrait
" négocier " si le cas se présentait
. Une constante lorsque des Français sont condamnés à l'étranger, en vertu de la protection consulaire. Huit sont dans cette situation aujourd'hui dans le monde.
Le ministre des affaires étrangères a toutefois semblé s'avancer davantage sur le cas des djihadistes arrêtés en Syrie, majoritairement aux mains des forces démocratiques syriennes (FDS) à majorité kurde. Ils seront
" jugés par les autorités judiciaires locales ", a-t-il déclaré
alors que, jusqu'à présent, la France restait floue. Interrogé par
Le Monde, mercredi, le porte-parole de la chancellerie, Youssef Badr, a abondé en ce sens :
" Nos ressortissants interpellés en Syrie peuvent être jugés sur place si les conditions sont réunies, notamment en termes de stabilité institutionnelle dans les zones concernées. "
Un pas politique nouveau alors que le Kurdistan
" n'est pas un Etat et ne prétend pas l'être ", assumait-on il y a peu au Quai d'Orsay. Paris a par ailleurs interrompu toutes ses relations diplomatiques avec Damas. Si des djihadistes tombaient aux mains du régime, leur " procès " pourrait devenir une occasion de propagande et de chantage sur Paris.
" Qu'ils y restent et soient châtiés "L'opinion publique est en tout cas en phase avec le gouvernement, comme le montre un sondage IFOP pour
Valeurs actuelles publié le 1er février. Interrogés sur l'attitude que devrait avoir la France à l'égard des djihadistes arrêtés, plus de 80 % des sondés se disent favorables à ce qu'elle
" n'intervienne pas " et
" laisse ces personnes jugées et condamnées sur place selon les lois locales ". Un avis partagé par les sympathisants du Parti socialiste (PS) à 66 %, et par ceux de La France insoumise (LFI) à 78 %
.
" Les Français vivent dans la hantise des “revenants.” Ils ne sont notamment pas rassurés de l'état des prisons et des peines encourues ", analyse Jérôme Fourquet, de l'IFOP. Une inquiétude qui coïncide avec celle des services de sécurité, méfiants même des femmes, de crainte qu'elles soient instrumentalisées par l'organisation Etat islamique (EI) et encouragées à user de la clémence à leur égard pour mieux revenir et fomenter de futures attaques.
Cette position commune de l'opinion et du gouvernement n'aide pas le plaidoyer des avocats de ces dernières. Le 17 janvier, Mes William Bourdon, Vincent Brengarth, Marie Dosé et Martin Pradel ont déposé plainte contre X pour " détention arbitraire ". Une façon d'attirer l'attention sur le fait que la guerre en Syrie n'étant pas un conflit d'Etat à Etat, les djihadistes – même accusés de terrorisme – sont des
" civils " ou des
" personnes hors de combat ". Ils ne peuvent donc être retenus indéfiniment sans procès.
Le code pénal français ayant toutefois peu de leviers hors du territoire national, Paris reste attentiste.
" Les prisonniers - en Syrie -
sont bien traités et ne risquent pas la peine de mort - non appliquée par les Kurdes -
", soutient-on au Quai d'Orsay, où l'on tient en outre à rester officiellement à l'écart du jeu kurde qui tente de monnayer ses nouveaux captifs contre une reconnaissance internationale. D'autres pays ont accepté : l'Indonésie et la Russie. Mais dans le cas russe, les interrogations demeurent sur le sort réservé réellement à ces djihadistes une fois rentrés.
Malgré ce débat complexe, tous les partis ont fini par se positionner. Au Front national, Marine Le Pen a répété, le 10 janvier, que les combattants, hommes ou femmes, devaient être jugés
" là où ils ont commis leurs atrocités (…).
Tant pis pour eux s'ils encourent la peine de mort ". Les enfants doivent cependant
" être récupérés par leur famille en France ", avait-elle précisé dès octobre 2017.
Une approche semblable à celle des Républicains (LR).
" Les individus djihadistes sont des traîtres à la nation (…)
. Ils sont dans la zone irakienne ou syrienne, qu'ils y restent et soient châtiés ", a estimé le député LR Guillaume -Larrivé (Yonne), le 25 janvier. En novembre, le président de LR Laurent Wauquiez avait dit ne pas soutenir le
" cas par cas " de M. Macron, tout en voyant dans ce débat, comme au FN, l'occasion de
" remettre sur la table la question de la déchéance de nationalité ".
La gêne est plus palpable à gauche, qui n'a aucun intérêt à ce que ce sujet, qui remet la droite et l'extrême droite sur le devant de la scène, vienne monopoliser le débat politique. Sur le fond, LFI et le PS soutiennent des procès équitables pour les djihadistes. Les deux formations sont en outre opposées à la peine de mort.
" Notre boussole, c'est le droit international. Les crimes et délits doivent être jugés dans les pays où ils ont été commis ", ajoute Manuel Bompard, le directeur des campagnes de LFI.
" Si on transige… "Ce point juridique, évident dans les milieux judiciaires, divise en coulisse même dans les grandes ONG internationales. Interroger a priori le fait de juger en France ou sur zone, c'est
" un peu un faux débat ", estime une chercheuse spécialisée travaillant pour l'une d'elles, qui précise que
" partout dans le monde, les gens sont jugés là où ils ont commis leurs crimes, leurs pays d'origine n'ont pas de prérogatives à demander de les rapatrier tant que le jugement n'est pas définitif ". " Même si la situation du Kurdistan est nouvelle, nuance-t-elle,
le rôle des pays d'origine est surtout de veiller aux droits de l'homme. "
A ce jour, seule la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) a ainsi clairement pris position en faveur d'un rapatriement des djihadistes arrêtés en Syrie.
" Ils doivent être prioritairement jugés en France, plaide son président d'honneur, Patrick Baudouin.
Si on transige avec ces -valeurs, on donne raison aux terroristes. " -Human Right Watch (HRW) s'est surtout fait le porte-parole des revendications kurdes, alertant au passage sur les conditions de vie dans les camps.
" L'essentiel pour nous est de rappeler le droit à un procès équitable. Nul ne peut par ailleurs être gardé en détention dans un pays à l'infini ", souligne-t-on au siège -parisien de l'ONG américaine. Chez Amnesty International, en revanche, on estime prématuré de se positionner.
Reste à savoir si l'opinion campera sur sa ligne dans le cas où des djihadistes de premier rang, comme les frères Clain, voix de revendication de l'EI lors des attentats du 13 novembre 2015, seraient arrêtés. Les associations de victimes seront-elles en faveur d'un jugement sur zone ou d'un procès en France ? Ce cas de figure pourrait aussi être contraignant pour le gouvernement qui ne cache pas, depuis longtemps, son souhait que les opérations d'assassinats ciblés soient efficaces.
Service politique, Marc Semo et Élise Vincent
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