Translate

vendredi 19 janvier 2018

Dans le bocage, " un jour historique "

19 janvier 2018

Dans le bocage, " un jour historique "

Explosions de joie, rires, fumigènes : les zadistes ont fêté leur victoire tout en revendiquant leur mode de vie

agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
Il est bientôt minuit sur la ZAD, la zone à défendre où aurait pu se construire un aéroport, et la question stratégique qui se pose à quelque 200 à 300 personnes, c'est où continuer la fête. Il était convenu d'arrêter à 23  heures avec les propriétaires de la grange de la Vache rit, au lieu-dit Les Domaines. Depuis le début de soirée, mercredi 17  janvier, " jour historique " – l'expression est sur toutes les lèvres – de l'abandon officiel par le gouvernement du projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, à une vingtaine de kilomètres au nord de Nantes, la musique, les danses et les embrassades agitent les corps.
Vins en cubi, bières, champagne, emplissent les gobelets. On trinque, on se sourit. Le rêve devenu réalité devient rave. Techno, rap, rock, et même Dalida, provoquent fusions et vagues dans ce lieu, en plein cœur de la zone, qui fut un quartier général, en particulier lors de l'opération d'évacuation César, à l'automne 2012. Mais mercredi soir, les dizaines de voitures qui encombrent les bas-côtés de la route ne sont pas là pour protéger fermes, cabanes et fortifications. Et les fumigènes qui dispensent leur halo rosé n'ont rien à voir avec les fumées de lacrymogènes souvent tirées dans le bocage.
" On passe dans la sérénité "Les nombreux visiteurs, qui marchent dans le noir pour rejoindre la grange, dans l'humidité et le froid de cette soirée d'hiver sont venus fêter l'abandon d'un projet contre lequel les plus anciens se battent depuis plusieurs dizaines d'années. Ce sont eux qui partiront les premiers. Il y a réunion, jeudi  18, et les sujets sont importants, notamment la mise en œuvre du nettoyage de la route départementale 281, la dernière totalement encombrée de chicanes et de barricades. Tout faire pour éviter que les gendarmes mobiles, en attente non loin, ne se rapprochent trop de la zone sensible. Les occupants n'ont que quelques jours pour envoyer des signaux à la préfecture.
Les plus anciens semblent les plus émus. Sylvain Fresneau, figure de la lutte paysanne, moustache à la José Bové, dont la ferme se trouve en face de la Vache rit, a écouté l'annonce du premier ministre avec sa famille et deux amis : " Ça a été une explosion de joie. " Quand Edouard Philippe, après des semaines d'un suspense entretenu jusqu'à la dernière minute, a prononcé la formule magique de l'abandon du projet et de la non-prorogation de la déclaration d'utilité publique, cela a été l'explosion de joie chez les dizaines de zadistes présents. La ritournelle fut reprise : " Il n'y aura jamais de macadam à Notre-Dame. "
Jean-François Guitton, agriculteur membre de la Confédération paysanne et du collectif Copain 44, installé hors de la zone, avait les larmes aux yeux : " On en a chié quand même. Depuis le temps qu'on tremble face aux menaces d'expulsion. On a gagné la première manche, la plus importante. On avait raison, ce n'est pas un projet du XXIe  siècle. On a sauvé 1 650 hectares de l'artificialisation. "
Une page se tourne avec cette victoire. " Il va falloir un peu de temps pour digérer, énonce Marcel Thébault, 59 ans, producteur de lait installé sur la zone depuis 1999. Du temps aussi pour que chacun se positionne sur la suite. Jusqu'à mercredi midi, j'étais expulsable du jour au lendemainLà, on change de régime, on passe dans la sérénité. On redevient des occupants parfaitement légaux sur nos terres et dans nos maisons. "
Un zadiste, installé depuis sept ans sur le site, se dit aussi " très heureux ". La réouverture de toutes les routes du secteur à la libre circulation ? " On n'est pas contre s'il n'y a pas de menace d'expulsion. C'est ça qui va déterminer notre position. Mais comme les autorités ne peuvent pas détruire les habitats sans décision de justice, on est plutôt optimiste. "
" La solidarité continuera "Quid de l'avenir de la zone à défendre ? Mercredi soir, beaucoup y pensent. Certains confient leur angoisse de se voir expulsés dans quelques semaines. " Je vis là depuis plusieurs années, c'est ma vie ici ", confie un jeune qui choisit de s'appeler José. Il n'est pas agriculteur et craint d'être contraint de partir.
" Ce que j'ai compris des propos du premier ministre me convient, tempère Marcel Thébault. J'ai entendu qu'on allait laisser du temps aux gens pour s'adapter. Il y aura des négociations. Qu'il y ait besoin de conformité et de règles communes dans ce pays, c'est quelque chose que l'on peut comprendre. " Pour autant, impossible selon lui " d'aller vers une normalisation totale. Personne n'a envie de ça. Toutes les habitations créées ne peuvent pas disparaître. Il ne faut pas oublier que dans la lutte, on s'est tous protégés et renforcés. Demain, cette solidarité continuera. La ZAD restera aussi un lieu d'expérimentation avec, pour partie, des modes de vie décalés. "
Investi dans un projet de ferme expérimentale, un " Camille ", prénom que les zadistes déclinent à l'envi, annonce qu'il " poursuivra l'aventure ". " On restera hors cadre quoi qu'il arrive. On veut continuer à gérer ces terres avec les opposants historiques. Car ce qu'on y fait est bien mieux en termes expérimentaux, sociaux et économiques. "
L'exubérance ressentie sur les terres de Notre-Dame-des-Landes est loin d'être partagée ailleurs. Changement de décor et ambiance lugubre de l'autre côté de la Loire, au sud de Nantes, où se trouve l'actuel aéroport de Nantes-Atlantique, celui-là mêmequ'il faut désormais réaménager. Résidant à Saint-Aignan-de-Grand-Lieu, commune de 3 850 habitants dont l'entrée se situe à 1,7  km du seuil de piste de l'aéroport, Marc Barillère, l'un des porte-parole du Collectif citoyen engagé pour le transfert de l'aéroport, est " sous le choc ".
L'ancien chef de projet informatique de 67 ans avait été invité par le maire de Saint-Aignan-de-Grand-Lieu à suivre l'annonce du premier ministre en direct. " Cela a été la stupéfaction et la consternation, dit Marc Barillère. Des gens ont crié leur colère et leur désespoir. Cette décision est intolérable si on pense aux vies sacrifiées. C'est un déni de démocratie, un déni de justice, un déni de la parole donnée et un déni de la santé des populations survolées. "
Le premier ministre, cingle-t-il, a signé " l'anéantissement de tout projet de grand aéroport dans l'Ouest. Car il ne faut pas se leurrer : il y aura des dizaines et des dizaines de recours contre toute opération d'aménagement ". Le militant réclame d'ores et déjà des mesures de délaissementafin que les habitants qui désirent quitter leur maison puissent être indemnisés correctement. Les aides à l'isolation phonique ? " Un pis-aller, balaie-t-il. C'est quand même fou de se retrouver presque à la campagne et ne pas pouvoir sortir de chez soi. "
Dans la soirée, Marc Barillère devait retrouver ses amis partisans de la création d'un nouvel aéroport : " On a besoin d'évacuer cette tristesse infinie. Il n'y aura pas de champagne mais sans doute quelque chose pour oublier. " Autre ambiance…
Rémi Barroux, et Yan Gauchard
© Le Monde

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire