Translate

dimanche 29 avril 2018

Néonicotinoïdes : vingt ans de retard




29 avril 2018

Néonicotinoïdes : vingt ans de retard

agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
La Commission européenne a annoncé, vendredi 27  avril, que trois des principaux insecticides néonicotinoïdes (imidaclopride, clothianidine et thiaméthoxame) seraient interdits dans tous leurs usages extérieurs. Rappelons que l'introduction de ces substances en Europe, au milieu des années 1990, et leur adoption massive par le modèle agricole dominant coïncident avec l'accélération du déclin des abeilles domestiques et, surtout, avec un effondrement de l'ensemble de l'entomofaune.
Pour les défenseurs de l'environnement, cette décision est une bonne nouvelle. Mais elle signale aussi une grave catastrophe réglementaire. Car il aura fallu attendre près de vingt ans avant que les autorités européennes tiennent pleinement compte des alertes lancées par les apiculteurs et les scientifiques.
" Dès 1994, des apiculteurs français signalaient des troubles graves de leurs colonies d'abeilles, allant jusqu'à leur mortalité, rappelle l'apidologue Gérard Arnold, directeur de recherche émérite au CNRS et l'un des premiers chercheurs à avoir expertisé la question. Ces troubles apparaissaient principalement au début de la floraison des tournesols, qui fournissaient à cette époque aux colonies d'abeilles une abondante quantité de nectar et de pollen. Après enquête sur le terrain pour en comprendre les raisons, les apiculteurs avaient constaté qu'un nouvel insecticide de la famille des néonicotinoïdes, l'imidaclopride, était utilisé pour le traitement préventif de cette culture. " Grande innovation : le toxique n'était pas pulvérisé, mais enrobait les graines de la plante qui, au cours de sa croissance, s'en imprégnait.
Retarder la prise de conscienceAprès les premières alertes des apiculteurs, il fallut attendre sept ans pour que le ministre de l'agriculture de l'époque, Jean Glavany, décide de la formation d'un groupe d'une vingtaine d'experts – le Comité scientifique et technique de l'étude multifactorielle des troubles des abeilles (CST) – pour trancher la controverse. Il fallut à nouveau attendre deux années, c'est-à-dire 2003, pour que le groupe rende ses conclusions.
Gérard Arnold, qui en fut membre, rappelle que ses conclusions étaient claires : une exposition au nouvel insecticide était cohérente " avec les observations de terrain rapportées par de nombreux apiculteurs en zones de grande culture (maïs, tournesol), concernant la mortalité des butineuses, leur disparition, leurs troubles comportementaux et certaines mortalités d'hiver ". En clair : les apiculteurs avaient d'excellentes raisons de se plaindre des " néonics ".
Surtout, le CST concluait que les études industrielles, fournies par les firmes aux autorités en vue de l'homologation de leurs nouvelles molécules, étaient souvent très insuffisantes. Ainsi, 2003 aurait pu marquer le début de la fin de la controverse. Mais ce ne fut pas le cas. Les sociétés agrochimiques utilisèrent la boîte à outils des cigarettiers pour retourner la science contre elle-même et semer le doute. Faire de la rigueur et de la recherche d'exactitude des instruments pour retarder le plus possible la prise de conscience des risques.
Toutes les causes alternatives aux néonicotinoïdes furent activement promues pour élucider le déclin des abeilles : les apiculteurs étaient devenus subitement incapables de s'occuper de leurs ruches, des virus et autres pathogènes naturels étaient brutalement apparus, les fleurs avaient disparu sans crier gare, plongeant les butineuses dans la famine, la virulence d'un redoutable parasite – le varroa – s'était mystérieusement accrue, etc.
En  2011 – soit huit ans après le rapport du CST ! – la Commission européenne demanda à l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) d'évaluer les études réglementaires sur la foi desquelles les néonicotinoïdes avaient été autorisés. Publiées en  2012, ses conclusions étaient cohérentes avec celles du CST, presque dix ans auparavant…
" Ni la toxicité sur les larves, ni les effets à long terme sur les colonies, ni la toxicité chronique sur les adultes, ni la toxicité sublétale – par exemple, lorsque les abeilles sont désorientées et ne retournent pas à leur ruche – n'avaient été étudiés avant la mise sur le marché ", raconte Gérard Arnold. Les essais en plein champ étaient, eux aussi, totalement défaillants… Et le plus tragiquement cocasse est qu'en dépit de cette cécité, documentée de manière irréfutable, ces mêmes tests sont encore utilisés aujourd'hui pour homologuer les nouvelles classes d'insecticides.
Le rapport de l'EFSA de 2012 sifflait-il la fin de la partie ? Non. Il fallait en avoir le cœur vraiment, vraiment net. L'agence européenne fit donc une analyse des risques en  2013 – soit une décennie après celle conduite en France par le CST sur l'imidaclopride – avec les mêmes résultats. Fin 2013 un moratoire européen – pour quelques catégories d'usage – fut donc décrété sur les trois néonicotinoïdes les plus dangereux.
Quant à les interdire pour de bon, il fallait une nouvelle expertise, plus complète encore. Celle-ci ne fut rendue par l'EFSA qu'en février  2018. " Soit vingt-quatre ans après les premières alertes ", note Gérard Arnold. Dans ce laps de temps, ce ne sont pas seulement les abeilles qui ont dégringolé, mais toute l'entomofaune : les populations d'insectes volants pourraient avoir diminué, en Europe, de près de 80  % au cours des trois dernières décennies, selon une étude allemande publiée en octobre  2017.
Ainsi, la décision européenne d'interdire ces trois " néonics " intervient alors que les dégâts qu'ils ont causés sont immenses et sans doute déjà partiellement irréversibles. Un peu comme un médecin qui attendrait de diagnostiquer un cancer du poumon pour conseiller à ses patients d'arrêter de fumer. Ou de changer de marque de cigarettes.
par Stéphane Foucart
© Le Monde

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire