C'est un sentiment d'incompréhension, de lassitude, voire de dégoût. Depuis trois mois, le" SNCF bashing " n'a cessé de s'intensifier. " Quand je me suis rendue à la médiathèque, il y a trois semaines, j'ai été agressée parce que j'étais cheminote ", confie, encore interloquée, Séverine Jernasz, 38 ans, installée près de Strasbourg (Bas-Rhin). " Même les gamins s'invectivent dans la cour de l'école à ce sujet ! ", abonde son frère, Gilles Dentonvill, 33 ans, commercial et syndicaliste UNSA à la SNCF. Leur père, Denis, 62 ans, également de la " grande maison ", n'en revient pas : " En quelques années, l'image du chemin de fer s'est dégradée à grande vitesse ! "
A Somain, ancien fief cheminot du nord de la France, c'est le même constat, amer, pour la famille Poulain-Tosolini.
" Quand quelqu'un râle contre les retards à la SNCF ou contre les cheminots, ça bout littéralement à l'intérieur ", se crispe Claudette Poulain, 63 ans, petite-fille, fille, femme et mère de cheminot !
" Dans les années 1960 ou 1970, c'était une fierté d'être cheminot. Cette profession était respectée. Aujourd'hui, nous faisons face à un vaste mépris ",peste son époux, Christian, 63 ans, conducteur de fret à la retraite.
L'extinction du statut pour les nouvelles recrues, qui fait partie de la réforme ferroviaire voulue par le gouvernement, provoque l'abattement :
" On pouvait le revoir - le statut -
, pourquoi y mettre fin ? s'interroge, dépité, leur fils Fabian Tosolini, 39 ans, cheminot désormais détaché à la CFDT.
Notre statut, ce n'est pas seulement un épais livre de règles, c'est une partie de notre identité ! "" C'est ce qui nous relie les uns les autres, renchérit Gilles Dentonvill.
En Alsace, dans le Nord, en Bretagne ou ailleurs, nous sommes des cheminots avec les mêmes droits et devoirs. Et le statut est la garantie de cette équité. "
Sueur, rires, larmes et solidaritéQuand le chemin de fer coule dans vos veines, la réforme radicale du rail apparaît comme la fin d'une histoire marquée par la sueur, les rires, les larmes et la solidarité, la dislocation d'une communauté autrefois forte et si fière. Mi-mars, rendez-vous a été pris à Somain, entre Douai et Valenciennes, où les Poulain-Tosolini, une véritable dynastie de " seigneurs du rail " – le surnom des conducteurs de train –, vivent depuis près d'un siècle.
Aujourd'hui, la gare de triage, avec ses 39 voies, est quasi déserte.
" Vous voyez, là vous avez la bosse, montre du doigt Christian.
On détachait les wagons, puis on les poussait et triait pour reconstituer des trains de fret. Nous, nous rentrions par là-bas, puis on détachait la loco. A mon époque, nous étions 350 conducteurs… "" Quand j'ai commencé, reprend Fabian,
au début des années 2000, la gare était encore pleine de wagons et nous étions 200 conducteurs. Aujourd'hui, ils sont 70. "
Dans leur maison, proche de la gare, Christian et Fabian laissent la parole à Claudette.
" C'est la mémoire de la famille ", glisse le plus jeune.
" Dans les grandes années, il y avait plus de 3 000 cheminots installés à Somain ", se rappelle-t-elle. Immobilisée par une sciatique, elle se recale régulièrement dans son fauteuil, tandis que ses souvenirs remontent à la surface :
" Tous mes hommes sont passés par le chemin de fer, sans exception ! Mes deux grands-pères, Omer et Auguste, mon père, Roger, mon mari, et maintenant mon fils, liste-t-elle.
Je n'ai jamais rien connu d'autre. J'ai une véritable âme cheminote ! "
Omer, le conducteur de train de fret, et Auguste, affecté au triage, lui rappellent avant tout le goût du pain d'alouette.
" A son retour, après deux jours très loin de la maison, Omer nous donnait les restes de son encas qui avait macéré pendant deux jours dans son torchon. C'était un régal. " De Roger, son père, Claudette
se rappelle" ces dimanches entiers à découper, coller les bouts de phrases qui avaient évolué dans la réglementation ".
" Aujourd'hui, tout est électronique, mais à l'époque, le référentiel métier était un gros manuel en relief ", confirme Christian, également conducteur de fret.
Du travail de son mari, Claudette se remémore surtout les absences quasiment toutes les nuits.
" Christian commençait tard et rentrait tôt. Le jour, il dormait. Pour communiquer, nous nous écrivions sur un rouleau de machine à écrire. Et le dimanche, on déroulait ", détaille-t-elle.
" Mon père, je ne le voyais pas beaucoup, regrette Fabian.
Les jours de fête ou les jours fériés, il n'était pas là… J'ai grandi avec ma mère et mes grands-parents. " Malgré cette vie décalée, Fabian, né en 1979, a également plongé.
" Je rêvais d'être généticien… J'ai fini par rejoindre la SNCF pour conduire une loco ! " Pour sa fille, en revanche, c'est
" hors de question ".
" Si mes parents comprenaient mes absences, reprend Fabian,
elles sont moins bien passées auprès de ma belle-famille. La SNCF, c'est tout de même très particulier. "C'est pour cela que, historiquement,
" les sociétés privées, au XIXe
siècle, puis la SNCF ont encouragé le recrutement des enfants de cheminots, car ils étaient déjà acculturés au chemin de fer ", rappelle l'historien Georges Ribeill. A partir de la fin du XIXe, travailler pour le chemin de fer, c'était entrer dans une communauté très paternaliste.
" On vivait entre nous, dans notre bulle ", constate Claudette. La société de chemin de fer encadrait tout, et offrait des services médicaux et sociaux, des centres de loisirs, des bibliothèques, des activités sportives, artistiques et culturelles. Sans oublier la piscine !
" Ah ça, la piscine, c'était vraiment quelque chose ! Les mineurs n'avaient pas ça, tonne Claudette.
A l'époque, les deux professions respectées ici, c'était instituteur et cheminot. Mon dieu, oui, à l'époque, nous étions des privilégiés ! "
" On était une petite secte "Et puis, tout a changé. Rendez-vous est pris cette fois à Sélestat, dont sont originaires les Dentonvill, deux générations récentes de cheminots. La rencontre a lieu fin mars, aux Délices de la gare – cela ne s'invente pas –, à proximité de l'ancienne cité cheminote.
" J'ai été recruté en mai 1983. Je suis un bébé Fiterman - du nom du ministre communiste des transports de François Mitterrand -
. Je fais partie des derniers embauchés avant le tournant de la rigueur. Pendant dix ans, j'étais désigné comme le jeunot ", raconte Denis avec gourmandise. Pourtant, le rail n'avait jamais été pour lui une passion.
" C'est un peu par hasard que je m'y suis présenté. J'étais électricien pour une entreprise de cartonnage, mais j'avais envie d'autre chose. Entrer à la SNCF a changé ma vie ! Nulle part ailleurs, je n'aurais pu évoluer d'électricien à cadre syndical pour traiter de la protection sociale au plus haut niveau… "
Dans les années 1980, ici, se souvient Denis,
" la SNCF était beaucoup moins cotée qu'une entreprise privée. Tout le monde m'a traité de fou, quand j'ai quitté un job au cartonnage pour y aller ". Rentré à la conduite, comme aide conducteur, il bifurque et devient contrôleur.
" Je suis passé de baron du rail à “crochet de wagon”, comme on disait dans le temps ", s'amuse-t-il.
Il passe de belles années à " nettoyer les trains " de tous les resquilleurs, mais vit loin de son foyer.
" J'ai appris la naissance d'un de mes fils avec douze heures de retard, car j'étais ce jour-là très loin de Sélestat. D'ailleurs, mes enfants ne m'ont pas beaucoup vu, ni mes amis d'avant la SNCF… Je les ai perdus, petit à petit. Le chemin de fer est devenu mon seul univers. On se retrouvait entre cheminots en dehors du temps de travail… On était une petite secte ! "
" Je n'étais pas étonné par son absence, c'était juste normal, dit Séverine.
Je me rappelle surtout les dimanches. Nous l'accompagnions jusqu'au terminus du TER et on se baladait en forêt. Le train, c'était à la fois la liberté, l'aventure et les vacances ! "Alertée en 2001 par son père de l'ouverture d'un poste à l'école de contrôleurs, la jeune femme n'hésite pas et rejoint la société ferroviaire.
" Longtemps, pour mes collègues, j'étais avant tout la fille à Denis. Et comme il était sympa, j'étais plutôt bien aimée ", complète-t-elle. Désormais, elle travaille dans les bureaux administratifs à Strasbourg.
Son petit frère Gilles se souvient
" avoir sifflé, à Lauterbourg, le départ d'un train, casquette sur la tête ". En 2005, électricien chez Cuisines Schmidt, il candidate pour la SNCF.
" Je n'ai rien dit à ma famille et j'ai été pris au technocentre, alors que je rêvais déjà de faire autre chose. La douche froide a été ma première paie : 1 040 euros, deux fois moins qu'avant, pour un travail aussi difficile. "
Il songe à démissionner.
" Mais je me suis accroché et j'ai finalement pu évoluer vers des fonctions commerciales. En contrepartie de ma paie, j'avais la garantie de l'emploi et un départ à la retraite à partir de 57 ans. Avec la suppression du statut, je me demande comment la SNCF va réussir à convaincre des gens de nous rejoindre… "Et puis, ajoute-t-il, peiné :
" J'ai beau être fier d'être à la SNCF, quand on m'interroge sur mon emploi, je réponds désormais que je bosse dans les transports, sans spécifier. " La fin d'un monde.
Philippe Jacqué
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