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lundi 23 septembre 2024

Lu sur le blog de Jean-Luc Mélenchon : Eichmann et les téléphones piégés du Liban....... - le 22.09.2024

 


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Eichmann et les téléphones piégés du Liban

 
 
 
 
 
 

Mardi 24 septembre, je suis convoqué au commissariat pour répondre d’une plainte en injure publique contre le président de l’université de Lille en avril dernier. La plainte vient d’une ministre de Macron dont j’ai oublié le nom – à vrai dire je crains de ne l’avoir jamais connu. Elle a porté plainte contre moi il y a six mois et la convocation arrive dans le même temps où quatre autres de mes camarades sont eux aussi convoqués pour divers feuilletons de la répression politique au long cours habituelle en France macroniste. Elle m’accusait d’« injure publique » pour avoir pris à partie le président de l’université de Lille quand il m’avait interdit de conférence avec Rima Hassan à la faculté de Lettres pendant la campagne européenne. Cette interdiction, condamnée par les enseignants de cette faculté, était bien sûr sans objet. Mais pas sans cause. Non pas la menace de violences alléguées. Mais plutôt la demande du président de la région, l’ex-futur-Premier ministre Xavier Bertrand, et de quelques autres exaltés de la défense inconditionnelle de Netanyahu. Dont la député macroniste du secteur. Le journal « Le Monde » s’en était rengorgé en plein soutien de l’interdiction qui était faite de tenir cette conférence à la faculté de Lille. Un tamtam utile à nos concurrents à l’élection européenne alors en cours. Ceux-là en effet bêlaient tous en cadence contre mon ignominie. Bien sûr sans un mot pour celle que subissaient déjà les Palestiniens depuis six mois. Bien sûr ces bonnes âmes n’avaient pas mentionné que, si je parlais dans la rue, c’est après que le préfet m’ait, lui aussi, interdit la conférence dans une salle publique. Bien sûr sans davantage de raison qui ait intéressé le porte-plume officiel. Surtout, il n’avait rien dit du thème de la conférence. Je le raconte ici car c’était à l’époque le comportement fièrement affiché par tout le milieu médiatique français : invisibiliser la résistance au massacre à Gaza, flétrir les opposants, aider à diffuser l’accusation d’antisémitisme à toute personne n’acceptant pas de répéter la propagande des soutiens inconditionnels à Netanyahu. Depuis lors, cette participation au silence devant l’horreur et l’encouragement au déroulement du génocide n’a provoqué ni excuses ni aucun regret de ces complicités. Ce comportement médiatique est unique dans le monde, à l’image de ce qu’il est dans son soutien au coup de force actuel macroniste. Qu’avais-je dit sur cette place à Lille dans ce rassemblement dont l’organisation impeccable avait été improvisée en trois heures ? « Nous ne nous méfions pas seulement des fascistes mais plus encore peut-être des lâches, des faibles, ceux qui dans la chaîne interminable du mal signent un papier pour organiser un convoi SNCF, qui signent des papiers pour donner des ordres à la police. « Moi je n’ai rien fait » disait Eichmann, « je n’ai fait qu’obéir à la loi telle qu’elle était dans mon pays ». Alors ils disent qu’ils obéissent à la loi et ils mettent en œuvre des mesures immorales (…). Celui qui a cédé, le président de l’université, on me dit que par ailleurs c’est un brave homme, ce que je veux bien croire. Mais à l’instant où il avait à décider, il n’était plus un brave homme singulier, il était le président d’une université, c’est-à-dire d’un lieu de la liberté de l’esprit où il faut quoiqu’il en coûte tenir bon pour la liberté. Parce que c’est son rôle. Alors il s’est aplati, il s’est couché ».

Tel fut de nouveau ma citation du rôle d’Eichmann telle que la philosophe Hannah Arendt l’avait décrite et analysée. Ce raisonnement dénonce la responsabilité morale de ceux qui n’assument pas le devoir de courage ou bien regardent ailleurs quand l’infamie s’avance et y prennent par la même leur part. Je l’avais déjà tenu en public. Ainsi quand je représentais en 2001 comme ministre, le gouvernement Jospin à la commémoration de la rafle du Vél’d’Hiv.

« Oui, hélas des Français, une administration française, un État français ont organisé le fichage, l’arrestation, l’enfermement et la déportation de 13.000 Français parce qu’ils étaient juifs. Il n’en est revenu vivants que 2.000 d’entre eux, compagnons de l’indicible partagé avec d’autres juifs de toute l’Europe qui s’étaient crus protégés parce qu’ils avaient confié leur sort à la France. Des fanatiques ont pensé et voulu ce crime. Une masse de prudents zélés et d’indifférents actifs, réunis dans la même lâcheté l’ont organisé et réalisé. D’un bout à l’autre de cette chaîne d’opérations – chacune prétendant à la banalité des routines du service dû – qui finit dans le meurtre, tous sont coupables, et tous sont français, pour notre honte ». Et j’ai ensuite appuyé encore mon accusation. « Depuis, le parlement unanime a voulu le 10 juillet dernier que ce jour de commémoration du 16 juillet 1942 soit aussi celui auquel nous leur rendrons désormais hommage aux justes. Ces « justes » sont ceux qui, selon les termes de la loi, « ont recueilli, protégé ou défendu au péril de leur propre vie et sans aucune contrepartie, une ou plusieurs personnes menacées de génocide ». C’est selon moi ce qui menaçait alors les Palestiniens. Et cela a été confirmé depuis par la cour international de justice où je suis allé l’entendre. Ma conclusion publique fut alors tout aussi sévère qu’à Lille. « Dès lors, chaque génération de Français, doit apprendre qu’il n’y a aucune circonstance atténuante au crime de ceux qui se sont accommodés d’exécuter des ordres assassins, au prétexte de leur devoir d’obéissance (…) ». Et j’ai résumé mon propos dans son ensemble dans des mots qui sont à peu de choses près ce que j’ai dit aussi à Lille. « Chaque génération de Français doit apprendre que ces « justes» ne voulaient rien d’autre que se savoir en accord avec la règle morale dictée par leur conscience d’êtres humains. (…) Ils se sentaient responsables du sort d’autrui jusqu’au point de tout risquer pour cela, contre les menaces de la force, les douceurs de la prudence, les conforts de l’indifférence. Ainsi la mémoire des « justes » prononce la sentence de chacun de ceux qui auraient pu agir contre le crime et qui ne l’ont pas fait. C’est la plus terrible des leçons d’humanité ». Réduire mon propos à une « injure publique » n’était pas surprenant de la part d’un gouvernement dont la ministre de l’Enseignement supérieur avait voulu enquêter sur la diffusion de l’« islamo-gauchisme » dans les recherches faites à l’université. Mais à présent que le crime de génocide est avéré ? La ministre regrette-t-elle sa plainte d’humeur ? Le président, qui n’a jamais lui-même rien demandé, pense-t-il que je doive être puni pour mon propos de philosophe ? Que leur dicte leur conscience après un an de génocide et une destruction humaine et physique pire que celle de la deuxième guerre mondiale ? Ont-ils eu l’occasion de méditer de nouveau le sens du tableau « Guernica » ? De quelle manière sont-ils des intellectuels ? Leurs petits-enfants connaîtront cet épisode comme les miens. Je marcherai tête haute dans vos souvenirs. Et eux ?

Pas d’excuse pour leur plainte ! Car le caractère personnel de l’injure n’existe même pas dans ce cas non plus. Le 29 avril, apprenant la plainte, je m’étais adressé par tweet à cette ministre aux indignations sélectives. Madame la ministre, je n’ai pas traité de nazi le président de l’Université de Lille. Je ne pense pas qu’il le soit. Sinon je le dirais sans peur de vos plaintes. J’ai dénoncé l’exemple de sa lâcheté qui conduit au mal comme l’a décrit Hannah Arendt. À votre tour, vous faites diversion pour vous défausser de vos responsabilités dans la défense des libertés universitaires. Qui a menacé de faire du désordre pour faire interdire notre conférence ? Pourquoi le président de Région a-t-il exigé que je sois interdit de parole dans toutes les universités ? Pourquoi la députée Renaissance de Lille a-t-elle appelé au désordre contre nous ? Votre action en justice est une diversion sans objet pour faire parler de vous et faire oublier le crime que nous combattons : le génocide des Palestiniens ». Je n’ai pas changé d’avis. Pour moi la scène publique, et surtout quand elle est une estrade sur une place publique, n’est pas un lieu de règlement de compte personnel. Ici de plus je ne connais pas ce président d’université, pas même son nom, lui non plus. Je crois qu’alors la parole est un art sacré qu’on gère avec tout le sérieux qu’on attache à la diffusion de ce qu’elle porte et du rôle que l’on est appelé à jouer. Si quelqu’un des lecteurs veut en savoir davantage sur ce thème en relation avec ce jour-là, je lui propose ma leçon de philosophie telle que je l’ai mise en mot sur mon blog au lendemain de cet épisode. J’y oppose deux archétypes : Eichmann, fonctionnaire du mal, et Gustavo, un de mes camarades latino-américain refusant de faire des rafles militaires contre les « terroristes communistes » en Argentine. Suivez le lien.

Je vais au commissariat donc. Je l’ai dit dans un tweet où je signale l’agression à la terrasse d’un restaurant à Marseille de deux députés insoumis par une avocate qui les a menacés de l’explosion de leur portable comme au Liban. Elle s’est proclamée « sioniste ». Alors tout le monde regarde ailleurs. Et l’AFP fait une dépêche pour citer ma convocation, mais pas l’agression. Humour de notre époque. Et dans les reprises de presse de l’AFP chacun se garde bien de dire pourquoi j’avais fait ma comparaison… A-t-on vraiment les médias qu’on mérite ? Mais heureusement il y a eu Aphatie à propos du plan terroriste de Netanyahu au Liban.

PS : 1/ Pour que l’on ne m’accuse pas de mépris parce que je ne me souviens plus du nom de mes accusateurs, je les ai cherchés et je vous en informe. La ministre s’appelle Sylvie Retailleau et le président de l’université s’appelle Régis Bordet. 2/ J’ai déjà annoncé à plusieurs reprises ma convocation ce 24 septembre. Le choix du jour de la reprise par l’AFP est donc un choix qui a un sens.


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À l’heure des monstres 

 
 
 
 
 
 

Ce 21 septembre, à Marseille je marche depuis la Porte d’Aix, pour la destitution de Macron. Le nouveau gouvernement est annoncé pour l’heure des monstres, entre nuit qui monte et jour qui tombe. Une équipe moralement déjà défaite par les termes des tractations dont elle résulte. L’accord du Modem a valu un ministre en plus et celui de LR un portefeuille plutôt qu’un autre. Là-dessus, l’UMP est donc de retour, englobant les derniers lambeaux de l’UDF. Un film de l’INA. La poubelle de l’histoire avait faim. Les perdants ont fait équipe sous la houlette des sortants. LR offre son président de groupe au Sénat, car c’est là que se jouera la mise au point finale des textes avant leur seconde lecture à l’Assemblée. Elle n’aura plus qu’à enregistrer la volonté de LR qui domine ce circuit. On mangera sans appétit ce potage quand les plateaux d’enthousiastes télévisuels en continu nous le serviront en apéritif du 20 heures de ce samedi si le délai est tenu. Puis commencera le compte à rebours. On attendra que le fruit pourri tombe au hasard de la vie des assemblées. Bien sûr, on aidera la nature. Mais en toute hypothèse, il ne pourra pas avoir d’autre destin. Tout le monde le sait. Le gouvernement des perdants ne comporte aucun des chefs de ses composantes politiques. Ceux-là sont à l’affût et ne seront pas les derniers à savonner la planche de futurs expéditeurs des affaires courantes. Le budget inavouable sera servi bientôt et son couperet sonnera la fin de la comédie. La fin du macronisme, elle, est une agonie douloureuse. Pour le pays.



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L’identité au service du racisme

 
 
 
 
 
 

Jeudi soir, une soirée en forme de tables rondes autour du livre de l’Institut la Boétie sur l’extrême droite se tenait dans deux amphis des Arts et Métiers. Encore une fois ce fut une magnifique réussite de l’équipe d’organisation de la Boétie et il faut les en remercier une nouvelle fois. Les intellectuels qui ont accompagné pendant un an la préparation du livre puis sa mise en forme auront évidemment accompli une tâche elle aussi remarquable. Et utile très directement. Car sur la base de leurs contributions au fil de ce cycle a été élaborée la stratégie de mobilisation et la tactique électorale de la France insoumise.

Après l’ouverture aiguisée de la soirée présentée par Johann Chapoutot, deux « tables rondes » ont éclairé divers chapitres du livre. Comme chacun des six cents présents de ce soir-là, j’en ai tiré divers enseignements au fil des interventions. J’ai donc décidé de les compiler dans le déroulé de ma propre conclusion en fin de séquence, dans la mesure où j’en reprenais tant d’aspects bien mieux documentés et dits par eux que par moi. De cette manière j’entreprends de compléter pan par pan la précédente note sur le racisme présentée ici même sous le titre « le racisme comme idéologie globale » montrant qu’on ne peut être pour qui on ne pouvait être anti-raciste « à moitié », selon le mot bien applaudi dans l’intervention de Stathis Kouvélakis. Ce travail m’est destiné pour m’aider à penser ce qui se fait toujours mieux pour moi en écrivant. Mais j’ai jugé qu’il pouvait aussi être utile à d’autres. Vous en déciderez.

L’analyse des rapports entre le racisme et l’extrême droite était le thème de l’ouverture par Ugo Palheta de la deuxième table ronde. C’est à mes yeux le cœur du problème posé. J’ai dit pour ma part ici même combien le racisme doit être compris comme une idéologie globalisante. C’est-à-dire incluant dans son champ d’application et de réponses toutes les questions posées à une société. Les mots « racisme » et « extrême droite » désignent alors une même entité idéologique : l’essentialisation de l’inégalité. Ces rapports très étroits sont prouvés dans toutes les études récentes et enquêtes de terrain sur ce thème : la dimension raciste est centrale dans la décision de vote pour l’extrême droite. Comment cela se construit-il ?

« Avant tout autre chose, dit Palheta, la bataille de l’extrême droite est identitaire ». Le terme d’identité – commun à presque toutes les variantes connues de cette famille politique – a été introduit dans les années 1970. Ce fut le travail des idéologues de la « Nouvelle Droite » d’alors. Ils concentraient leurs analyses sur la façon dont la gauche avait selon eux gagné la partie intellectuelle en dominant le champ des mots en usage sur la scène publique et donc matricé les débats eux-mêmes. L’introduction de ce mot « identité » devait remplacer celui de « race », devenu beaucoup trop compromettant pour les héritiers du fascisme voulant sortir de la marginalité politique. Le triomphe de leurs efforts vint avec la création d’un ministère de « l’Identité nationale » décidé par Nicolas Sarkozy et mis en œuvre par un transfuge de la gauche hollandiste, Éric Besson. « Ils ont alors culturalisé le racisme, explique Palheta, il ne s’agissait plus d’affirmer la hiérarchie des races mais de proclamer l’incompatibilité des cultures ». En 1996, ce discours est pris en charge mondialement par le manifeste de Samuel Huntington. C’est le fameux « Choc des civilisations ». Il s’agissait de construire une nouvelle conflictualité mondiale remplissant la fonction de l’anticommunisme avant l’effondrement de l’URSS. Elle désignait alors, à la fois un ensemble d’États dans le monde et un ennemi politique de l’intérieur dans chaque pays. Dans ce nouveau tableau d’ensemble, le conflit israélo-palestinien fournissait un modèle central pour illustrer et diffuser la thèse du « choc des civilisations ». Selon cette thèse, les peuples s’identifient eux-mêmes par leurs cultures, et celles-ci sont toujours ancrées dans une religion. Ainsi est délimité un antagonisme insurmontable entre « eux et nous ». Dans ce tableau, le nouveau vecteur, c’est la stigmatisation des musulmans, par l’islamophobie.

Alors peut être proclamée l’urgence de préserver une identité (française ou européenne par exemple) mise en danger par le choc des civilisations. Cela n’oppose pas des conceptions politiques, mais des antagonismes culturels. Ils fonctionnent comme une essentialisation ethnique de « l’identité » des parties mises en conflit sur le mode du choc des « races » dans les idéologies traditionnelles de l’extrême droite. Alors le caractère globalisant de ce racisme peut fonctionner dans toute son étendue. Si large que soit l’éventail des catégories que le nouveau fascisme racialiste vise, l’islamophobie les englobe toutes dans son champ d’application. C’est le cas bien connu du voile opposé au féminisme, ou de la République opposée au modèle théocratique de l’Islam, comme si celui-ci menait naturellement tous les musulmans au modèle politique islamiste.

À vrai dire, le procédé n’est pas nouveau. « Bien sûr, déclare Palheta, les juifs ont longtemps constitué la cible par excellence des extrêmes droites, mais la plupart de ses courants (…), sans jamais avoir rompu en réalité avec l’antisémitisme (et ce n’est pas bien difficile de le démontrer), ont adopté une tactique nouvelle, à savoir détourner et instrumentaliser la lutte ô combien nécessaire contre l’antisémitisme pour mieux traîner dans la boue des groupes dont on prétend qu’ils auraient à présent le monopole de l’antisémitisme, à savoir les musulmans et les immigrés postcoloniaux (pour des raisons prétendument culturelles qui seraient liées à l’islam) ». Bien sûr, toutes les enquêtes démentent ce lien. Mais on a vu fonctionner cette inversion de la lutte contre l’antisémitisme. Ce fut avec la stigmatisation des gens qui combattent la guerre génocidaire menée par Benyamin Netanyahou contre les Palestiniens de Gaza.

Parvenu à ce point de la démonstration, il faut noter un point essentiel. Le nouveau schéma d’extrême droite, comme l’ancien, n’est pas non plus de génération spontanée. Il résulte d’une proposition explicative venue « d’en haut », relayée par des moyens de propagation et des stratégies d’entrée dans les domiciles privés autant que dans les consciences. C’est le rôle des médias, et spécialement des médias audiovisuels. Ils sont en effet souvent les seuls points de contact social des individus quand ils sont condamnés à la mobilité routière comme seuls moyens d’accès aux réseaux éparpillés qui rendent la vie possible. Tels sont les habitants des « déserts » nécessaires à la loi du marché capitaliste quand elle guide la « gestion managériale des territoires » : désert médical, désert scolaire, désert administratif et même désert alimentaire.

Mais il ne s’agit pas d’un simple « bourrage de crâne ». « Je dirais qu’il faut prendre la question en grand, dans toute sa profondeur historique et dans toute sa consistance sociale », affirme Ugo Palheta. Ce point mérite avertissement. Au 19e et au 20e siècle, le racisme, porté par l’extrême droite, s’est déjà nourri de matériaux préexistants. Ce n’est pas lui qui les a inventés. Il les a trouvés prêts à l’usage, déjà diffusés dans la société. Et il les a cristallisés en un discours global devenu, par là même une ligne d’action politique et de gouvernement. Qui peut ignorer combien l’Europe et le catholicisme ont charrié un antisémitisme virulent pendant des siècles ? En France, sous l’Ancien Régime, les juifs ont été expulsés onze fois du royaume. Louis IX, dit « saint Louis », les ayant même obligés en 1269 à porter une signe distinctif jaune cousu sur leur vêtement, la rouelle ! Le tout en application d’une recommandation du concile de Latran. Cet enracinement dans la profondeur du temps a fourni la matière première efficace de la propagande conduisant directement à la Shoah.

À notre époque, l’islamophobie remplit cette fonction discriminante globale. Mais elle n’est pas, elle non plus, une production de l’extrême droite. Celle-ci instrumentalise un produit qu’elle trouve tout prêt et qu’elle met en forme politique globale. Et d’abord dans la norme de fonctionnement ordinaire et banal de la société elle-même. « Le racisme dans la société française, analyse Palheta, a un ancrage beaucoup plus profond, une histoire beaucoup plus ancienne et un déploiement beaucoup plus transversal, si bien que – sous une forme bien évidemment déniée, occultée – il est inscrit dans le fonctionnement routinier des institutions de ce pays, y compris dans le fonctionnement de l’État (la police, la justice ou la prison par exemple), s’exprimant bien sûr également sur le marché du travail ou du logement, dans l’institution scolaire et le système de santé ».

Cette prégnance du racisme ne se limite pas à cette dimension institutionnelle. Loin de là ! Palheta complète utilement l’analyse. « En raison de toute une trajectoire historique qui remonte à l’histoire esclavagiste et coloniale de la France, le racisme est inscrit aussi dans les cerveaux, les représentations, les affects, les désirs sociopolitiques d’une bonne partie de la population, pour ne pas dire l’ensemble de la population ». « Dès lors, déclare-t-il : dans une société façonnée par des siècles d’impérialisme et de racisme colonial mais aussi d’antisémitisme, tout le monde est, à des degrés très divers il est vrai, et sous des formes variées, imprégné par le racisme ». Ce point concerne non seulement le dominant mais aussi le dominé « quand on en subit les conséquences (discriminations, humiliations, violences, etc.), mais aussi et surtout quand on peut en tirer divers avantages ». Cela ne fait pas plaisir à constater, mais au total la prégnance de tels comportements dans notre pays est un fait caractéristique. « Je signale en passant, nous a dit Palheta, que le niveau de discrimination raciale se situe en France à un niveau exceptionnellement élevé. Une recherche quantitative comparée, publiée en 2019 dans la prestigieuse revue Sociological Science par certain·es des meilleures spécialistes de ce champ de recherche, a montré que, parmi 9 pays occidentaux (dont les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suède, etc.), le niveau le plus élevé de discrimination raciale à l’embauche dont sont l’objet les personnes nées dans les pays en question mais identifiées comme non-blanches a été observé en France ». De la sorte, pour déracialiser, « il faut prendre au sérieux la question « raciale » et les catégorisations raciales que crée le racisme. Cela suppose bien sûr de renforcer et de populariser un récit antiraciste, de l’opposer en permanence aux discours identitaires et racistes qui ont envahi le débat public, de mener une lutte sans trêve et assumée sur ce terrain de l’antiracisme, pour briser notamment les consensus xénophobe et islamophobe qui se sont imposés au cours des quatre dernières décennies, y compris avec la complicité d’une partie de la gauche ».

Déracialiser véritablement les institutions et les consciences est une lutte aussi globale que l’est le racisme lui-même et sa version islamophobe. Cela demande de transformer radicalement les conditions sociales, politiques, institutionnelles et culturelles, dans lesquelles l’extrême droite se développe et prospère. Le concept de gauche de rupture étend alors son programme à la nécessité de construire une société en rupture complète avec un ordre social devenu un ordre racial. L’expression peut choquer s’agissant de notre pays. Pourtant le constat doit être fait pour bien comprendre comment s’enracine dans la société un projet de division du peuple dont l’extrême droite n’est plus l’unique servante. Prendre au sérieux la menace c’est comprendre comment sont ainsi organisées méthodiquement les concurrences les plus diverses. À commencer par des divisions par la religion ou la couleur de peau.

Il faut insister : le nouveau schéma « explicatif » de l’extrême droite ne vient pas non plus d’une dérive psychologique des individus ou d’une incidence de la « nature humaine ». Nous parlons ici d’un résultat politique et non d’une disposition spontanée des esprits contaminés par le discours raciste. Mais nous sommes aussi capables d’en observer les fondements dans le comportement humain ordinaire ce qui en fait la dangerosité. Distinguer le « moi » du « non moi » est le début de la formation de l’identité individuelle dans le tout premier âge de la vie. Sans faire de réductionnisme, on peut aussi dire que cette répartition est à la base des communautés humaines en tant que mode d’identification mutuelle. Mais alors la question devient entièrement et exclusivement politique, culturelle et non psychologique. Au point de pouvoir dire qu’à échelle collective une politique est toujours en même temps une culture basée sur un « eux et nous ». Il s’agit du mode d’organisation des relations dans la société humaine au sens large. Mais lequel ? Cette identification est-elle un processus conflictuel ou empathique ? Est-elle construite sur l’imitation permanente du modèle reçu, de sorte que la tradition s’impose comme un passé toujours recommencé, ou bien le futur reste-t-il une création permanente pour affronter les nécessités ? La relation humaine est-elle placée sous l’égide de la solidarité, donc de la reconnaissance de la similitude des besoins et de l’égalité des droits à la satisfaire ? Ou bien est-elle avant tout une compétition ? Au bout de la série de ces enchaînements, on trouvera alors aussi le choix entre guerre et paix quand surgit le discours de guerre. Et pour ce qui nous concerne plus directement, la « créolisation ». En effet puisque nous l’opposons ou bien au naufrage dans l’universalisme abstrait et donc négateur de la diversité du réel ou bien au différentialisme enfermant les individus et les groupes issus de ces diversités. De tout cela je ne retiens à cet instant qu’un constat à faire.

Nous ne parlons pas seulement d’un principe moral ou d’une plaie limitée quand il est question de vaincre le racisme et l’islamophobie. Nous traitons de l’éradication de tout un ordre inégalitaire socio-racial auquel il s’agit de rester insoumis. Parce qu’il est le moyen de pérennisation d’un système fondé sur l’exploitation de la grande majorité abasourdie dans des différences essentialisées par une petite minorité qui le lui inculque. C’est la conclusion que j’ai trouvée dans le propos de Palheta. « Nous sommes celles et ceux, ou nous devons être celles et ceux, qui prenons au sérieux politiquement la manière dont le racisme fracture la société tout entière, qui ne font pas l’autruche par rapport à la question des inégalités raciales et de la domination blanche : celles et ceux qui ne veulent pas laisser les choses en l’état, qui veulent transformer radicalement les institutions et la culture de telle manière qu’on ne se pose précisément plus la question raciale ».


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