Ce sont deux branches d'une même famille qui ne se parlent presque plus, sauf pour lancer des anathèmes et prononcer des excommunications. A gauche, la laïcité divise, oppose, déchire. Certains la considèrent comme " un bouclier ", d'autres comme un outil d'émancipation des citoyens. Entre eux, le fossé se creuse inexorablement. L'exemple le plus récent est le manifeste " contre le nouvel antisémitisme ", publié le 21 avril dans Le Parisien.
A l'initiative notamment de Philippe Val, ancien directeur de
Charlie Hebdo, ce texte dénonce le retour de la haine des juifs en France, en particulier dans les quartiers populaires et dans
" une partie de la gauche radicale ", et déplore l'aveuglement des
" élites françaises " face à
" la radicalisation islamiste ". Fort de plus de 250 signataires, il dit rassembler largement. Parmi eux, Manuel Valls, ancien premier ministre, et plusieurs de ses soutiens comme le politologue Laurent Bouvet, la philosophe Elisabeth Badinter ou encore le préfet Gilles Clavreul. De nombreuses voix de gauche sont absentes. Et pour cause. Beaucoup à gauche, au PCF, à Génération.s ou à La France insoumise (LFI), affirment n'avoir même pas été contactés pour le parapher. Seraient-ils devenus infréquentables par l'autre camp de la laïcité ?
Difficile de ne pas voir un lien entre ces absences et le fait que tous ces acteurs ne partagent pas la même vision de la laïcité que les signataires.
" Tout cela est profondément lié, estime Pierre Dharréville, député PCF des Bouches-du-Rhône et spécialiste de cette question dans son parti.
Ce texte participe de la communautarisation du débat, où il faut cliver en permanence, dresser une partie du pays contre l'autre. " Car, lorsque l'on parle de laïcité, un sujet revient systématiquement : la place que doit avoir l'islam en France et le rapport de la République à ses citoyens musulmans.
" Le camp de la peur "
" Il y a une question spécifique autour de l'islam, le rapport entre la foi et la loi et l'implication de cette dernière dans la vie quotidienne. Il faut dire à tout le monde que la loi prime sur la foi ", reconnaît Emmanuel Maurel, eurodéputé PS. Ancien militant du courant de Jean Poperen, il a été responsable des questions de laïcité dans son parti et revendique une défense stricte de la séparation des religions et de l'Etat, quitte à choquer certains de ses camarades.
" Cette question nous a posé un gros problème. Il y a une forme de tétanie face à la montée des revendications de certains musulmans. On a peur de passer pour un antimusulman. C'est de la mauvaise conscience. Alors, on n'en parle pas du tout. "
De son côté, Benoît Hamon pense au contraire que certains l'utilisent à mauvais escient.
" Il y a une peur des musulmans en France de la part de certaines élites. La laïcité est devenue pour eux un point d'appui, un étendard pour se poser en défenseur de la République alors qu'ils ont tout abandonné sur le social et l'économie ", tranche le leader de Génération.s. Il ajoute :
" C'est le camp de la peur. Ceux qui défendent une laïcité belliqueuse n'ont pas confiance dans la République. " Pour l'ancien candidat à la présidentielle, on ne peut pas dissocier la question laïque de la question sociale.
" C'est le libéralisme qui a affaibli l'Etat-providence. Cela percute notre modèle social et le tissu associatif qui permettait le vivre-ensemble ", analyse-t-il.
Dans ses propos, M. Hamon vise en réalité Manuel Valls. L'ancien ministre de l'intérieur s'est fait le héraut de la défense de la laïcité depuis plusieurs années. Avec son caractère, virulent, parfois excessif, le député (LRM) de l'Essonne en a fait son combat principal.
Il veut l'incarner. Ce qui fait hurler ses contempteurs.
" Il y a clairement un aspect identitaire dans sa défense de la laïcité. Son bouclier, c'est pour protéger une identité contre l'islam ", juge un spécialiste de la laïcité qui souhaite rester anonyme. Est également reprochée à M. Valls sa proximité avec le Printemps républicain, cénacle qui défend avec véhémence une conception stricte de la laïcité. Contacté, son cofondateur Laurent Bouvet a refusé de nous répondre.
" Lâcheté intellectuelle "Manuel Valls se défend, quant à lui, de toute vision radicale. Et assure ne combattre que
" l'islam politique ". Il prévient :
" Il faut traiter cette question sans tomber dans le racisme ou le rejet. Il faut définir une position républicaine, laïque et progressiste. Et bien tenir la ligne. Le risque est de partir avec l'extrême droite. On ne peut pas pétitionner avec n'importe qui. " Pour M. Valls,
" les deux gauches irréconciliables, c'est sur la laïcité ". Des termes qui ne font pas l'unanimité.
" Ce débat déborde le cadre de la gauche. La laïcité ne revient dans le débat que de façon polémique et par la stigmatisation de l'islam ", estime M. Dharréville.
" Je ne crois pas aux deux gauches irréconciliables. Il y a une tentation d'exagérer le clivage. Hamon n'est pas un islamogauchiste. Et quand vous écoutez Valls, sur le fond, il n'est pas loin de ce que pense un laïc traditionnel ", temporise M. Maurel.
Les différentes formations de gauche ne se saisissent pas (ou peu) du sujet. Au PS, nombreux sont ceux qui soulignent l'absence de débat sur la question. Parfois en des termes très durs, comme ceux de M. Valls, qui ne mâche pas ses mots envers son ancienne formation :
" C'est de la lâcheté intellectuelle. Une masse informe qui ne prend jamais position. " Emmanuel Maurel résume :
" Il n'y a pas de position officielle du PS. "
La France insoumise n'est pas dans cette situation. Le mouvement de Jean-Luc Mélenchon s'est doté d'un livret spécifique. Pour les " insoumis ", la laïcité est un outil d'émancipation,
" un pilier de la République une et indivisible ",
" porteur de droits inaliénables : la liberté de conscience et de culte, l'égalité des citoyen.ne.s, (…)
la séparation du politique et du religieux ". Une position en droite ligne avec celle défendue par M. Mélenchon, membre du Grand Orient de France et militant laïc de longue date. Cependant, certains cadres de LFI comme Danièle Obono ou Clémentine Autain peuvent avoir une interprétation différente ? moins stricte ? de la loi de 1905.
" C'est le livret qui compte, c'est notre ligne, commente Alexis Corbière.
La laïcité est un élément de concorde, qui réunit tous les citoyens, garantit la liberté de conscience et la liberté de pratiquer sa religion. "
Discret sur la question depuis la campagne présidentielle de 2017, Jean-Luc Mélenchon a profité du discours d'Emmanuel Macron face aux évêques, le 9 avril, pour revenir en première ligne. Le président de la République avait notamment déclaré :
" Nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l'Eglise et l'Etat s'est abîmé et qu'il importe, à vous comme à moi, de le réparer. " Le lendemain, chose rarissime, M. Mélenchon demande à quelques journalistes de venir discuter dans son bureau de l'Assemblée. M. Mélenchon y endosse le rôle de premier défenseur de la laïcité. Le ton est pédagogue, clair et précis.
" Ce discours est inacceptable et choquant. (…)
C'est niveau d'une copie de terminale.(…)
Même Nicolas Sarkozy n'est pas allé aussi loin. Le lien - entre l'Eglise et l'Etat -
n'est pas abîmé, il a été rompu. C'est l'essence même de la loi de 1905. Le président de la République n'est pas une autorité spirituelle. C'est un mélange des genres mortel. On n'a pas à convoquer les croyants en leur qualité de fidèles d'une religion. " Il ajoutait :
" Et il appelle les catholiques à s'engager politiquement ? Et les juifs ? Les musulmans ? Pourtant moi, je pensais qu'on devait combattre l'islam politique. Donc on va dire aux catholiques, faites de la politique, et pas aux autres ? "
" Taper sur le même clou "Ce jour-là, M. Mélenchon évoquera même la possibilité d'une initiative commune à tous les leaders de gauche, y compris… Manuel Valls avec qui les relations sont extrêmement tendues.
" Tout le monde est le bienvenu pour taper sur le même clou ", dira même le député des Bouches-du-Rhône. Mais l'idée fera long feu.
" C'est difficile de se mobiliser contre un discours ", décrypte Benoît Hamon quelques jours plus tard.
L'atonie des partis de gauche peut aussi s'expliquer par l'affaiblissement du poids de la galaxie laïque, notamment du Grand Orient. Philippe Guglielmi, ancien grand maître du Grand Orient de France, principale obédience maçonnique, et cadre socialiste, le reconnaît :
" Je n'ai jamais trouvé écho au PS de ma vision de la laïcité. " Il se souvient aussi s'être
" fait alpaguer " par une dirigeante sur le trottoir devant le siège du PS
" après une intervention sur le voile. J'en étais resté coi ". M. Maurel développe :
" Il y a une perte d'influence, des querelles picrocholines pour le contrôle… La galaxie laïque est vieillissante, fonctionne en vase clos. Il n'y a pas de volonté de faire du prosélytisme et de s'adresser au reste de la société. "
Les relations complexes de la gauche à la laïcité ne datent pas d'aujourd'hui. Sans remonter à la
" bataille " autour de l'adoption de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l'Etat, plusieurs dates ont jalonné ces débats depuis plus de trente ans. 1984 et le retrait de la loi Savary sur un grand service public de l'éducation après des manifestations monstres de l'école privée catholique. 1989 et l'exclusion de trois élèves voilées d'un collège à Creil (Oise). Puis 2003, avec une nouvelle polémique autour de deux sœurs voilées dans un lycée de Seine-Saint-Denis. Cette affaire débouchera sur l'adoption d'une loi en mars 2004, établissant l'interdiction des signes ostensibles à l'école.
Au-delà des divergences passées et actuelles, un point rassemble toute la gauche : la nécessité d'avoir, sur le sujet de la laïcité, un
" débat dépassionné, rationnel " et de
" sortir des outrances ". La route est encore longue.
Abel Mestre
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