Les tronçonneuses libertariennes
« Faudra-t-il un Donald Trump, un Elon Musk ou un Javier Milei en France pour arrêter ce délire ? » Le « délire » en question, ce serait « les normes et la fiscalité des entreprises ».Ces propos tenus ces derniers jours sur un réseau social sont ceux de M. Pierre Gattaz, ancien président du Medef, postant pour les accompagner une vidéo du député d’extrême droite Jean-Philippe Tanguy en train de fustiger lesdites normes et fiscalité. Parallèlement, un quarteron de responsables de grandes entreprises – Luc Remond (EDF), Xavier Niel (Iliad) et Jean-Laurent Bonnafé (BNP Paribas) – porte la même charge sur les mêmes thèmes, rejoints rapidement par Patrick Pouyanné (Total). La nature nouvelle de cette mobilisation du grand patronat doit nous interpeller et nous inquiéter. Elle s’inscrit dans un mouvement plus large de mutations du capitalisme mondialisé et financiarisé.
Elle est la manifestation du dépit de ces gestionnaires directs du capital qui ont perdu leur ministre de l’Économie, lequel s’était engagé à faire voter une loi dite « Pacte 2 » visant à détruire une multitude de normes sociales, environnementales ou de règlements d’urbanisme.
C’est la même orientation qui a conduit les syndicats agricoles de droite à détourner la colère paysanne de la revendication de « prix planchers à la production » pour aller porter au cœur des villes des mots d’ordre contre « les normes » sur les fourches à fumier des tracteurs. Dans un gigantesque tête-à-queue confusionniste, ces syndicats ont récemment organisé de petits commandos qui se sont attaqués à l’Institut national de la recherche agronomique et environnementale (Inrae) et à l’Office français de la biodiversité (OFB), aux locaux départementaux de la Mutualité sociale agricole (MSA), leur sécurité sociale, et aux parlementaires qui ont fait chuter le précédent gouvernement de droite. Ce dernier croyait pourtant être quitte en remplaçant le débat sur la juste rémunération du travail par l’octroi de quelques miettes de pain rassis qui n’empêche les souffrances de durer. Pourtant, ce sont bien les « normes » sociales et environnementales qui permettent de combattre le traité de libre-échange entre les pays de l’Union européenne (UE) et ceux du Mercosur.
On peut discuter et critiquer les excès de paperasserie et de bureaucratie. On peut certainement simplifier la vie sans aggraver les précarités et les insécurités, et sans sacrifier la vie sur la planète. Mais ces diatribes aujourd’hui contre les « normes » ont un autre objectif : Garantir une totale liberté au capital – contre le travail et la nature.
Ces nouvelles attaques de la haute bourgeoisie brillent comme une lame de poignard dans la pénombre de la forêt capitaliste contre l’État social, le Code du travail, la Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, la protection des consommateurs et des biens collectifs, les services publics, le droit à la santé, à l’éducation et à la culture, contre l’ensemble des préconisations de toutes les COP Climat et Biodiversité. Les seules « normes » que promeut le capitalisme financiarisé et mondialisé sont celles de la concurrence libre qui écrase partout les travailleuses et travailleurs tout en saccageant tout le vivant.
Dans ces conditions, il est vain et illusoire d’attendre du président de la République et de ses affidés le moindre geste qui conduise à l’abrogation de la contreréforme des retraites, voire même à une atténuation de ses plus négatifs effets après l’organisation du bal des hypocrites, baptisé « conférence de financement ». On a vu comment, sur les bancs parlementaires de ce que l’on appelle improprement le « bloc central », a été torpillée la proposition de passer le droit à la retraite à 62 ans. Leur seule question, aujourd’hui, est d’aller plus loin en développant la capitalisation. Le rejet majoritaire de la loi des 64 ans doit par conséquent se transformer – en osmose avec les comités du nouveau front populaire - en un mouvement majoritaire qui deviendrait, dans la période, irrésistible. Après la censure parlementaire, la censure populaire devient possible.
C’est indispensable face aux rafales de vents mauvais qui se transforment désormais en un ravageur cyclone contre toute régulation, y compris celles que le capitalisme tolérait jusque-là pour gagner la paix sociale. Il est donc urgent de sonner l’alarme et d’organiser la contre-offensive sociale, politique et idéologique.
Les milieux d’affaires et la presse qui les soutient vantent de plus en plus les odieux mérites de M. Milei, président de l’Argentine, qui se targue d’utiliser une tronçonneuse pour réduire les dépenses sociales et les services publics. Aux États-Unis, M. Trump confie à Elon Musk le soin de mettre à bas la « bureaucratie fédérale et toutes les agences de régulation ». Ces deux personnages constituent la base avancée de ce que l’on dénomme « le capitalisme libertarien ». Ils ne sont pas isolés. Le ministre démissionnaire de la Fonction publique, le macroniste M. Kasbarian, s’était précipité sur X le 13 novembre dernier en adressant à un Musk, équipé de sa propre déchiqueteuse des rares services publics nord-américains encore existants, le souhait de « partager [avec lui] les meilleures pratiques pour lutter contre l’excès de bureaucratie ». Et, dans le journal Le Figaro du 18 décembre M. Ciotti annonce qu’il prépare une « grande loi tronçonneuse » ajoutant que son parti l’UDR assume son « inspiration dans les grandes réformes libérales…défendues aujourd’hui par Javier Milei, Elon Musk ou Donald Trump… »
À la Commission de Bruxelles et au Parlement européen, main dans la main, droites et extrêmes droites européennes ont entrepris d’annuler tous les dispositifs qui limitent l’usage des pesticides, et détricotent tous les aspects positifs du « pacte vert » censé faire de notre continent un exemple dans la transition environnementale au service du vivant. Tels sont les modèles du grand patronat français qui s’agitent. Et l’ancien président de la Banque centrale européenne, M. Draghi, chargé d’un rapport pour relancer « la compétitivité européenne », s’alarme de l’inquiétant décrochage des valorisations boursières des entreprises européennes, comparé à celles des oligopoles nord-américains. Autrement dit, son souci n’est pas le travail et les biens communs. Il appelle à réussir ce qui s’apparente à la seconde génération de la financiarisation déjà engagée. Le mystère qui entoure l’augmentation subite de la dette française fait évidemment l’affaire des marchés financiers qui s’en repaissent, grâce aux 60 milliards d’euros d’intérêt que va leur verser le Trésor français, contre les services publics, les collectivités et la protection sociale. L’accélération d’un certain nombre de plans de licenciement, subitement annoncés depuis l’été, participe aussi de cette financiarisation au détriment du tissu industriel et agricole, donc du travail vivant. Mieux encore, voici que dans des sphères de la droite et de l’extrême droite on traite le précédent budget préparé par M. Barnier de « socialiste » pour réclamer une saignée austéritaire de … 150 milliards d’euros. Deux fois et demie le budget de l’éducation nationale. Douze fois le budget de la culture. Seize fois le budget de la justice.
L’austérité renforcée, le moins d’état et la négation des modifications climatiques se lisent en ce moment dans le livre noir que nous renvoient les terrifiantes et abominables images du département de Mayotte. Faut-il avoir perdu jusqu’à son cœur pour soutenir cela ?
Cette nouvelle mutation du capitalisme fait naître en son sein de violentes contradictions, dont les travailleurs et les consommateurs sont les grands sacrifiés. Les mêmes qui réclament moins d’État et de normes sont ceux qui bénéficient de la part dudit État des exonérations sociales et fiscales une fois et demie plus élevées que le budget de l’Éducation nationale. Ce sont les mêmes qui ont bénéficié de 140 milliards d’euros de prêts garantis par l’État entre 2020 et 2022. Les entreprises du bâtiment et des travaux publics qui persiflent sur les « normes » sont aussi celles qui demandent une loi pour un nouveau produit d’investissement défiscalisé.
Cette nouvelle transformation du capitalisme international a besoin partout de nouveaux agencements politiques, notamment de l’alliance entre différentes nuances de droite et d’extrême droite, éventuellement rejointes par des fractions du social-libéralisme. C’est la tendance en cours aux États-Unis comme en Argentine, et dans plusieurs pays de l’Union européenne. C’est à cette aune qu’il faut analyser la situation politique française et l’organisation des gouvernements pour servir cette nouvelle stratégie contre l’immense majorité de la population.
L’appel des grands patrons est symptomatique. Et la sortie de Xavier Niel le 3 décembre au journal des milieux d’affaires, l’Opinion, est d’une limpide clarté : « Quand même, un truc hallucinant, c’est que, ces derniers jours, vous avez l’impression que […] le seul raisonnable sur le soutien aux entreprises, c’est Jordan Bardella. », s’exclame-t-il. Voici que se raffermit donc le mariage de l’ultralibéralisme le plus décomplexé, des milieux d’affaires et de l’extrême droite dans un discours populiste libertarien dont Musk, Trump et Milei sont les figures de proue.
Cette doctrine libertarienne en émergence se marie et dépasse le néo-libéralisme dans la réduction du rôle de l’État. Elle s’appuie sur la révolution informationnelle pour la dévoyer en poussant le capitalisme de plateforme, ce nouvel asservissement de l’homme par l’homme. Elle valorise les réseaux dits sociaux aux seules mains de quelques magnats du capitalisme dont Musk en personne ; ces lieux où l’on peut tout dire dès lors que cela éloigne de la science, du raisonnement et des faits. Elle fait miroiter la richesse avec les crypto-monnaie pour la spéculation. Elle déshumanise la civilisation humaine avec les théories sur le Trans humanisme.
Leur cheval de bataille est de dépecer l’Etat. Leur « État minimal » combat toutes les solidarités collectives et n’a pour fonction que de protéger la propriété privée, quitte à réduire les libertés civiques et démocratiques. Soucieux d’élargir leurs sources de profit, ces acteurs financiers achètent pour dépecer et revendre, comme dans le cas du Doliprane ou d’Arcelor Mittal. En osmose totale avec les secteurs de l’armement, des énergies fossiles, du phytosanitaire, du béton ou des métaux rares, ils considèrent la nature rien d’autre que comme une marchandise à acheter et à vendre. On comprend mieux pourquoi ils combattent les « normes » et le droit qui, selon eux, sont des remparts aux « laisser-faire » et sont incompatibles avec les intérêts des majors du pétrole et des sociétés extractivistes, qui rongent le sous-sol et les corps de travailleurs et d’enfants en Afrique et – encore plus demain – dans les pays du Mercosur. Ils envisagent froidement que les guerres économiques en cours puissent se transformer en guerres armées.
Pour défendre leurs intérêts économiques, ils occupent les institutions, comme aux États-Unis ou en Argentine, et construisent de nouvelles alliances, comme en Italie ou en Hongrie. Et ce qui se passe en Roumanie ne doit pas nous laisser indifférents.
Ce moment se rapproche en France, si nous n’y mettons pas un coup d’arrêt. Pour pérenniser leur domination, ils investissent la sphère des idées, de l’information et de la culture. Ainsi fleurissent les chaînes de télévision en continu, les radios, des instituts d’études et de formation, comme celui du milliardaire Pierre-Édouard Stérin, Périclès (voir l’Humanité du 18 juillet 2024), ils vont jusqu’à racheter une école de journalisme, et développe des activités présentées comme de cultures historiques comme celles du Puy du Fou.
Ainsi les fusions politiques en cours et les prises de parole des représentants des puissances d’argent s’inscrivent-elles dans cette mutation du capitalisme à dominante financière qui s’appuie sur les soucis des familles populaires et des plus démunis, sur l’empilement inintelligible de structures administratives pour pousser en avant un dangereux projet d’extrême droite.
Aurait grand tort celle ou celui qui refuserait de voir ces crans supplémentaires dans un capitalisme décomplexé, sans entrave et militarisé.
Le mot « compromis » n’est pour lui et ses mandataires, hébergés sur les moquettes des conseils d’administration des grandes multinationales et sous les lambris des palais de la République, qu’un vulgaire gargarisme. Un paravent pour détourner les colères des classes populaires, en leur faisant miroiter une fuite en avant mortifère dans une promesse « radicale-dé régulatrice ». Le peuple travailleur en serait la première victime puisqu’il serait vite privé de toutes les protections auxquelles il aspire, pour lesquelles il s’est battu et que lui confère la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
À ce degré de la bataille idéologique, à ce degré des contradictions intra capitalistes conduisant à la barbarie, les forces démocratiques et progressistes ont devant elles un immense chantier pour porter un nouveau contrat social, écologique, démocratique et de paix. Là, est l’utilité du nouveau front populaire large, ouvert, ancré au cœur des territoires des villes et des villages, et au sein des lieux de création de richesses que sont les entreprises.
Aux appels du capitalisme libertarien à l’individualisme opposons le commun. Au libertarisme de la tronçonneuse contre nos services publics, nos retraites et la protection sociale, contre le statut de la fonction publique, contre l’éducation nationale et la culture, contre l’État social à même de juguler les dérèglements climatiques et l’assèchement de la biodiversité, il est devenu urgent d’opposer les intérêts communs, une vision des « communs », une politique du « commun » – du latin communis – commun universel-ou processus communiste, dont les travailleuses et travailleurs doivent être les maîtres de bout en bout.
Dès maintenant nous sommes face à cette alternative !
18 décembre 2024.
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