A la conquête de l’Atlantique Sud
Mondialisation.ca, 29 décembre 2014
« Las garras del cisne » tel est le titre de l’ouvrage récemment publié par Roberto Lopes, historien militaire formé au Centro de Estudios de la Defensa Hemisférica ( Centre d’Etudes de la Défense Continentale) à la National Defense University des Etats-Unis. Dans son étude de presque 500 pages, solidement documentée, Lopes détaille l’ambition de la Marine Brésilienne pour la prochaine décade : passer de la vingtième modeste place mondiale, à la neuvième, derrière les Etats-Unis, la Chine, la Russie, la France, l’Angleterre, l’Inde, la Corée du Sud et le Japon.
Il ne s’agit pas d’une ambition insensée ou démesurée. Cet objectif suppose un ensemble d’investissements dans le cadre du Plan Conjoint d’Equipement de la Marine du Brésil (PAEMB) qui se propose d’acquérir ou de construire 61 navires de surface et 21 sous-marins dans les 17 prochaines années, soit une moyenne de trois à quatre unités par an. Peu de gens le savent mais ce projet comprend la fabrication de six sous-marins nucléaires au Brésil (le premier étant déjà en chantier) et de 15 sous-marins conventionnels dont le premier sera achevé dans un peu plus d’un an. La construction de deux porte-avions in situ est également prévue, avec une aide extérieure, tout comme pour les sous-marins, grâce à l’accord signé avec la France en 2008.
Dans ses plans stratégiques, la Marine envisage de baser une deuxième flotte qui devrait se situer près de l’embouchure de l’Amazone afin de couvrir les côtes septentrionales, et viendrait compléter celle mouillée à Rio de Janeiro. Le réarmement comprend trente navires d’escorte, dix-huit patrouilleurs de haute mer et 48 avions de chasse. Il faut également compter avec les énormes progrès de l’industrie aéronautique qui vient de lancer le cargo militaire KC-390, destiné à remplacer le légendaire Hercules 130 américain, et avec la signature de l’accord avec la marque Saab, qui permettra à l’Embraer (constructeur aéronautique brésilien) de construire des chasseurs de dernière génération.
De nouvelles armes pour de nouvelles richesses
« Le Brésil a l’intention de porter réclamation devant les Nations Unies, pour obtenir le contrôle d’une zone du « Haut Río Grande », chaîne montagneuse sous-marine au sud du pays, à environ mille kilomètres de la côte de Rio de Janeiro » (Folha de São Paulo, 10 février 2013). La presse brésilienne a publié la nouvelle quelques jours après la VIIème Réunion Ministérielle de la Zone de Paix et de Coopération de l’Atlantique Sud (ZOPACAS) mais les médias ne firent pas le lien entre les deux évènements. Cette alliance, qui regroupe 24 pays -dont deux faisant partie des BRICS (le Brésil et l’Afrique du Sud)-, de l’atlantique, latino-américains et africains, avait été conclue le 27 octobre 1986 à l’initiative du Brésil, et avec le soutien de l’Argentine.
Jusque là, on a évoqué les découvertes de pétrole « pré-sel » (gisements au delà d’une épaisse couche de sel) le long de la côte brésilienne, près du port de Santos, pour expliquer le réarmement de la Marine. Il s’agit de l’une des plus importantes découvertes d’hydrocarbures des dix dernières années, que la Marine appelle « Amazonie Bleue ». Pourtant, les richesses des fonds marins n’avaient jusqu’alors pas été prises en compte.
L’information révèle que dans cette région de l’Atlantique, à six mille mètres au-dessous du niveau de la mer, la Société Brésilienne de recherches des ressources minérales (CPRM en portugais), a détecté la présence de cobalt, nickel, manganèse, phosphate, gaz méthane et de minéraux rares. Brasilia a déjà envoyé cinq expéditions dans la zone où elle souhaite développer des activités commerciales en seulement dix ans, devant les preuves de la présence de navires allemands et russes, peut-être chinois, quadrillant la même zone.
La prochaine étape consiste à réclamer à l’Autorité Internationale des Fonds Marins (ISBA en anglais), l’attribution d’un périmètre de trois mille kilomètres carrés qui donnerait l’exclusivité des recherches au Brésil pour 15 ans, si la requête est acceptée. Roberto Ventura, responsable de la géologie et des ressources minérales à la CPRM précise : « Celui qui possèdera les cartes et connaîtra les zones de potentialité et celles à risques aura plus de chances » rappelant que les richesses minérales ne sont pas illimitées et que l’exploitation des fonds sous-marins est inévitable à court terme. (Folha de São Paulo, 10 février 2013).
La Russie et la France ont d’ores et déjà posé une option sur une zone proche de la cordillère du Rio Grande convoitée par des navires chinois qui y patrouillaient. Mais, contrairement à la Chine, le Japon, la Russie et l’Allemagne, ni le Brésil ni les autres pays de l’Atlantique Sud ne disposent de navires équipés pour ce type d’exploration. C’est pourquoi les cinq expéditions brésiliennes ont utilisé des bateaux hollandais et japonais.
En décembre 2010 la chancellerie brésilienne a organisé une Table Ronde à Brasilia dans le but de renforcer l’alliance de l’Atlantique Sud. Y ont été définis des périmètres de développement de projets communs : « Cartographier et explorer les fonds marins, protéger et préserver les ressources de la mer, les transports maritimes et aériens, la sécurité portuaire, la coopération pour prévenir et combattre les crimes transnationaux » (Ministère des Affaires Etrangères, -Ministerio das Relações Exteriores-, 9 décembre 2010).
Le contrôle controversé de l’Atlantique
En novembre 2010 s’est tenu le Sommet de l’OTAN (Sommet de Lisbonne), qui a ratifié la reconnaissance de l’alliance militaire comme force d’intervention mondiale. La motion, chapeautée par les Etats-Unis, stipule que les intérêts occidentaux peuvent amener l’alliance, initialement circonscrite à l’Atlantique Nord, à intervenir en n’importe quel endroit du globe, comme le précise le document « Strategic Concept For the Defence and Security of The Members of the North Atlantic Treaty Organisation » (www.nato.int/lisbon2010/stra… )
La réponse du Brésil fut immédiate. Le ministre de la Défense, Nelson Jobim, s’est montré particulièrement préoccupé par le risque que l’OTAN puisse intervenir militairement dans l’Atlantique Sud, zone qu’il a qualifiée de « géostratégique vitale pour le Brésil ». Il a très clairement affirmé la nécessité de séparer les intérêts de l’Atlantique Nord de ceux du Sud, qui demandent « des réponses différentes d’autant plus efficaces et légitimes que des organisations ou Etats étrangers ne s’y immiscent pas » (Defesanet, 17 septembre 2010).
Il a déclaré que les raisons qui ont conduit à la création de l’OTAN « ont cessé d’exister » dès lors que la menace représentée par l’Union Soviétique a disparu. Il a également accusé l’OTAN d’être devenu « un instrument au service de son membre le plus important, les Etats-Unis », et émis de sévères critiques vis à vis de « l’extrême dépendance européenne aux forces militaires américaines au sein de l’OTAN », source d’entrave « à sa condition d’acteur géopolitique à la hauteur de son poids économique ».
Le 3 novembre de cette année, dans le discours d’ouverture de la VIIème Conférence de Sécurité Internationale Fort de Capacabana (Rio de Janeiro), sous l’égide de la Fondation Konrad Adenauer (Allemagne), le ministre Jobim déclarait que ni le Brésil ni l’Amérique du Sud ne pouvaient tolérer que les Etats-Unis « s’arrogent » le droit d’intervenir n’importe où dans le monde, et en particulier, de « couper la ligne » qui sépare l’Atlantique Nord du Sud (Folha de São Paulo, 4 novembre 2010).
Jobim a rejetté le concept, véhiculé par le Pentagone, de « souveraineté partagée » sur cette région : « Quelle souveraineté les Etats-Unis veulent-ils partager, la leur ou la nôtre ? Nous ne nous ferons pas les complices des Etats-Unis pour qu’ils puissent continuer à maintenir leur position mondiale » ; il a également confirmé que « la politique internationale ne peut pas se définir en fonction de l’optique qui leur convient » (Folha de São Paulo, 4 novembre 2010).
Il est évident qu’il ne s’agit pas d’une position personnelle mais commune aux forces armées et au gouvernement du président d’alors : Lula. A ce moment là, le Brésil avait déjà signé son alliance stratégique avec la France et amorcé le réarmement du pays, ce qui amène Lopes à la conclusion que le gouvernement du PT « a fait plus pour les forces armées que tous les autres » (Defesanet, 30 août 2014).
Pour les stratèges brésiliens, le but est d’empêcher la superpuissance de créer une espèce d’OTAN du Sud. Guilherme Sandoval Góes, coordinateur de la Division des Affaires Géopolitiques et des Relations Internationales à l’Ecole Supérieure de Guerre, a affirmé que la ZOPACAS « a un rôle important à jouer pour désamorcer une possible initiative américaine d’imposer l’Organisation du Traité de l’Atlantique Sud (OTAS), ce qui consoliderait l’hégémonie nord-américaine sur cette région d’une importance capitale au niveau géo-stratégique ».
L’Ecole Supérieure de Guerre, en tant que centre de la pensée de l’armée brésilienne, considère qu’il s’agit d’éviter la subordination géopolitique de l’Amérique du Sud, espace « vital au renforcement de la position du Brésil sur le plan international ». Si ces étapes ne se concrétisaient pas, l’Amérique du Sud ne serait rien d’autre, pour Washington, qu’un objet d’exploitation économique sans aucune autonomie politique, argumentent les militaires.
La sécurité de chacun de ces pays passe par la non-ingérence d’autres pays dans l’Atlantique Sud. Par conséquent, les gouvernements du PT, à des degrés différents, ont œuvré en collaboration avec la Marine et l’Aviation, pour, non seulement moderniser les trois armes mais de le faire en accord avec les transferts de technologie, qui permette la création d’un complexe militaro-industriel autonome comme l’établit la Stratégie Nationale de Défense approuvée en 2008 par Lula.
L’un des joyaux de ce développement est le complexe naval d’Itaguaí, dans l’Etat de Rio de Janeiro. Ensemble d’installations comprenant des unités de fabrication, des centrales nucléaires et des chantiers navals d’où sortent les sous-marins, Lopes le considère comme « comparable aux plus grandes installations du même genre aux Etats-Unis, en Russie et en Chine ». (Defesanet, 30 août 2014).
Raúl Zibechi
Article original : Alai-Amlatina. Equateur, 19 décembre 2014.
Traduit de l’espagnol par Florence Olier-Robine pour El Correo
Raúl Zibechi, journaliste uruguayen, il écrit pour Brecha et La Jornada, il est également membre du conseil de l’ALAI.
El Correo. Paris, 27 de décembre 2014.
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