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31
Oct
2016
Dans l’intimité du parti Démocrate, les vérités qui dérangent sont requalifiées en “Complots de Poutine”, par Glenn Greenwald
Source : The Intercept, le 11/10/2016
Glenn Greenwald
Le 11 octobre 2016
Donald Trump, pour des raisons que j’ai déjà soulignées à plusieurs reprises, est un candidat extrémiste, méprisable et dangereux, et son humiliante défaite quasi-certaine est pour dans moins d’un mois. Alors je me rends compte du peu d’empressement de certains milieux à critiquer les tactiques journalistiques sordides et parfois frauduleuses employées pour atteindre ce but. Face à un dominateur, injurieux, misogyne, fanatique, effrayant, sans loi, quelle est l’importance d’un peu de fraude journalistique ou d’alarmisme continuel entre amis au sujet d’agents du Kremlin forcément subversifs, si elle contribue à l’arrêter ?
Mais janvier arrive, les Démocrates continueront d’être, plus que jamais, la formation politique dominante aux États-Unis, et les tactiques qu’ils adoptent maintenant perdureront après l’élection, ce qui les rend dignes d’un examen minutieux. Ces tactiques consistent maintenant principalement à rejeter les faits ou les documents qui desservent leurs leaders, en insinuant fortement que quiconque pose des questions ou s’oppose à ces dirigeants est un larbin ou agent du Kremlin, chargé d’une mission anti-américaine, subversive et dangereuse, au profit d’acteurs hostiles basés à Moscou.
Pour voir combien ce comportement est devenu extrême et destructeur, examinons rapidement deux affirmations totalement fausses des Démocrates, véhiculées durant ces quatre derniers jours par des journalistes fidèles au parti, qui ont été diffusées et ont amené des milliers de personnes, sinon plus, à les croire. Vendredi, WikiLeaks a publié sa première série de courriels obtenus à partir du compte du président de campagne de Clinton, John Podesta. Malgré la tradition de longue date de WikiLeaks de ne publier que des documents authentiques, l’ex-responsable du renseignement favori du MSNBC, Malcolm Nance, quelques heures après la publication de l’archive, a posté un tweet affirmant, sans aucune preuve et sans référence à aucun document d’archives de WikiLeaks, qu’elle était entachée de nombreuses falsifications :
Avertissement officiel : Les #PodestaEmails sont déjà avérés comme criblés de falsifications évidentes & #blackpropaganda même pas professionnelles.
Comme vous pouvez le voir, cet “Avertissement officiel” a été re-tweeté plus de 4000 fois. Non seulement par des fans quelconques de Clinton, mais aussi par des journalistes de haut niveau supporters de Clinton qui, par leur propagande, donnent leur approbation à cette affirmation. Ce faisant, ils conduisent un nombre énorme de gens à penser que les archives de WikiLeaks sont un tissu de mensonges et que leur contenu doit simplement être ignoré. Les responsables officiels de la campagne de Clinton ont passé la journée à nourrir ces insinuations, suggérant fortement que les documents étaient peu dignes de confiance et devaient donc être ignorés. Pouf, et voilà, des faits déplaisants à propos d’Hillary Clinton disparaissent, comme une fée protégeant des enfants apeurés avec sa baguette magique en couvrant de poussière le démon qui ainsi disparaît.
Sauf que la fraude ici, c’était la déclaration de Nance, et pas du tout les documents publiés par WikiLeaks. Ceux-là étaient véridiques. Bien sûr, durant le débat de dimanche soir, Clinton elle-même a confirmé leur authenticité, alors qu’on lui posait directement la question au sujet des extraits du discours à Wall Street trouvé dans la publication. Et les journaux, par exemple du New York Times et AP (Associated Press), rapportèrent — et continuent de rapporter — dans leur contenu sans aucune prudence, que ça pourrait être des faux. Aucun vrai journaliste de la presse écrite ou des salles de rédaction (contrairement aux agents de campagne se faisant passer pour des journalistes) n’est tombé dans le piège du scam, mais cette tactique n’a pas empêché l’information de passer.
Mais cela a envoyé un signal aux fans les plus dévots de Clinton d’ignorer simplement la publication. Quiconque écrit des articles sur ce que ces documents révèlent sont instantanément inondés de déclarations de Démocrates disant que ce sont des faux, par des gens qui pointent souvent vers des “articles” comme celui-ci.
Cet article a été partagé presque 22 000 fois rien que sur Facebook. Pour la défense de Nance, c’est vrai que quelque inconnu a posté un email falsifié sur internet et prétendu qu’il était vrai. Mais cela ne venait pas de WikiLeaks et n’avait rien à voir avec le fait de vérifier la fiabilité de l’archive (pas plus queles fausses histoires du NYT sur Internet ne mettent en doute la fiabilité des articles de ce journal). Personne n’a relevé ne serait-ce qu’un seul mail ou document douteux publié par WikiLeaks, y compris ceux des proches de Clinton dont le nom est listé comme auteurs ou destinataires. Et pourtant, ces journalistes et “experts” ont délibérément convaincu on ne sait combien de personnes de croire à ce conte de fées : que WikiLeaks est plein de falsifications.
Plus insidieux et subtil, mais bien pire, nous avons ce que Newsweek et son journaliste-adorateur de Clinton Kurt Eichenwald a fait hier soir. Ce qui est arrivé, dans le vrai monde des faits, était extrêmement banal. Un des emails de la deuxième tranche d’archive WikiLeaks/Podesta, posté hier, était de Sidney Blumenthal à Podesta. La seule raison de l’email de Blumenthal était de montrer à Podesta une des séries interminables d’articles d’Eichenwald exonérant Clinton, celui-ci au sujet de Benghazi. Donc, dans le corps de l’email à Podesta, Blumenthal a simplement collé le lien et le contenu entier de l’article. Bien que le propos de l’article d’Eichenwald fût de défendre Clinton (comme tout ce qu’il dit et fait), un paragraphe au milieu reconnait qu’une des critiques mineures de Clinton sur Benghazi était peut-être rationnelle.
Une fois que WikiLeaks a annoncé que ce second paquet d’emails était en ligne, beaucoup d’organisations (y compris The Intercept, le NYT et AP) ont commencé à les passer au peigne fin pour trouver une information intéressante et publier des articles. Telle cette histoire publiée par Sputnik, le site d’information officiel du gouvernement russe similaire à RT, qui mettait en évidence ce mail de Blumenthal. Mais l’histoire de Sputnik attribua à tort le texte de l’article du Newsweek à Blumenthal, suggérant ainsi qu’un des conseillers les plus proches de Clinton l’a critiquée sur Benghazi. Sputnik a rapidement retiré l’article quand Eichenwald a indiqué que ces propos étaient les siens, pas ceux de Blumenthal. Et puis, dans son discours de campagne la nuit dernière, Trump a fait référence à cet article de Sputnik (des heures après qu’il ait été publié et répandu sur les médias sociaux), proclamant (bien sûr faussement) que même Blumenthal a critiqué Clinton sur Benghazi.
Voilà ce qui est arrivé. Il n’y a aucune suggestion dans cet article, encore moins de preuves, que les emails de WikiLeaks sont falsifiés : cela n’est tout simplement pas vrai. C’était juste une erreur de Sputnik rapportant cet email. Dès que Sputnik a réalisé l’erreur d’attribution à Blumenthal, il a retiré l’article. Ce n’est pas difficile d’imaginer comment un membre du staff de Sputnik, pressé et imprudent, a pu jeter un coup d’œil à cet email et à raté le fait que Blumenthal a transmis à Eichenwald un article plutôt que de l’écrire lui-même. Et alors que personne ne savait comment cette histoire erronée de Sputnik arriva à Trump et qu’il allait l’utiliser dans son discours, c’est facile d’imaginer comment un membre de l’équipe de Trump serait tombé sur cette histoire largement partagée, publiée des heures avant sur internet, et l’a passée à Trump pour qu’il en parle, sans réaliser les raisons d’être sceptique, et cela au sein d’une campagne inepte et de bas niveau, qui a déjà cité avant InfoWars et autres sites pro suprématie blanche, parmi bien d’autres.
En tout cas, ce n’est qu’un petit embarras pour Trump, basé sur une preuve évidente. Il a cité une fausse histoire d’un site russe non crédible, comme il est intéressant de le noter. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Eichenwald dans un état hystérique grandissant, a posté frénétiquement pas moins de trois douzaines de tweets sur le sujet la nuit dernière, à chaque fois intensifiant ses arguments. Pendant ce temps, il a conduit un très grand nombre de personnes à croire qu’il a prouvé que : 1) les documents des archives de WikiLeaks sont retouchés ; 2) que la Russie met des faux dans les archives de WikiLeaks ; 3) que Sputnik connaissait les archives de WikiLeaks avant qu’elles ne soient postées en ligne ; 4) que WikiLeaks coordonnait ses publications avec le gouvernement russe ; 5) que le gouvernement russe et l’équipe de campagne de Trump se sont entendus pour faussement attribuer les mots de Eichenwald à Blumenthal.
En fait, Eichenwald n’a absolument aucune preuve de tout cela. La question n’est pas que ses preuves ne soient ni convaincantes ni concluantes ; la question est qu’il n’y a aucune preuve, sur rien. C’est juste une théorie de conspiration et une spéculation qu’il a inventée. Pire encore, l’article, faisant allusion à ces allégations et encourageant les lecteurs à y croire ne revendique aucune de ces choses expressément. Au lieu de cela, Eichenwald écrivait ses tweets dérangés et gonflait à plusieurs reprises cette histoire vraiment dérisoire — un email faussement attribué par Sputnik et repris par Trump — en un avertissement en cinq points que la preuve avait été faite d’un insidieux complot des Russe pour subvertir les élections US, avec Trump et de faux documents WikiLeaks au milieu
EN SOIT, cela n’est pas si important. Tout journaliste est tenté par le battage médiatique. Mais Eichenwald est allé bien plus loin, y compris comme démontré ci-dessous, en utilisant des mensonges récusables. Mais ce qui rend les faits si significatifs, c’est de voir combien de journalistes raisonnables et parfaitement intelligents se sont laissés prendre par la double hystérie des dynamiques de groupe sur Twitter et des œillères électorales — tout comme ils l’ont fait avec l'”Avertissement officiel” de Nance — et cela au point que CNN a invité Eichenwald ce matin pour parler de son scoop mêlant Poutine, Trump et WikiLeaks dans le complot visant à gaver les Américains de désinformation russe.
Regardez comment ce récit perverti a été interprété en très peu de temps sans personne pour le contredire de crainte d’être taxé de larbin de Poutine ou supporter de Trump (accusations qui en passant font inévitablement leur chemin à la suite de cet article.) :
Folks : Wikileaks est corrompu. La Russie savait exactement où chercher pour prendre mes paroles et les mettre dans la bouche des amis d’Hillary
Le gouvernement russe a falsifié un email. Puis Trump a cité le courriel falsifié lors d’un rassemblement. Seuls ces deux-là le savaient. Comment ?
- J’aime ma propagande russe à la méthode ancienne, prononcée par Moscou, et non par le candidat républicain à la présidence
- La désinformation du gouvernement russe est apparue SEULEMENT sur les nouvelles contrôlées par le gouvernement. Trump les a énoncées comme un fait. Où les a-t-il obtenues ?
- Le gouvernement russe a détruit ma pièce prouvant son engagement dans une cyberguerre pour influer sur l’élection. L’Amérique ripostera
- Il n’y a pas de meilleure preuve que @wikileaks fait partie d’une opération russe : Poutine a mis mes paroles dans la bouche d’autres personnes.
- Pour quiconque doute que Wikileaks travaille avec Poutine : lire comment mes paroles falsifiées sont devenues celles d’un confident de Clinton.
Appeler cela une tromperie éculée, c’est mésestimer le cas. En particulier, l’assertion répétée que son histoire a quelque chose à voir, sans le démontrer, avec “WikiLeaks travaille avec Poutine” ou “WikiLeaks est corrompu” est un mensonge pur et simple. L’affirmation du deuxième tweet — que “seuls ces deux-là [Trump et la Russie] le savaient — est un pur mensonge. Trump l’a cité alors que cela avait été publié des heures plus tôt et largement partagé sur Internet. De plus, tous des documents publiés par WikiLeaks ont toujours été identifiés comme absolument authentiques.
Mais regardez ces tweets : chacun a été retweeté par près de 1000 personnes, et bien plus que ça dans le cas du plus sensationnel. Et ils ont été vite popularisés par des gens qui devraient savoir que quiconque soutient Hillary Clinton veut croire que c’est vrai :
- Incroyable, nous sommes devant l’opération la plus vaste d’ingérence de l’État russe dans une élection américaine.
Vous doutez de la véracité des e-mails #Wikileaks ? Voici un indicateur qui vous dit que vous avez raison d’être méfiant.
— Diane Duane (@dduane) October 11, 2016
- Breitbart trouve ridicule de dire que Trump relaie directement la propagande russe. Mais qui l’écoute encore ?
- Comme @kurteichenwald le souligne, au moins l’un des e-mails piratés a été trafiqué pour que Hillary y paraisse pire.
Voici la raison pour laquelle vous ne devriez jamais croire tout ce qui vient de la Russie et/ou de WikiLeaks. Et pourquoi il est stupide de les citer
— Georg Kleine (@GeorgKleine) October 11, 2016
La Russie a fuité des e-mails piratés mais pour la première fois a contrefait un journaliste. Seule la presse russe a publié le mensonge. Pourtant, @ realDonaldTrump…
— Chris Sacca (@sacca) le 11 octobre 2016
Rien de tout cela n’est vraiment arrivé. Ou du moins il n’y a pas une seule preuve. Il y a des gens intelligents et rationnels qui croient des scams. Pourquoi ? C’est en partie parce que Twitter entretient ce courant de pensée et ce manque de sens critique — vous cliquez et sans effort vous envoyez tout ce que les gens sont prêts à croire — mais aussi parce qu’ils croient tellement au droit de leur cause (élire Clinton, battre Trump) qu’ils ont banni toute limite et contrainte, croyant que toute histoire, accusation ou bavure, peu importe qu’elle soit vraie ou complotiste, est justifiée par le but à atteindre.
Mais alors que la candidature de Trump présente de graves dangers, c’est également le cas du courant bien-pensant, particulièrement quand il submerge les plus influents. Le problème est que rien de cela ne va se calmer après l’élection. La machine électorale, qui a été construite sur l’union des élites pour soutenir Clinton — rejetant tous les faits gênants comme étant frauduleux pour les escamoter, qualifiant les critiques et les adversaires d’outils ou d’agents d’un pouvoir ennemi visant à détruire l’Amérique — est puissante. Comme on l’a vu ici, elle est capable d’inventer n’importe quelle histoire, peu importe qu’elle soit fausse ; diabolisant les critiques, peu importe la bassesse, et incitant les gens à croire qu’ils sont attaqués.
Pendant longtemps les socialistes se sont proclamés comme faisant partie de “la communauté réaliste” et ont traité les conservateurs de bigots et de victimes de “fermeture épistémique”. Les forces que l’on voit en mouvement ici ne sont en rien des sous-produits de la raison.
Photo du haut : Téléviseurs dans un magasin de Moscou en avril 2015, pendant la transmission de la séance annuelle du Président de la Russie Vladimir Poutine au téléphone avec la nation.
Source : The Intercept, le 11/10/2016
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
11 réponses à Dans l’intimité du parti Démocrate, les vérités qui dérangent sont requalifiées en “Complots de Poutine”, par Glenn Greenwald
Commentaires recommandés
Mais dès lors qu’il s’agit d’accuser “Poutine”, le complotisme, c’est bien !
D’ailleurs, il paraît que ce salaud du KGB a fourni des machines à voter truquées pour faire élire Trump.
Les Italiens (1948) et les Ukrainiens (2004) peuvent en témoigner.