Translate

dimanche 26 octobre 2014

Zeev Sternhell, ou la conception idéaliste de l'Histoire

Le Huffington Post


Amélie Brissac Headshot


Zeev Sternhell, ou la conception idéaliste de l'Histoire

Publication: Mis à jour: 

Les ouvrages de Zeev Sternhell rencontrent la faveur des médias : on aime bien l'entendre dire, à l'heure où le Front national gagne les élections, que la France est le pays du fascisme. Pris à partie pour avoir écrit autrement sur le fascisme français, une dizaine d'historiens viennent de publier une réplique collective à Sternhell aux Éditions du CNRS : sa méthode et sa philosophie de l'Histoire y sont passées au crible (1).
Dans son livre-bilan, Histoire et Lumières, Zeev Sternhell nous présente en effet une conception de l'histoire qui appelle la réflexion. Pour lui, ce sont les idées qui organisent la destinée des hommes et des sociétés. En prenant pour objet d'étude la longue séquence qui va du XVIIIe siècle à nos jours, il nous en livre le secret : c'est la guerre pérenne entre les Lumières et les Anti-Lumières. Les Lumières « franco-kantiennes » ont affirmé l'autonomie des individus, dont le manifeste a été les Droits de l'homme et du citoyen de 1789, inspiré par les philosophes, contre l'hétéronomie revendiquée par leurs adversaires, selon lesquels les traditions, les particularités, les religions priment sur la liberté. Dès le XVIIIe siècle, contre Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot et Kant, s'est affirmé le mouvement des Anti-Lumières, Vico, Herder, Burke, Joseph de Maistre, les uns et les autres prolongés, de génération en génération, depuis Taine, Renan, Barrès, jusqu'aux néo-conservateurs américains d'aujourd'hui. C'est dans ce conflit intellectuel séculaire qu'il faut replacer le fascisme, « forme exacerbée de la tradition anti-Lumières ».
Reconnaissons à cette vaste fresque, que l'auteur avait déjà retracée dans Les Anti-Lumières, en 2006, une grille de lecture qui n'est pas sans intérêt. Les fondateurs de la laïcité, par exemple, se réclament bien de l'universalisme hérité des Lumières ; ils ont eu à combattre les tenants de la tradition religieuse qui le récusait. Mais peut-on résumer l'histoire de trois siècles par les idées ? « Fidèle à la méthode qui est la mienne depuis le début, écrit Sternhell, je me suis mis en quête de concepts essentiels, de caractéristiques, d'une ''idée mère'' comme aurait dit Tocqueville, ou si vous préférez, d'un Idéal-type, au sens que Max Weber donne à ce terme. » Fort bien, mais, comme disait Raymond Aron, si l'histoire des idées est légitime, elle ne peut suffire à rendre raison de l'évolution de l'humanité, fût-ce trois siècles d'histoire occidentale.
Le survol effectué par l'historien de l'Université de Jérusalem éclipse complètement les autres ressorts de la réalité historique. Les ressorts humains, psychologiques, tant les individus sont absents de cette vision abstraite : quid des passions, des émotions, des sentiments, des caprices, des intérêts, des croyances, des rivalités de personnes, de la frénésie, du fanatisme, du ressentiment, de la volonté de puissance ? Mais aussi du poids des données économiques, des crises, des facteurs démographiques, des concurrences internationales ? La polarité Lumières et Anti-Lumières peut-elle éclipser le rôle de la contingence, des coalitions imprévisibles, des trafics d'influence, en un mot des événements ? Pour notre auteur, l'histoire empirique doit s'incliner devant la théorie.

La Grande Guerre elle-même, catastrophe initiale et matrice des totalitarismes du XXe siècle, ne joue aucun rôle dans la genèse du fascisme. Il était là tout entier avant 1914, né sous la plume de Barrès et de Georges Sorel. George Mosse, dans De la Grande Guerre au totalitarisme, a utilisé le concept de « brutalisation » pour montrer combien la guerre mondiale avait compté dans la formation des mentalités extrémistes violentes, bellicistes, favorables à la naissance du nazisme en Allemagne et du fascisme en Italie : le mépris de la mort, la culture de la virilité, l'esprit de corps en ont été les marques. Un Mussolini et un Hitler sont-ils compréhensibles sans la Grande Guerre ?
La naissance du communisme en Russie, elle-même inséparable de la guerre, puis la création de l'URSS par Lénine seraient-elles l'œuvre des Lumières ? Oui, si l'on veut, dans son inspiration la Révolution d'Octobre se réclame de l'émancipation des prolétaires, des humiliés, des exploités. Mais le régime mis en place, la police politique, les camps de travail, les famines organisées, les grandes purges... Les Lumières seraient-elles à l'origine du régime totalitaire ? À moins que ne soit les Anti-Lumières ? Ou des Lumières qui se sont éteintes ?
On pourrait même revenir à la Révolution, fille aînée des Lumières, qui instaure le culte de la déesse Raison. À quel camp appartiennent la Terreur, le Tribunal révolutionnaire, les lois de Prairial qui envoient à la mort les suspects sans interrogatoire préalable et sans avocat ?
Pour Sternhell, il n'y a qu'une intrigue à suivre : Anti-Lumières vs Lumières. Non pas à suivre dans les faits, ils sont trop complexes, mais dans les livres, les revues, les brochures, les discours, dont il n'hésite jamais à extraire des citations isolées mais qui pour lui révèlent « l'essentiel ».

Cette perspective nous instruit sur ce qu'est le fascisme pour Sternhell. C'est l'aboutissement du mouvement Anti-Lumières, à la fois antilibéral, antidémocratique, antimarxiste (Marx s'inscrivant dans la mouvance des « philosophes »). Du même coup, la France, aux yeux de Sternhell, est par excellence la patrie du fascisme, car c'est dans ce pays que le boulangiste et antidreyfusard Maurice Barrès a inventé l'alliance du nationalisme avec la revendication socialiste, bien avant Mussolini ! Le fascisme a-t-il jamais triomphé en France ? Peu importe, nous dit Sternhell : on y a inventé la doctrine ; on y rencontre dans les années trente le PSF de La Rocque qu'il s'obstine à étiqueter fasciste, au mépris de tous ses contradicteurs) et, finalement oui, on en arrive avec Vichy à un régime fasciste, plus fasciste, plus dur, plus radical qu'en Italie (sic).
Zeev Sternhell sans doute a eu le mérite de mettre au jour le changement de climat politique que furent les deux dernières décennies du XIXe siècle. Comment la société démocratique qui s'installait, avec le suffrage universel, la liberté de la presse, le début de l'ère des masses changeait la donne. Sa Droite révolutionnaire a été, en 1978, un livre pionnier, même si discutable en certaines de ses parties. Mais, obnubilé par le dualisme Lumières/Anti-Lumières, dont il fait un système, il a mis dans le même sac tous ceux qui, en France, sans être marxistes critiquaient le régime libéral, appelaient à une révision constitutionnelle d'une Troisième République trop instable, souhaitaient corriger les excès de l'individualisme. Tous fascistes ! ou para-fascistes ou péri-fascistes, sans vouloir jamais prendre au sérieux ce que le fascisme avait de spécifique, outre son rejet de la démocratie : sa dimension belliciste, expansionniste, militariste, raciste et totalitaire. Il est à craindre que l'œuvre de Zeev Sternhell, prometteuse en ses débuts, n'ait finalement embrouillé la question du fascisme.
____________
(1) S. Berstein et M. Winock (dir.), Jean-Pierre Azéma, Steven Englund, Emilio Gentile, HHH, Jacques Julliard, Marie-Anne Matard Benucci, Alain-Gérard Slama, Paul Thibaud, Jean-Paul Thomas, Le Fascisme français La Controverse, CNRS Éditions.
2013-03-05-logofindebillet.jpg

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire