Tout a commencé comme un mauvais rêve, dont personne, à Macerata, n'est encore sorti. Samedi 3 février, quelques minutes avant midi, tous les téléphones de la ville se sont mis à sonner. Dans un message vocal prononcé d'une voix blanche, le maire de la ville, Romano Carancini (Parti démocrate - PD - , centre-gauche), demandait à ses administrés de ne sortir de chez eux sous aucun prétexte : " Il y a actuellement en ville un homme armé qui circule, et il tire. "
Quatre jours plus tard, le maire semble encore sonné par ces instants dramatiques.
" J'étais à une réunion quand j'ai reçu un appel des carabiniers me demandant de faire tout de suite une annonce, en utilisant la chaîne de diffusion que nous avions mise en place lors des tremblements de terre de 2016, se souvient-il.
Je suis sorti en courant, j'ai croisé un groupe de jeunes qui se rendaient au théâtre, je leur ai demandé de se barricader… et j'ai attendu. "
Pendant plus d'une heure, la confusion règne. Les pires rumeurs circulent : il y aurait plusieurs tireurs, des morts… Puis en début d'après-midi, Luca Traini s'est arrêté devant le gigantesque monument aux morts de Macerata, un mastodonte de pierre typique de l'époque mussolinienne, qui écrase de sa présence le centre de la ville. Il a revêtu un drapeau italien, a tendu le bras pour faire un salut fasciste, a crié " Viva Italia ! " et s'est laissé interpeller par les forces de l'ordre.
Aux environs de 14 heures, l'alerte était levée et ce qui venait de se passer prenait soudain tout son sens : réagissant à la mort horrible d'une jeune toxicomane de 18 ans, Pamela Mastropietro, dont le corps démembré avait été retrouvé trois jours plus tôt dans deux valises abandonnées, dans la zone industrielle voisine de Pollenza, et pour laquelle un sans-papiers nigérian avait été interpellé, ce militant de la Ligue du Nord avait décidé de faire justice lui-même, tirant, au hasard, sur des migrants africains qui avaient le seul tort de passer par là. Cinq hommes et une femme ont été touchés.
Le pays bascule dans l'irrationnelEn quelques minutes, son visage fermé, tatoué d'un motif nazi sur la tempe droite, était devenu l'image vivante d'une Italie coupée en deux. A un mois d'élections très incertaines, dominées par les peurs soulevées par la question migratoire, le pays venait de basculer dans l'irrationnel.
Comme écrasé par la portée de ce drame, le maire ne cesse, depuis quatre jours, d'appeler au calme et au recueillement.
" Nous devons faire deux pas en arrière, réfléchir, ne pas laisser parler la colère. " Mais comment être entendu alors que les principaux leadeurs de la droite italienne ont décidé de faire du drame un argument de campagne, condamnant très timidement l'acte de Luca Traini et préférant dépeindre Macerata en symbole du naufrage d'un gouvernement accusé d'avoir livré le pays à une immigration incontrôlée ?
Un officier de police accepte de nous guider sur les traces de Luca Traini, aux abords du centre historique.
" Il tirait sans avoir le temps de viser, depuis son véhicule roulant au ralenti, c'est pour cela que par miracle, personne n'est mort. " Via dei Vellini, la première victime. Devant la gare, une jeune femme originaire du Nigeria, Jennifer Odion, a été prise pour cible, et n'a échappé à la mort que par miracle. Sur la devanture d'une pâtisserie, un autre impact de balle. Avant de repartir, le policier glisse entre ses dents :
" Je fais ce métier depuis quarante ans et je n'ai jamais entendu parler d'une chose pareille. Ce genre d'histoires, je pensais que ça n'arrivait qu'en Alabama. "
Via Spalato, à deux pas du siège local du PD, également pris pour cible par le tireur, la voiture s'arrête devant un jardin, donnant sur un petit immeuble sans charme. C'est là, au deuxième étage, domicile d'Innocent Oseghale, un sans-papiers nigérian de 29 ans condamné pour divers trafics, qu'est morte Pamela Mastropietro, dans des conditions qui restent encore entourées de mystère.
L'adolescente originaire de Rome, qui s'était échappée quelques heures plus tôt d'un centre où elle était en cure de désintoxication, s'est procurée une seringue dans une pharmacie voisine, avant de se rendre au domicile d'Innocent Oseghale. A-t-elle été tuée au cours d'un meurtre rituel, comme la rumeur l'a aussitôt dit, ou a-t-elle été victime d'une overdose, comme semblent le penser les magistrats, qui ont pour l'heure rejeté l'accusation d'homicide, n'inculpant le suspect que pour dissimulation de cadavre ? Impossible de se prononcer, dans l'attente du résultat des analyses toxicologiques.
" Long pourrissement "Mais pour beaucoup de gens en ville, ça ne change rien à l'affaire.
" Quel genre de personne faut-il être pour découper le cadavre d'une femme ? Même si elle avait fait une overdose, comment être certain que rien ne pouvait être tenté ? pourquoi ne pas avoir appelé les secours ? ", lâche cet habitant ayant requis l'anonymat
.
Dans les rues de la ville, les véhicules de police circulent sans cesse, au milieu d'une population frappée de sidération. En fin d'après-midi, on croise une vingtaine d'adolescents circulant dans les rues piétonnes du centre, venus lâcher des fumigènes devant la façade d'un café où devait se tenir, mercredi, une réunion des néofascistes de CasaPound.
Depuis le local de l'association GUS, principale structure d'aide aux migrants de la ville, on contemple l'étendue des dégâts.
" C'est le résultat d'un long pourrissement ", avance le président, Paolo Bernabucci, qui poursuit :
" Depuis quelques années s'est installée l'idée que l'accueil était un business, que nous faisions de l'argent sur le dos des migrants. Les statistiques montrent que la délinquance n'a pas augmenté, mais les gens ont de plus en plus peur. Je ne sais pas comment on peut lutter contre ça. "
Dans la soirée de mardi, un rassemblement pacifique s'est tenu, dans le centre de la ville, à l'appel d'une association religieuse proche des milieux évangéliques. Le mot d'ordre se voulait simple :
" Une lumière pour Pamela. " Et chacun affirmait vouloir échapper à toutes les tentatives d'instrumentalisation. Pendant plus d'une heure, sous une pluie glaciale, une centaine d'habitants ont déambulé en silence dans la ville, flambeau en main, derrière Alessandra Verni, la mère de Pamela Mastropietro et d'autres membres de sa famille.
Alors qu'elle prononce un timide discours de remerciements, un de ses " protecteurs " se penche vers elle, et lui rappelle de ne pas oublier de remercier la maire de Rome, qui a offert à sa fille une place dans le plus célèbre cimetière de la ville, ainsi que la dirigeante de Fratelli d'Italia (postfascistes), Giorgia Meloni. Elle bredouille et s'exécute, comme désorientée par ce drame trop grand pour elle.
Plus tôt dans la journée, à quelques centaines de mètres de là, on a rencontré une des victimes de Luca Traini, sur son lit d'hôpital. Wilson Kofi, 21 ans, a été touché par une balle qui lui a traversé l'épaule.
" J'ai reçu beaucoup d'amour autour de moi ", assure-t-il doucement. Il n'a pas encore appelé ses parents restés au Ghana, de peur qu'ils ne s'inquiètent, mais il assure qu'il n'en veut à personne. Il semble seulement vouloir retrouver le calme, et un peu de discrétion.
Quatre des six victimes de Luca Traini sont encore hospitalisées. Et aucun membre du gouvernement n'a encore jugé bon de se rendre à leur chevet.
Jérôme Gautheret
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