Le poète et cinéaste Jonas Mekas était à Paris à la fin janvier, invité par la Cinémathèque française dans le cadre de la programmation consacrée au centième anni-versaire de l'indépendance de la Lituanie. Il a profité de son séjour parisien pour promouvoir son nouveau livre, A Dance With Fred Astaire (Anthology Editions, 2017). Recueil de souvenirs illustré par une brassée d'archives personnelles, ce beau pavé se présente comme un voyage intimiste, tout en malice et en légèreté, au cœur de la scène artistique new-yorkaise des années 1960 et 1970 dont il fut, au côté de son ami Andy Warhol, le gourou discret. Du haut de ses 95 ans, ce vieux sage évoque le passé, tout en devisant sur le présent, dans lequel il reste solidement ancré.
Avec la Cinémathèque -française, vous avez une longue histoire. Vous avez créé à New York la Film Makers'Cinematheque, qui allait devenir l'Anthology Film Archives. Dans votre livre, vous racontez comment Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque française, vous a appris qu'il fallait voler les films que vous aimiez…Oui ! Il nous avait envoyé tous les films de Jean Epstein pour une rétrospective que nous étions en train d'organiser. A la fin de celle-ci, nous lui avons renvoyé les copies, et, peu de temps après, j'ai voulu lui en emprunter deux à nouveau. Ma demande l'a mis dans une colère noire ! Il a accepté, mais non sans nous traiter au passage d'imbéciles : nous aurions dû profiter de son premier prêt pour copier les films ! Il faut voler les films qu'on aime : c'est une leçon très profonde. Le nombre de films qui doivent leur survie à des amoureux du cinéma qui ont fait des copies sans demander l'autorisation est considérable.
Vous-même vous êtes initié à l'art en pirate. Quand vous êtes arrivé à New York à la fin des années 1940, après des -années passées dans des camps de déplacés en Europe, vous vous êtes débrouillé pour suivre des cours à l'université, pour aller au cinéma à l'œil…Oui ! J'arrivais même à entrer à l'Opéra. J'avais repéré que les gens sortaient sur le trottoir pour fumer après la fin du premier acte. Je me fondais dans la foule et je rentrais avec eux. Cette manière d'entrer dans le spectacle sans avoir aucune idée de ce qui s'était joué avant avait quelque chose d'assez excitant.
Dans le livre, vous racontez une anecdote sur Fritz Lang, que vous aviez interviewé pour votre revue " Film Culture ", entretien dont la retranscription a été perdue dans le -métro… Quand avez-vous -découvert ses films ?A New York. Au MoMA, prin-cipalement. Et au Cinema 16, pour les films plus contemporains. Avant d'arriver à New York, je n'avais jamais vu un seul film classique. Seulement des mauvais films hollywoodiens et des films de propagande russe.
Est-ce au Cinema 16 que vous avez vu Jean Renoir présenter " La Règle du jeu " ?Oui. Il était d'une humeur merveilleuse, il faisait des blagues… Il disait que les Allemands ne comprenaient pas le film, et les Français pas vraiment non plus.
" La Règle du jeu " a eu maille à partir avec la censure en France, en 1939. Vous-même avez combattu la censure, au point de vous retrouver par deux fois en prison en 1964…Oui, pour avoir projeté
Un chant d'amour, de Jean Genet, et
-Flaming Creatures, de Jack Smith. Je n'ai jamais respecté les lois qui me paraissaient illégitimes. Au nom de quoi un type qui ne -connaît rien au cinéma aurait-il le droit de décider de ce qu'on peut ou pas montrer ? C'est tellement arbitraire…
L'épisode ne m'a pas affecté outre mesure, mais -quelqu'un comme - l'humoriste - Lenny Bruce, qui a été incarcéré pour les mêmes -raisons d'obscénité supposée, ne s'en est jamais remis. A peine trois ans plus tard, ces lois new-yorkaises ont été abandonnées.
Salvador Dali avait refusé de vous soutenir à l'époque…Je lui avais demandé, en effet, mais il n'a pas voulu. Il considérait que ces films que nous montrions n'étaient pas destinés aux masses, mais plutôt à la bohème.
J'ai du mal à être totalement en désaccord avec cette idée. Tout n'est pas fait pour tout le monde. Avec Internet, tout le monde a instantanément accès à tout, aux tendances les plus avant-gardistes, à l'intimité des gens, aux drogues… Si tel acide peut être intéressant pour tel artiste, qui explore des niveaux de perception différents, il n'est pas -nécessairement recommandé pour un paysan qui travaille la terre au Texas.
Un dessin de Roman Polanski, reproduit dans votre livre, -représentant Barbara Rubin, alors jeune réalisatrice, sous les traits d'une petite fille léchant goulûment une sucette en forme de pénis, est troublant, particulièrement dans le contexte actuel…Certes. Je n'ai pas vraiment suivi cette affaire Polanski, je n'ai aucune idée de ce qu'il a fait, ou pas fait. Mais j'ai passé du temps avec lui, et il me semble que ce dessin révèle quelque chose de qui il était alors. Il y avait des aspects de sa personnalité que je ne pouvais pas approuver.
Que vous inspire le soulè-vement féministe déclenché par l'affaire Weinstein ?Je suis d'accord avec William Burroughs, qui a dit que la race blanche avait pris de force le -contrôle de la civilisation occidentale. Et voilà, le désastre actuel est son œuvre ! Il est temps que les femmes prennent le pouvoir ! Que cet élément macho si négatif, qui a produit une civilisation si violente, soit balayé ! C'est ce qui est en train de se passer depuis la chute de Weinstein, et c'est très bien ! Et cela va s'étendre à tous les champs de l'activité humaine…
Adolescent, vous étiez engagé dans la résistance contre les nazis. Vous avez toujours été guidé par votre éthique et vos convictions…Mes lois sont les Dix Commandements. Les lois de l'humanité en somme, que suivent aussi bien les soufis. Celles qu'écrivent les bureaucrates pour consolider leur pouvoir ne viennent pas du peuple. Aux Etat-Unis aujour-d'hui, elles sont le fait d'une poignée de personnes hyper-riches, dépositaires des intérêts des grandes multinationales.
Vous avez été un critique -engagé au " Village Voice ". Vous avez fondé, entre autres, la revue " Film Comment ", l'Anthology Film Archives. Vous considérez-vous comme un militant ?Oui, mais par nécessité. Je n'ai jamais essayé d'imposer quoi que ce soit… Ce que je voulais faire, et que j'ai fait, c'est protéger, au tout début de leur dévelop-pement, quand elles sont encore très fragiles, des choses qui me paraissaient belles, dans lesquelles je croyais. Parce que c'est à ce stade encore très fragile de l'existence que l'on peut facilement vous tuer.
Dans les années 1960 et 1970, les formes poétiques, non narratives, de cinéma émergeaient à peine. Il y avait bien eu des prémices dans les années 1920-1930, mais c'était sans commune mesure. Ce que je découvrais alors me ravissait, mais personne n'en entendait parler au-delà d'un cercle très restreint. Les critiques écrivaient sur le cinéma narratif. Ils ne comprenaient pas ces nouvelles formes. C'est avec cette idée que j'ai commencé ma chronique dans le
Village Voice.
Vous intéressez-vous à la jeune création actuelle ?Oui et non. Je suis lié à certains lieux, où l'on montre des films de jeunes cinéastes. Mais je ne peux pas avoir le même rapport à la jeune création que j'avais dans les années 1960. A l'époque, je connaissais tous ceux qui faisaient des films ! Je pouvais même me vanter d'avoir vu tous les films faits par des New-Yorkais. Mais dès les années 1970, ce n'était plus possible. La période classique s'est arrêtée, dans tous les arts – avec John Cage, le Living Theatre, la Beat Gene-ration… Et les -styles de vie ont changé. On a vu émerger le " black cinema ", le " asian-american cinema ", le " gay cinema ", tous ces différents groupes… On avait beau s'intéresser aux aspects formels des films, il fallait être gay pour savoir ce qui se faisait dans le gay cinema, noir pour connaître le black cinema, etc. Et cela, c'était bien avant l'arrivée de la vidéo et d'Internet !
Cela dit, j'aime beaucoup le nouveau film de Greta Gerwig,
Lady Bird. Pour moi, c'est le meilleur film de l'année, de loin ! Je l'ai -filmée, Greta Gerwig, alors qu'elle présentait le film à l'Anthology Film Archives, à une assemblée de deux cents femmes. Allez voir la vidéo sur mon site (Jonasmekas.com), c'est formidable ce qu'elle dit, très émouvant !
Où vos projets de développement pour l'Anthology Film -archives en sont-ils ?Ils avancent doucement. L'idée est d'ajouter un étage à l'immeuble pour développer la bibliothèque. Et de faire un café sur le côté, une sorte de Cabaret Voltaire ! Il nous faut 12 millions de dollars, et nous en avons réuni 4,5 millions, grâce au soutien d'artistes qui nous ont donné des œuvres, que nous avons vendues aux enchères, et de Maja Hoffmann, de la fondation LUMA, qui s'est engagée à contribuer à hauteur des sommes que nous réunissons nous-mêmes. Jusqu'à présent, aucun soutien du monde du cinéma…
Comment l'exploitation du cinéma à New York se porte-elle ?Il y a des salles qui ferment. Mais d'autres, plus petites, qui ouvrent. Tout n'est pas perdu. Jusqu'à l'arrivée de Trump, les gens continuaient leurs affaires, sans tellement se soucier du reste. Mais depuis son élection, on a l'impression que tout le monde se réveille. Il y a quelque chose dans l'air. Peut-être que du bon peut sortir de tout cela.
Propos recueillis par, Isabelle Regnier
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