- Le Figaro : Pourquoi avoir créé la Fondation Res Publica en 2004 ? Quels objectifs poursuivez-vous à travers elle ?
Jean-Pierre Chevènement : Au lendemain du 21 avril 2002, une campagne a été lancée pour me faire porter le chapeau de l’échec de Lionel Jospin. La Fondation Res publica, reconnue d’utilité publique, a été un moyen de s’élever au-dessus de ces contingences politiques et de se réinscrire dans le temps long. Cela s’est vu dès notre premier colloque, « Les États-Unis et le reste du monde », qui faisait suite à l’invasion de l’Irak par les troupes américaines dès 2003.
Nous avons tâché de renouer avec les débats politiques par la grande porte, sur la politique étrangère et la défense, mais aussi sur des sujets intérieurs que j’avais reconnus comme ministre : l’Éducation nationale, la recherche et l’industrie, la sécurité, les enjeux d’immigration et d’intégration. Je n’ai jamais cru en effet qu’on pouvait faire de la politique en dehors du débat d’idées, d’autant plus à un moment où Jacques Chirac et Lionel Jospin se prononçaient pour la même politique, par exemple en matière énergétique, mettant en péril l’indépendance de la voix de la France. Depuis vingt ans, notre Fondation, aujourd’hui présidée par Marie-Françoise Bechtel, continue d’œuvrer à la recherche, à l’influence auprès des décideurs et à l’éducation des citoyens.
- Le Figaro : Joachim Le Floch-Imad, pourquoi avoir accepté en 2020 la direction de la Fondation Res Publica ? Que représente Jean-Pierre Chevènement pour vous et votre génération ?
Joachim Le Floch-Imad : J’y ai vu le prolongement logique de mes engagements à Sciences Po, comme président de « Critique de la raison européenne ». Cette association faisait vivre, non sans anticonformisme, le débat sur les enjeux de souveraineté. Rejoindre la Fondation Res Publica m’a par ailleurs permis de côtoyer Jean-Pierre Chevènement, dont j’ai toujours apprécié la puissance visionnaire, le courage et la conception, devenue rare, de l’engagement politique : agir en homme de pensée et penser en homme d’action.
Né en 1996, je n’ai connu comme perspectives que le déclassement et l’affaissement dans lesquels quarante ans de renoncements ont plongé notre nation. J’observe néanmoins autour de moi que nous sommes nombreux à refuser de baisser les yeux face au cours des choses. L’histoire est un « cimetière d’élites », disait le sociologue Vilfredo Pareto. Il y a urgence à voir se constituer une élite de substitution, non pour perpétuer artificiellement un système politique malade mais pour redresser la France. La jeune génération jouera un rôle prépondérant dans la mesure où elle compte une pléthore d’individus patriotes, imperméables aux vieux dogmes et désireux d’oser ce que leurs aînés n’ont pas eu le courage d’entreprendre. La boussole chevènementiste demeure pertinente pour y aider.
- Le Figaro : Vous avez été au cœur de la bataille contre le traités de Maastricht et le projet de constitution pour l’Europe. Quels reproches adressez-vous à l’UE aujourd’hui ?
Jean-Pierre Chevènement : J’ai vu, dès sa conception, que le traité de Maastricht allait priver la France, comme le reste de la zone euro, de sa souveraineté monétaire. Les Européens n’ont pas su éviter le ralentissement de la croissance et leurs économies, du fait de la concurrence interne, n’ont cessé de diverger. Il a fallu attendre 2012, et surtout 2015, pour que le président de la Banque centrale, Mario Draghi, mette un peu de bon sens dans le dispositif en prenant des mesures correctives plus favorables à l’investissement.
En 2020, le Plan de relance européen a permis à l’Europe de lever un emprunt collectif dont je me suis réjoui. Mais trois ans plus tard, force est de constater que nous sommes revenus aux critères de Maastricht, indépendamment des besoins propres à chaque pays, et que l’incertitude revient en Europe. Les Allemands sont par exemple confrontés à une crise sévère liée à la fois au prix exorbitant de l’énergie, au fait que les États-Unis n’entendent pas payer pour leur défense et à la fermeture des marchés américains et chinois à leurs produits. Même le chancelier Olaf Scholz en vient à s’interroger sur la pertinence du frein à l’endettement !
Joachim Le Floch-Imad : Il y a un triomphe verbal de nos idées. On ne risque plus la mort sociale lorsqu’on fait l’éloge de la souveraineté, des frontières ou du protectionnisme. La technostructure et les politiques publiques bougent néanmoins très lentement et notre modèle productif s’effondre. Le PIB potentiel des États-Unis a augmenté de 19 % depuis 2019, tandis que celui de la zone euro a reculé de 4 % ! Lorsque Ursula von der Leyen confie les portefeuilles stratégiques de l’énergie et de la transition écologique à des antinucléaires, nous obtempérons. Nous demeurons sous la férule de règles européennes court-termistes, subissons la concurrence des pays à bas coûts et, sur le Mercosur, on voit l’absurdité d’avoir fait de la politique commerciale une compétence exclusive de l’UE.
Les choses ne vont pas mieux au niveau national, où la situation des comptes publics entrave les nécessaires investissements. Le caractère excessif des prélèvements obligatoires, des impôts de production et du coût de l’électricité grève notre compétitivité, interdit l’innovation et ruine nos entreprises. Nous sommes enfin les champions en matière de surtransposition de normes et de bureaucratie, cette dernière nous coûtant, selon une étude du CESifo, près de 4 % de PIB par an ; 66.000 défaillances d’entreprises ont eu lieu cette année ; 32.000 emplois dans le secteur automobile viennent de disparaître en Europe. Et une vague de plans sociaux nous attend. À la fin, ce sont les classes populaires et moyennes, les Français travailleurs mais à l’euro près, qui paient l’addition.
- Le Figaro : En 2022, vous avez soutenu un européiste convaincu, Emmanuel Macron, alors que votre logiciel politique semble aux antipodes. Pourquoi ? Le regrettez-vous ?
Jean-Pierre Chevènement : J’ai pensé, en février 2022, que compte tenu des inflexions qu’Emmanuel Macron avait données à sa politique à partir du début de la crise du Covid, à savoir sa volonté de reconquérir l’indépendance industrielle, agricole, énergétique et technologique de la France, ce choix pouvait être pertinent. J’ai néanmoins rappelé d’emblée que ce soutien n’était pas un blanc-seing, notamment en matière de construction européenne.
Il aurait difficilement pu en être autrement dans la mesure où, comme partisan d’une Europe des nations, j’avais combattu le traité constitutionnel en 2005, rejeté par 55 % des Français avant que le congrès de Versailles permette la ratification du traité de Lisbonne, instaurant sur les grands choix européens un parfum d’illégitimité. La politique est faite de paris et il n’y a pas de pari sans risque. La seule chose qu’on puisse me reprocher, c’est d’avoir accordé ma confiance « en dynamique », avec par exemple une conséquence heureuse : la relance du nucléaire et le rachat par EDF des turbines Arabelle.
Joachim Le Floch-Imad : Après les législatives, le dialogue entre les chevènementistes et l’ex-majorité présidentielle s’est rapidement rompu, dès les premières lignes rouges franchies, par exemple sur les concessions faites à Bruxelles sur le vote à la majorité qualifiée ou la fuite en avant dans l’élargissement de l’UE.
Qui est Emmanuel Macron ? L’auteur du discours des Mureaux sur le séparatisme islamiste ou l’ami de Yassine Belattar, entrepreneur identitaire à la rhétorique proche de celle des Frères musulmans ? Celui qui donne sa confiance pendant cinq ans à Jean-Michel Blanquer ou le déconstructeur de la laïcité qui nomme Pap Ndiaye à l’Éducation nationale ? L’homme qui explique au Point qu’il faut « réduire significativement l’immigration » ou celui qui vide de sa substance la loi Immigration pour maintenir quoi qu’il en coûte des appels d’air dont les Français ne veulent plus ? Celui qui nous enjoint à être fiers de notre histoire et appelle la France à « rester la France » ou le thuriféraire de la repentance qui parle de « crime contre l’humanité » en Algérie et déplore nos « responsabilités » au Rwanda ? Emmanuel Macron a autant de discours et de visages qu’il a d’interlocuteurs. Il restera pour moi une énigme.
- Le Figaro : Votre Fondation a mis au cœur de ces travaux, aux côtés de l’ex-secrétaire général du Conseil constitutionnel Jean-Éric Schoettl, la question du gouvernement des juges et du devenir de nos institutions. En quoi est-ce un enjeu déterminant ?
Jean-Pierre Chevènement : En tant que républicain, on ne peut pas approuver tout ce qui remet en cause la suprématie de la loi. Nous sommes particulièrement vigilants sur les dérives liées aux jurisprudences évolutives du Conseil d’État, du Conseil constitutionnel, de la Cour de cassation et plus encore de la Cour de justice européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme. Il y a là un mécanisme pervers qui sape le contenu même de la démocratie.
Personne ne peut souhaiter l’échec de François Bayrou. Je suis néanmoins particulièrement surpris d’entendre que l’Élysée, le gouvernement et le Parlement seraient prêts à se lier les mains et à mettre en congé des outils aussi essentiels que le 49.3, la censure et la dissolution. À quoi bon alors avoir une Constitution ? On confond la stabilité des institutions et la paralysie de principe, comme si celle-ci était à la hauteur des défis vertigineux qui pèsent sur le pays.
Joachim Le Floch-Imad : Depuis l’arrêt Société des cafés Jacques Vabre de 1975 (un arrêt de la Cour de cassation qui reconnaît la primauté du droit international sur la loi, ainsi qu’un contrôle de conventionnalité inédit par le juge, NDLR), confirmé par le Conseil d’État en 1989 avec l’arrêt Nicolo, la France a vécu une révolution juridique. La notion dévoyée d’État de droit est par ailleurs devenue un prétexte à des décisions arbitraires et antidémocratiques.
Par leur interprétation idéologique de principes abstraits et non définis, les juges, les ONG et les lobbies font passer les libertés subjectives et les revendications catégorielles avant l’intérêt général, sans qu’aucune volonté politique ne leur soit opposée. Marceau Long, ancien vice-président du Conseil d’État, a un jour expliqué qu’on « ne résistait pas à l’air du temps ». À rebours de ce fatalisme, Jean-Éric Schoettl propose de modifier les articles 55 et 88-1 de la Constitution pour permettre à la loi nationale de recouvrer, si elle l’entend, sa supériorité sur le droit européen et international. Ce débat doit avoir lieu.
- Le Figaro : Il est beaucoup question de l’école dans l’ouvrage. Une refondation de celle-ci est-elle possible ?
Joachim Le Floch-Imad : Notre système éducatif fait face à un délitement protéiforme. Le niveau scolaire s’effondre. L’autorité des maîtres cède face à l’utilitarisme, l’obscurantisme ethno-religieux et les 100.000 menaces et agressions annuelles à leur endroit. Le préceptorat familial fait son retour sur fond de panne de l’ascenseur social. La crise des vocations bat son plein, comme le montre la division par deux en quinze ans du nombre d’inscrits au CAPES, et nos professeurs sentent qu’ils ne bénéficient plus de la reconnaissance et des moyens de leur mission.
Comment pourrait-il en être autrement ? Souâd Ayada montre avec force, dans l’ouvrage, que le lien substantiel qui unissait notre nation à son école, s’est déchiré. Celle-ci n’est plus un sanctuaire mais le réceptacle des fractures, de l’individualisme, des idéologies déconstructionnistes et de la violence du corps social. À ces maux, s’ajoutent des dérives internes à un système éducatif où l’ignorance a été érigée en vertu et la transmission en péché. Émiettée dans ses finalités et privée de cap comme d’incarnation politique, notre école voit les ministres se succéder à un rythme éclair et échouer face aux résistances de la rue de Grenelle et des syndicats qui brandissent la « liberté pédagogique » comme un mantra les dispensant de mettre en œuvre les réformes.
La France vaudra demain ce que vaut son école aujourd’hui. L’heure n’est plus à la politique des petits pas mais au virage à 180 degrés : recentrage sur les fondamentaux ; réécriture des programmes ; reconstruction de la valeur certificative des examens ; revalorisation de la voie technique et orientation plus précoce ; refonte de la formation des maîtres ; réaffirmation de l’autorité. Il n’y a plus de temps à perdre. Il est minuit moins une.
- Le Figaro : Jean-Pierre Chevènement, on vous a parfois qualifié de « national-républicain ». À l’inverse, certains vous reprochent de parler de la République pour évincer la France. Que leur répondez-vous ?
Jean-Pierre Chevènement : Pour lutter contre le communautarisme, nous devons donner une définition rigoureuse des concepts et être intransigeant sur notre conception de la nation civique. Un Français, c’est un citoyen français, rien de plus, rien de moins, dès lors qu’il adhère au corpus profond de la France. C’est la seule manière d’éviter un certain nombre de dérives manifestes chez les gens qui ne parlent de la France que pour éviter d’avoir à parler de la République, pour retourner le procès fait aux républicains.
Joachim Le Floch-Imad : Il est absurde d’opposer la République et la France. « La République une et indivisible, c’est notre royaume de France », disait Péguy. J’en veux beaucoup à ceux qui, au pouvoir, n’ont cessé de brandir les « valeurs de la République » tout en désarmant l’État et en faisant preuve de la pire des faiblesses. C’est à ces gens-là, qui sont moins des républicains que des démocrates au sens anglo-saxon, qu’il faut demander des comptes.
Pour redresser la France en réparant la République, il faut faire preuve de réalisme face aux forces qui nous en veulent. Par le haut, avec le supranationalisme effréné. Par le bas, avec la différenciation et l’ethno-régionalisme. Mais aussi de l’extérieur. Je pense aux altérations profondes que produit, en tout domaine, une immigration mal ciblée qualitativement et hors de contrôle quantitativement. Depuis 2017, tous les records d’octroi de titres de séjour et d’accueil de demandeurs d’asile ont été battus. Cette immigration met en péril nos dispositifs de solidarité collective, fait pression sur nos services publics, dégrade notre situation sécuritaire, mine la confiance sociale et rend la France culturellement inhospitalière à elle-même. C’est un enfant de l’immigration extra-européenne, qui sait sa dette à l’égard de l’assimilation, qui vous le dit !
- Le Figaro : Croyez-vous le sursaut possible ?
Jean-Pierre Chevènement : Oui, je le crois de toutes mes forces. La France n’est pas finie, à condition qu’elle retrouve et redonne confiance en elle-même. Il y a dans cet ouvrage collectif des munitions pour l’avenir.
Source : Le Figaro
Jean-Pierre Chevènement |
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