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vendredi 20 avril 2018

Christiane Taubira : " Les écrivains me viennent spontanément dans la bagarre ! "

20 avril 2018

Christiane Taubira : " Les écrivains me viennent spontanément dans la bagarre ! "

Dans son nouveau livre, " Baroque sarabande ", l'ancienne garde des sceaux exprime à nouveau sa passion des lettres et affirme qu'un engagement politique ne peut se passer de la littérature

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Christiane Taubira, en 2017.
Lea Crespi pour " LE MONDE "
Assia Djebar, Aimé Césaire, Toni Morrison, René Char ou encore Nina Simone : dans son nouveau livre, Baroque sarabande, Christiane Taubira retrouve ses vieux compagnons, les anges gardiens qui l'aident à garder espoir face à la " bêtise armée ". Le temps d'une libre déambulation où elle mêle notations sensibles et souvenirs autobiographiques, elle rend hommage à la liberté de la langue, à la puissance émancipatrice de la traduction et à la littérature comme expérience universelle qui permet de " regarder clair pour agir fort et juste ".


En  2016, vous aviez signé " Murmures à la jeunesse " (Philippe Rey), un essai en forme d'ode à la littérature, écrit peu avant de renoncer au ministère de la justice. On sentait que vous aviez besoin des écrivains dans le combat politique. Aujourd'hui, vous publiez " Baroque sarabande ", où vous faites une nouvelle déclaration d'amour aux écrivains. Mais vous n'êtes plus au pouvoir. Quel est le sens de ce -livre, maintenant ?

Quand paraît Murmures à la jeunesse, je suis dans un profond tourment. Je suis convaincue qu'inscrire la déchéance de la nationalité dans la Constitution est une idée dangereuse. Le président entend mon explication, le premier ministre et le ministre de l'intérieur n'ont pas vraiment d'arguments contre, mais je ne l'emporte pas, je le vois bien. Cela m'amène à m'interroger. J'écris donc Murmures à la jeunesse pour entrer le plus profondément possible dans ma propre conscience et, comme à chaque fois, c'est la littérature qui vient, se dissipe, revient. La littérature prend ses aises pour que l'exploration de cette blessure soit libre. Baroque sarabande, c'est différent, c'est une promenade. Toujours avec  les jeunes. Par exemple, quand je m'adresse directement à Borges, à Tocqueville ou à Jack London, quand je reproche à ce dernier, qui est un grand écrivain socialiste, de ne pas concevoir l'émancipation des Noirs, c'est une façon de dire aux jeunes : " Ce n'est pas parce qu'on a un désaccord politique avec un auteur qu'il ne faut pas le lire, la lecture n'est pas une aventure lisse, c'est aussi une promenade avec des -troubles. "


En tant que militante politique, c'est vers les écrivains que vous vous -tournez quand vous traversez un " moment de tourment ", vraiment ?

Oui, souvent ce sont les écrivains qui viennent à la rescousse, et souvent aussi ce ne sont pas ceux auxquels je m'attends. Il y a eu ces moments, à l'Assemblée nationale, où je me suis battue en citant Emmanuel Levinas, Antonio Machado, René Char. Mais cela m'arrive aussi en meeting. En fonction du lieu où je me trouve et du positionnement de la candidate ou du candidat que je viens soutenir, ce qui me vient est un roman, un poème ou parfois une chanson. Je ne me souviens pas de situation traumatique. D'abord parce que je suis difficile à traumatiser… et puis aussi parce que, comme les écrivains me sauvent, je n'ai jamais le sentiment d'avoir été vraiment en péril. Elle vient de là, mon immense gratitude à leur égard : je n'ai pas à les -appeler, ils me viennent spontanément dans la bagarre !


Qu'est-ce que vous lisez, en ce -moment ?

Je lis ou relis toujours plusieurs choses en même temps. Je relis Hommage à la Catalogne, de George Orwell - 1938 - . Je lis aussi les textes en prose d'Ossip Mandel-stam - " Le Monde des livres " du 16  mars - . Et je lis Karman, de Giorgio Agamben - Seuil, 144 p., 16 € - , un livre assez troublant, où le philosophe parle de l'acte, de l'action, et renvoie à une question essentielle, celle de la responsabilité individuelle et de la décision de justice. Ce sont des choses que je rappelais déjà aux magistrats quand je leur disais qu'ils jugent leurs égaux, même si je ne suis pas sûre que plus de 10  % de ceux qui m'écoutaient entendaient. Moi, prendre une décision sur les libertés peut me tourmenter de façon presque pathologique. Cela ne veut pas dire qu'on ne doit pas sanctionner, on m'a fait de mauvais procès là-dessus, je suis beaucoup plus sévère que la moyenne, le laxisme est la dernière chose qui colle à mon caractère. Mais c'est quand même toujours troublant de juger ses égaux, il faut le faire en ayant conscience que c'est ce qu'on fait.


Dans " La Grande Etrangère " (Editions de l'EHESS, 2013), le philosophe Michel Foucault écrit que chaque acte littéraire nouveau implique plusieurs " tentatives d'assassinat ", à commencer par le refus que les autres puissent faire de la littérature. Encore un beau point -commun avec la politique…

En politique, la plupart de ceux qui " tuent " ne sont pas imprégnés de littérature. Enfin… je dis ça et je pense tout de suite à François Mitterrand, qui était à la  fois un amoureux de la littérature et un  serial killer : la façon dont il a tué Michel Rocard relève de l'œuvre d'art… Le monde politique est intrinsèquement violent, il y a des gens qui vous écorchent, d'autres qui vous étranglent, d'autres qui vous torturent, qui vous font mourir à petit feu. Il y a les meurtres minables entre sixièmes couteaux, et puis il y a les grands meurtres spectaculaires. Au sommet de l'Etat, l'assassinat politique relève, hélas, de l'ordinaire.


Quand vous étiez au pouvoir, vos -détracteurs ont installé la suspicion sur votre amour des écrivains, insinuant que votre lyrisme littéraire compensait une forme d'impuissance -politique… " Assez folâtré, il est temps  que je vous dise… ", écrivez-vous aujourd'hui. Oui, dites-nous…

Cela m'indiffère. Dans les six mois qui ont suivi mon départ - le 27  janvier 2016 - , il y a eu partout des articles pour expliquer la réforme pénale que j'avais mise en place. J'ai quand même défendu 31 textes à l'Assemblée et au Sénat, malgré pas mal d'entraves. J'ai agi. J'ai tellement agi que soit on essaie de consolider mes réformes, soit on essaie de les démanteler en douce. Le temps est mon allié, il me rendra justice. Le ministre de l'intérieur de l'époque était hostile à la réforme pénale, il s'est même arrangé pour que ça se sache en faisant fuiter sa lettre. Eh bien, elle est appliquée depuis presque quatre ans maintenant. La seule chose, c'est la réforme de la justice des mineurs, que je n'ai pas eu le temps de mener à bien. Je n'ai pas envie d'expliquer que l'action peut être belle, esthétique, aux gens qui ne comprennent pas cela. Chaque fois, c'est la litté-rature qui m'éclaire sur les lieux où la -parole est pertinente, et ceux où elle est gaspillée. Au moment de la loi sur le mariage pour tous, j'ai refusé toute interview, j'ai passé deux semaines nuit et jour dans l'Hémicycle. Je n'ai pas non plus fait les matinales à la radio, j'ai sillonné le pays. Le drame, c'est que les femmes et les hommes politiques de ce pays ne réalisent pas à quel point il est -essentiel de se laisser envahir par la -littérature.


Quoi qu'on pense d'Emmanuel -Macron par ailleurs, quiconque est -attaché aux livres doit bien admettre qu'il rompt, sur ce terrain, avec ceux qui l'ont précédé : Sarkozy surjouait le poujadisme, Hollande précisait qu'il ne lisait pas de romans, tous deux avaient peur qu'on les associe à la littérature et qu'on fasse d'eux des intellectuels-coupés-du-réel… Or non seulement Macron n'a pas cette crainte, mais il se prévaut de son amour pour les livres et va jusqu'à affirmer qu'il aurait voulu être écrivain. Pour -quelqu'un comme vous, ça doit être une bonne nouvelle…

Sarkozy était dans une vraie violence. Quand il disait ses inepties sur La Princesse de Clèves, il déclarait la guerre à la littérature, à la beauté de la langue. Hollande, en proclamant sa volonté d'une " présidence normale ", a fait le choix de l'ordinaire, c'était sa manière de dire : " Je suis dans la moyenne, je vous ressemble. " Sauf que, évidemment, on ne demande pas à celui qui occupe la magis-trature suprême de ressembler à la moyenne. Je pense que c'était une grosse erreur, et pas seulement politique. Car il est faux de penser que les petites gens n'aiment pas la littérature. Chez les pauvres, on est plus attaché à la culture qu'aux beaux habits. Je le sais bien, moi qui viens d'un milieu modeste. Et j'ai voyagé à travers le monde, j'ai entendu des citations grecques fuser dans des bidonvilles d'Afrique du Sud. De ce point de vue, oui, je pense qu'il est bienvenu que le président de la République valorise les écrivains et soit attentif à la qualité de sa parole. Cela me réjouit pour la société. Le chef de l'Etat est celui qui a la visibilité maximale dans la société, les enfants de 3 ans le voient, l'écoutent, et cela exige de  lui qu'il habite la fonction. Et puis la France, c'est la France ! On ne peut pas être le président de ce pays sans avoir et avouer l'amour de la littérature. Ce serait un grand défaut, et Macron n'a pas ce -défaut-là. Tant mieux.
Propos recueillis par Jean Birnbaum
© Le Monde

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