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vendredi 7 décembre 2018

Au Brésil, la détresse des gays et des trans - le 7.11.2018

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Au Brésil, la détresse des gays et des trans
A la Casa Nem, refuge pour la communauté LGBT de Rio, le 2 novembre. DARIO DE DOMINICIS POUR « LE MONDE »
L’élection, le 28 octobre, du nouveau président, Jair Bolsonaro, ouvertement homophobe, a accentué le désarroi de la communauté LGBT brésilienne, déjà largement victime des préjugés
RIO DE JANEIRO (BRÉSIL) - envoyée spéciale
La Casa Nem est un petit immeuble déglingué, dont la façade couverte de graffitis jure avec celles des maisons voisines. Sur la droite, une porte entièrement protégée par une grille, et, derrière cette porte, Ivone. « Entrez », dit-elle en se dépêchant ensuite de refermer à double tour. L’espace d’un instant, son sourire disparaît derrière une grimace navrée. « Je verrouille, parce que nous sommes seules, ici. Très seules ! »
Ce refuge qui accueille des homosexuels et transgenres en difficulté se trouve pourtant à Lapa, vieux quartier réputé « bohème » du centre de Rio de Janeiro. Mais, même là, les LGBT ne sont pas en sécurité. Comme Ivone Correia dos Santos, transsexuelle et responsable adjointe de cette structure bénéficiant du soutien d’Open Society (un réseau de fondations créé par l’homme d’affaires américain d’origine hongroise George Soros), beaucoup avaient déjà peur depuis longtemps. Avec l’élection, le 28 octobre, d’un président de la République ouvertement homophobe, leurs craintes ont désormais un visage : celui de Jair Bolsonaro.
D’après l’Association nationale des travestis, transsexuels et transgenres (Antra), le Brésil détient un record lugubre : c’est le pays qui compte le plus grand nombre de crimes contre les personnes LGBT. Les trans, à 80 % des hommes noirs ou métis issus des classes défavorisées, sont les premières victimes de ces meurtres. Leur espérance de vie ne dépasse pas 35 ans, contre 74,9 ans pour l’ensemble de la population. Dans cette société minée par la violence, ils font les frais d’un cocktail fatal de préjugés raciaux et surtout religieux. Car la montée en puissance des évangéliques, notamment pentecôtistes et néo-pentecôtistes, a beaucoup accentué les préjugés contre les homosexuels. Ces courants radicaux, qui ont ardemment soutenu Jair Bolsonaro, sont à l’origine d’une désinformation qui a débuté en 2011, avant de se propager comme un feu de forêt durant la campagne électorale.

Leitmotiv fantasmatique

A partir d’un projet de documentation contre l’homophobie, conçue par une commission parlementaire pour être distribuée aux professeurs dans les écoles, les religieux se sont employés à fabriquer un scénario presque entièrement fictif. Le ministre de l’éducation de l’époque, Fernando Haddad, adversaire de Jair Bolsonaro à la présidentielle, avait pourtant très vite écarté la brochure imprimée et les vidéos qui l’accompagnaient. Jugé de mauvais goût, le matériel n’a finalement jamais circulé. Mais qu’importe ! A entendre certains prédicateurs, l’Etat aurait projeté de distribuer un « kit gay » vantant les mérites de l’homosexualité non seulement aux professeurs, mais aussi à tous les enfants.
Le candidat Bolsonaro n’a pas tardé à s’emparer de cette expression fantasmatique, dont il a fait un véritable leitmotiv, afin d’épouvanter la population. Une manipulation couronnée de succès, puisque l’argument du fameux « kit gay » a été l’un des plus repris par ses partisans, notamment sur la messagerie WhatsApp. « Bolsonaro a cherché à provoquer une panique morale », constate Wescla Vasconcelos, assistante du conseiller municipal socialiste de Rio Tarcisio Motta et coordonnatrice du Forum des travestis et transsexuels de l’Etat de Rio.
S’il a paru nuancer vaguement ses propos dès le lendemain du second tour, le président élu du Brésil – il devrait être intronisé le 1er janvier 2019 – aura du mal à faire oublier les positions homophobes qu’il défend depuis des années. En plus de préconiser quelques bonnes « gifles » pour les enfants montrant des tendances homosexuelles, cet ancien militaire a affirmé qu’il préférerait perdre son fils « dans un accident »plutôt que de « le voir avec un gros moustachu ».« Il ne nous aime pas, constate sobrement Ivone. Mais le pire, c’est qu’il ne nous considère pas comme des citoyens à part entière, et presque pas comme des humains. Ses paroles agressives ne feront qu’aggraver notre situation. Car nous sommes déjà les souffre-douleur d’une sorte d’Etat parallèle violent, contraireaux principes de la Constitution. »
Il suffit d’écouter les victimes de cette animosité pour comprendre à quel point le nouveau président joue avec des allumettes. Car la violence qu’exacerbent ses paroles, toutes l’ont déjà rencontrée, souvent depuis l’enfance. A commencer par celles qui ont trouvé refuge entre les murs délabrés de la Casa Nem où, malgré des conditions de vie très sommaires, les pensionnaires, dont le nombre oscille entre quinze et trente, ont au moins la possibilité d’échapper à la rue et à ses dangers. Là aussi, les trans constituent la population la plus fragilisée. Persécutées à l’école, bannies par leurs familles, ces personnes ont connu la prison, la drogue, la maladie, la prostitution. Dans l’ensemble, elles sont tellement détruites qu’elles ne parviennent pas à s’intégrer. L’an dernier, les responsables du refuge avaient entrepris de leur offrir une remise à niveau scolaire, mais l’affaire a capoté tant le retard des trans, qui forment le gros des troupes, semblait insurmontable.
Agée de 28 ans, Hillary offre un exemple parmi d’autres de cette descente aux enfers. Avec son corps d’homme et ses ongles peints, cette jeune Noire s’exprime d’une manière à la fois brusque et détachée, comme absente à elle-même. L’école, elle l’a quittée à 14 ans, bien obligée : ses parents l’avaient jetée dehors à cause de son orientation sexuelle. « Après, explique-t-elle, j’ai vécu dans la rue. Il y avait des pédophiles qui me touchaient, personne ne m’aidait. J’ai fait des mois de prison pour une histoire de drogue dont je n’étais pas coupable, puis j’ai attrapé la tuberculose et j’ai failli mourir avant de me retrouver à l’hôpital. » Adepte du candomblé, une religion afro-brésilienne, Hillary ne sort de son apparente indifférence que pour évoquer sa foi : « Si j’ai guéri, lance-t-elle, c’est parce que j’ai prié. Dieu m’a aidée. »
Pourquoi les personnes trans sont-elles en majorité issues des couches les plus pauvres de la population ? D’après Roberto Dutra, sociologue spécialiste des LGBT et professeur à l’université Nord Fluminense de l’Etat de Rio, un mécanisme social serait à l’œuvre : « Dans les favelas, tout se sait immédiatement à cause de la promiscuité. Les gens ne peuvent vivre tranquillement leur sexualité comme le font les classes plus aisées. Du coup, la sortie du placard n’est pas un choix. Ensuite, il faut bien trouver un style qui définisse l’identité. Or, chez les plus pauvres, le code en vigueur est la transsexualité, y compris pour des personnes qui seraient sans doute restées gay ou lesbiennes dans d’autres milieux sociaux. »
Lorsqu’elles sont répudiées par leurs familles et condamnées à la rue, ces jeunes n’ont généralement pas d’autres choix que la prostitution. Une situation « très alarmante », notamment à cause des risques sanitaires, souligne Bianca Sertaneja. Cette trans de 23 ans a elle-même renoncé à se prostituer pour travailler au sein du centre de prévention du sida de l’hôpital Evandro-Chagas, dans la périphérie de Rio. « J’en avais assez de cette vie, même si, maintenant, je gagne beaucoup moins d’argent, explique-t-elle d’une voix douce. Maiscela me met en danger, parce que j’ai dû changer de domicile. Par manque de fric, je suis obligée de vivre dans la favela où les maisons ne sont pas du tout protégées. Si quelqu’un veut entrer chez moi, il n’a qu’à enjamber l’appui de ma fenêtre et je suis morte. »

« Continuer à se battre »

Les favelas sont un lieu très codé. Les trafiquants de drogue, qui se posent à la fois en tyrans et en « protecteurs » de ces quartiers, ne menacent généralement pas les résidents, pourvu que ceux-ci se conforment à la loi des hors-la-loi. Mais qu’adviendra-t-il si les « bandits », comme disent les Cariocas, prennent fait et cause pour Bolsonaro ? Lesbienne et mariée à « un homme trans », Walkiria Nictheroy est présidente des jeunes du Parti communiste (PCdoB) de Niteroi, ville située à l’est de la baie de Guanabara, en face de Rio. Elle vit dans la favela Morro do Palacio, où elle a vu les caïds se mettre à porter des tee-shirts aux couleurs de Bolsonaro. « Jusqu’ici, nous pouvions nous balader main dans la main, mais demain ? Les favelas sont un endroit où l’Etat ne va pas. Si les trafiquants s’alignent sur Bolsonaro, j’ai vraiment peur pour notre avenir. »
Ceux qui résident en dehors des favelas ne sont guère plus rassurés. Victor, un ingénieur gay et membre du Parti socialisme et liberté (PSOL), habite à Niteroi, dans une impasse où tout le monde se connaît. « Après les résultats du deuxième tour de la présidentielle, raconte-t-il, mes voisins bolsonaristes sont ostensiblement venus faire un concert de casseroles sous mes fenêtres. » Sa mère le supplie de quitter le pays, comme de nombreux homosexuels l’ont déjà fait – ceux qui en ont les moyens, du moins –, mais il refuse. « Il faut rester optimiste, dit-il dans un sourire. Sinon, on n’a plus de raison de se lever le matin. »
Un optimisme bien difficile à soutenir. Car, dans le contexte actuel, les acquis de la dernière décennie ne font pas le poids. Le mariage gay, depuis 2013, l’usage du nom social (par opposition au nom de naissance) ou le droit d’utiliser les toilettes correspondant au genre plutôt qu’au sexe, rien de tout cela ne protège vraiment les LGBT des sévices dont ils sont souvent victimes. C’est même le contraire : « Le rejet des LGBT augmente en même temps que des droits leur sont accordés, reconnaît Wescla Vasconcelos, du Forum des travestis et transsexuels de l’Etat de Rio. Nous en avons souvent discuté entre nous, mais nous estimons qu’il faut tout de même continuer à se battre pour maintenir ces droits, et même les renforcer. »
Le sociologue Roberto Dutra, de son côté, ne craint pas de mettre en cause l’attitude de certains politiques de gauche, qui ont « préféré les postures, les performances et les discours militants qui déclenchaient l’antipathie de la population, plutôt que de se concentrer sur un agenda vraiment constructif ». A savoir, surtout, l’élaboration d’une mesure-clé dont le Brésil manque cruellement : en treize ans de pouvoir, le Parti des travailleurs (PT) n’a jamais réussi à promulguer la loi contre les violences homophobes qui permettait d’aggraver les peines infligées aux agresseurs. Lesquels, affirment les personnes interrogées, sont rarement poursuivis, comme s’il était « normal » d’être homophobe. « Tant que cette loi n’existera pas, nous continuerons d’être persécutés », craint Ivone. Malheureusement, il y a fort à parier que le futur gouvernement de Jair Bolsonaro, très imprégné de thèses évangélistes, ne lèvera pas le petit doigt pour permettre à une telle loi de voir le jour.

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