Un critique littéraire a beau recevoir des livres par tombereaux, il y a toujours des choses qu’il rate et parfois c’est tout bêtement à la bibliothèque municipale du coin qu’il découvre avec retard un petit bijou. C’est ainsi que, dans celle de Montreuil, j’ai emprunté un peu au pif « Un monde plus sale que moi », de Capucine Delattre (La Ville brûle). Je l’ai dévoré en deux jours et depuis il me poursuit. J’ai interrogé mes ami·e·s des pages Livres du « Nouvel Obs », qui m’ont confirmé que le roman leur avait échappé à sa parution en septembre 2023. Je profite donc de cette fin d’année pour combler cette lacune.
Première chose à savoir : Capucine Delattre, 24 ans, raconte l’histoire d’Elsa, 17 ans et sa première relation amoureuse. Cela se passe à l’automne 2017, c’est du tout récent, du tout neuf, comme un fragment de vie à peine sorti du four, on a un peu l’impression de lire le journal intime d’une grande ado. Mais, deuxième trait marquant, c’est très bien écrit, avec des métaphores puissantes : parfois, quand le récit fait du surplus, on est rattrapé par une formule audacieuse et on se dit : « mais oui, elle a raison, c’est comme ça qu’il faut dire les choses ». Enfin, on l’aura compris, c’est de l’autofiction à 200 %, où l’exercice de lucidité se mêle à une immense sensation de flottement. Équilibre difficile, que l’autrice tient jusqu’au bout.
Mais surtout, c’est un récit #MeToo. Ou plus exactement, un récit sur #MeToo. On y découvre comment la déflagration #MeToo permet à une jeune femme de comprendre ce qui lui est arrivé. C’est qu’Elsa tenait à « être en couple » et, pour ça, elle était prête à simuler l’orgasme. À faire l’amour sans envie. À écraser ses doutes. Des doutes que le garçon, Victor, n’a pas vu, tout occupé qu’il était à exécuter l’opération pour lequel il a été programmé : pénétrer. « J’aurais presque voulu que Victor soit un grand vicieux, ou même un petit vicelard. (…) Il y a un soulagement sans nom à pouvoir coller, dans le grand livre des disputes et des gens déçus, les étiquettes des gentils et des méchants. Mais Victor n’était qu’un garçon. Il a disposé, sans comprendre qu’il imposait. Et il a consommé, parce que c’est facile, quand on est un homme. »
Nous suivons donc, par le menu, la lente prise de conscience par Elsa. Mais comment sort-on d’un aveuglement ? C’est là que la date du récit prend son importance : l’automne 2017, c’est l’explosion de #MeToo. Sur les réseaux sociaux surgissent des témoignages, des mots nouveaux qui vont faire bouger Elsa. Perdue dans l’entrelacs de ces normes sociales si faciles à confondre avec des désirs, la narratrice va finir, grâce à #MeToo, par faire le tri. Par se trouver elle-même. #MeToo est ici, littéralement, un acteur, un adjuvant narratif, un opérateur de dévoilement.
Au croisement du politique et de l’intime, « Un monde plus sale que moi » est un roman de formation porteur de trouble. Etre tombé dessus par hasard n’en est que plus troublant.
Eric Aeschimann
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