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5.novembre.2018
La volte-face des médias institutionnels au sujet des néonazis ukrainiens. Par Daniel Lazare
Source : Daniel Lazare, Consortium News, 05-07-2018
Les médias institutionnels américains qui ont passé des années à rejeter le rôle des néo-nazis dans le coup d’État ukrainien de 2014, sont soudainement en pleine conversion, comme le rapporte Daniel Lazare.
Le mois dernier un journaliste freelance du nom de Joshua Cohen a publié, dans le Washington Post, un article sur la menace néo-nazie grandissante en Ukraine.
Intitulé « Les milices d’extrême droite ukrainiennes lancent un défi au gouvernement pour une épreuve de force », il explique que les fascistes se déchaînent tandis que la plupart des membres de la clique au pouvoir à Kiev ferment les yeux et prient pour que le problème disparaisse de lui-même d’une manière ou d’une autre.
Ainsi, un groupe qui se nomme C14 (pour la devise de l’ultra-droite de quatorze mots, « Nous devons assurer l’existence de notre peuple et un avenir pour les enfants blancs ») n’a pas seulement battu un politicien socialiste et célébré l’anniversaire d’Hitler en poignardant un activiste anti-guerre, mais s’en est vanté sur son site web. D’autres ultra-nationalistes, dit Cohen, ont pris d’assaut les conseils municipaux de Lvov et de Kiev et ont « attaqué ou perturbé » des expositions d’art, des manifestations antifascistes, des manifestations pour la paix et les droits des homosexuels, et un défilé du Jour de la Victoire commémorant la victoire sur Hitler en 1945.
Pourtant, rien n’a été fait pour arrêter cela. Le président Petro Poroshenko pourrait ordonner des mesures de répression, mais ne l’a pas fait pour des raisons qui devraient être évidentes. Le soulèvement « Euromaidan » soutenu par les États-Unis n’a pas seulement chassé l’ancien président Viktor Ianoukovitch en février 2014, qui avait remporté une élection certifiée par l’OSCE, mais a déchiré le pays en deux, précisément parce que des éléments d’extrême droite comme C14 étaient à la tête.
Lorsque la résistance au coup d’État soutenu par les États-Unis a éclaté en Crimée et dans certaines parties de l’est du pays, largement russophones et base des électeurs de Ianoukovitch, une guerre civile en a découlé. Mais comme l’armée ukrainienne s’était pratiquement effondrée, le nouveau gouvernement putschiste n’avait personne d’autre sur qui compter que les néo-fascistes qui l’avaient aidé à se propulser au pouvoir.
Ainsi, une alliance s’est formée entre les oligarques pro-occidentaux au sommet – Forbesestime la valeur nette de Poroshenko à 1 bon milliard de dollars – et les hommes de main néonazis au bas de l’échelle. Les fascistes ne sont peut-être pas populaires. En effet, Dmytro Yarosh, le chef incendiaire d’une coalition pour la suprématie blanche connue sous le nom de Secteur Droit, a reçu moins d’un pour cent des voix lorsqu’il s’est présenté à la présidence en mai 2014.
Mais l’État est si faible et truffé de tant d’éléments de l’ultra droite à des postes clés – Andriy Parubiy, fondateur du Parti social-national néonazi d’Ukraine, est président du parlement, tandis que l’ultra-droitiste Arsen Avakov est ministre de l’intérieur – que le chemin devant eux est clair et sans entrave. Comme Cohen le souligne, le résultat est la passivité du gouvernement d’une part et une marée montante de violence d’extrême droite d’autre part. Au début de la guerre civile, par exemple, les extrémistes de droite ont brûlé plus de 40 personnes vivantes dans un bâtiment syndical à Odessa, un atroce événement minimisé par les médias occidentaux.
Embrouiller ses lecteurs
L’article de Cohen peut amener les lecteurs du Washington Post à se gratter la tête pour la simple raison que le journal a longtemps dit le contraire. Depuis Euromaidan, le Post a adopté la ligne officielle de Washington selon laquelle Vladimir Poutine a exagéré le rôle de la droite radicale afin de discréditer la révolte anti-Ianoukovitch et de légitimer sa propre ingérence présumée.
Bien sûr, les forces anti-Ianoukovitch avaient orné l’hôtel de ville de Kiev d’une bannière suprémaciste blanche, d’un drapeau confédéré et d’une image géante de Stepan Bandera, un collaborateur nazi dont les forces ont tué des milliers de Juifs pendant l’occupation allemande et jusqu’à 100 000 Polonais. Et oui, ils ont mis en scène un défilé forte de 15 000 torches en l’honneur de Bandera et ont gribouillé un symbole SS sur une statue renversée de Lénine. Ils ont également détruit un mémorial à la mémoire des Ukrainiens qui ont combattu pour ce que les partisans de Bandera considèrent comme le mauvais côté de la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire avec les Soviétiques et contre l’Axe.
Mais les journalistes soi-disant responsables des médias dominants sont censés détourner les yeux pour éviter d’être considérés comme des « idiots utiles » que Poutine emploie soi-disant pour faire avancer son « programme anti-américain ». Dix jours après le départ de Ianoukovitch, le Post a consciencieusement assuré à ses lecteurs que les reportages russes sur les « hooligans et les fascistes » n’avaient « aucun fondement réel ».
Une semaine plus tard, il a déclaré que « le nouveau gouvernement, bien que parsemé de politiciens de droite, est dirigé principalement par des politiciens modérés et pro-européens ». Quelques semaines plus tard, il a écrit que Bandera n’était rien de plus qu’un personnage « controversé » et a cité un homme d’affaires de Kiev : « Les Russes veulent le traiter de fasciste, mais je pense qu’il a été un héros pour notre pays. Poutine se sert de lui pour essayer de nous diviser. »
Ainsi, le Post et d’autres médias institutionnels ont continué à faire leur devoir en attaquant Poutine pour avoir dit clairement que « les forces qui soutiennent le gouvernement ukrainien à Kiev sont fascistes et néonazies ». Mais qui avait tort ?
Le New York Times n’était pas mieux. Il a attaqué la Russie pour avoir lancé des « épithètes dures » comme « néo-nazi » et accusé le dirigeant russe « d’alarmisme » quand il a attribué l’éviction de Ianoukovitch aux « nationalistes, néo-nazis, russophobes et antisémite »”. Luke Harding du Guardian – l’un des principaux détracteurs de Poutine – a dit du Parti Svoboda d’extrême droite :
« Au cours de la dernière décennie, le parti semble s’être adouci, évitant la xénophobie, suggèrent les commentateurs universitaires. Lundi, l’ambassadeur des États-Unis à Kiev, Geoffrey Pyatt, a déclaré qu’il avait été “favorablement impressionné” par l’évolution de Svoboda dans l’opposition et par son comportement dans la Rada, le parlement ukrainien. “Ils ont démontré leur bonne foi démocratique”, a affirmé l’ambassadeur. »
C’est le parti dont le fondateur, Oleh Tyahnybok, a dit dans un discours de 2004 que « une mafia juive de Moscou » dirigeait l’Ukraine et que les partisans de Bandera « luttaient contre les Moscovites, les Allemands, les Juifs et les autres ennemis qui voulaient nous enlever notre État ukrainien ». Avait-il vraiment changé, comme le dit Pyatt ? Ou s’agissait-il simplement de l’indifférence de l’Amérique tant que Svoboda se joignait à la lutte pour encercler la Russie et faire avancer le mouvement de l’OTAN vers l’Est ?
Comme l’a dit un jour un certain Marx : « Qui vas-tu croire, moi ou tes deux yeux ? » En ce qui concerne l’Ukraine, la réponse pour la presse institutionnelle est venue du Département d’État américain. Si Foggy Bottom [un des plus anciens quartiers de Washington D.C. Le département d’État des États-Unis (équivalent du ministère des Affaires étrangères) est appelé par métonymie « Foggy Bottom », NdT] a dit que le néonazisme ukrainien était le fruit de l’imagination de la Russie, alors c’est qu’il l’est, en dépit des preuves contraires.
Un jour, les historiens considéreront l’Euromaidan de l’Ukraine comme l’une des périodes les plus folles du journalisme occidental – à l’exception, bien sûr, de toutes celles qui ont suivi. Mais si l’on devait choisir l’histoire la plus folle de toutes, celle qui reflète le mieux l’abject flagornerie des journalistes, il faudrait que ce soit cet article de 1 400 mots, publié sur le site Web Foreign Policy détenu par le Post en mai 2014 et intitulé « Pourquoi les Juifs et les Ukrainiens sont devenus des alliés improbables ». Quatre ans plus tard, il sert de modèle pour ce qu’il ne faut pas écrire sur une crise politique d’une importance capitale.
La conversion de Cohen
L’article commence par les habituels remords à propos de Svoboda et Secteur Droit et exprime le regret que ce dernier vénère encore le « controversé » Bandera, dont les partisans « ont combattu aux côtés des nazis de 1944 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale ». (En fait, ils ont accueilli les Allemands dès le début et, malgré des relations difficiles avec les nazis qui haïssent les Slaves, ont continué à travailler avec eux tout au long de l’occupation.
Mais ensuite, on passe aux choses sérieuses en affirmant qu’aussi mauvais que soient les nationalistes ukrainiens, la Russie est deux fois pire. « Malgré la présence substantielle de nationalistes de droite sur le Maidan pendant la révolution », dit-il, « de nombreux membres de la communauté juive d’Ukraine sont mécontents d’être utilisés par Poutine dans sa guerre de propagande ». La preuve en est une lettre ouverte signée par 21 dirigeants juifs ukrainiens affirmant que le danger réel était Moscou.
« Nous savons que l’opposition politique se compose de divers groupes, dont certains sont nationalistes », déclarait la lettre. « Mais même les plus marginaux d’entre eux ne font pas preuve d’antisémitisme ou d’autres formes de xénophobie. Et nous savons de manière sûre que nos très rares nationalistes sont très bien contrôlés par la société civile et le nouveau gouvernement ukrainien – ce qui est plus que ce que l’on peut dire des néonazis russes, qui sont encouragés par vos services de sécurité ».
Cela a sonné agréablement aux oreilles de Washington. Mais si les néo-nazis sont exempts « d’antisémitisme ou d’autres formes de xénophobie », comment expliquer les symboles de la suprématie blanche à l’hôtel de ville de Kiev ? Si les nationalistes étaient « très peu nombreux », pourquoi les journalistes ont-ils eu besoin de trouver des explications convaincantes ? Si les forces de sécurité russes ont vraiment encouragé les néo-nazis, où se trouvaient les parades aux flambeaux et les portraits de collaborateurs de type Bandera suspendus aux bâtiments publics de Moscou ?
L’article aurait pu noter que Josef Zissels, le chef de la communauté juive qui a préparé la lettre, est un personnage provocateur qui entretient depuis longtemps des relations étroites avec l’extrême droite ukrainienne. Un Zhydobanderivets autoproclamé – un mot qui se traduit à peu près par « youpin disciple de Bandera » – il a depuis lors exaspéré d’autres dirigeants juifs en critiquant le député californien Ro Khanna pour avoir envoyé une lettre au Département d’État demandant que des pressions soient exercées sur les gouvernements de Pologne et d’Ukraine pour combattre le révisionnisme de l’Holocauste dans leurs pays.
Quarante et un dirigeants juifs ont été tellement en colère, en fait, qu’ils ont envoyé une lettre de remerciement à Khanna pour ses efforts, exprimant « une profonde préoccupation face à la montée des incidents antisémites et des expressions de xénophobie et d’intolérance, y compris les attaques contre les communautés roms » et « proclamant avec force que M. Iosif Zissels et l’organisation VAAD [Association des organisations et communautés juives, NdT] ne représentent pas les Juifs d’Ukraine ». Un dirigeant de la communauté juive en Russie était tellement scandalisé par l’apologie pro-bandera de Zissels et d’un oligarque juif ukrainien nommé Igor Kolomoisky qu’il a dit qu’il voulait pendre les deux hommes « à Dnepropetrovsk devant la synagogue de la Rose d’Or jusqu’à ce qu’ils arrêtent de respirer ».
Foreign Policy a donc utilisé une source très douteuse pour blanchir la présence néonazie croissante de l’Ukraine et l’absoudre de l’antisémitisme. Pour ce qui est des crimes contre la vérité, c’est certainement l’une des pires. Mais maintenant que le problème est devenu trop important pour que même les médias institutionnels puissent l’ignorer, des traîtres comme Joshua Cohen font en sorte qu’il ne sera plus aussi facile de s’en sortir avec de tels délits. Avant sa brusque volte-face, l’auteur de cet article trompeur sur la politique étrangère était Joshua Cohen.
Daniel Lazare est l’auteur de The Frozen Republic : How the Constitution Is Paralyzing Democracy (Harcourt Brace, 1996) et d’autres livres sur la politique américaine. Il a écrit pour une grande variété de publications, de The Nation au Monde Diplomatique, et ses articles sur le Moyen-Orient, le terrorisme, l’Europe de l’Est et d’autres sujets apparaissent régulièrement sur des sites Web tels que Jacobin et The American Conservative.
Source : Daniel Lazare, Consortium News, 05-07-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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