À 61 ans, le ténor franco-italien Roberto Alagna est l'un des chanteurs lyriques les plus populaires au monde. Entre incertitudes économiques, opportunités, relation au public ou à la presse, travail acharné et exigence extrême, sa vie synthétise la réalité d'un milieu âpre. Plongée dans un parcours exceptionnel, riche de leçons sur le chant lyrique, une discipline de haut-niveau méconnue.
En France, aujourd'hui, on estime qu'un peu de plus de 4 000 artistes lyriques vivent du chant, que ce soit dans des ensembles (chœurs d'opéra, de chambre...) ou en tant que solistes dans des productions diverses. Un très petit nombre lié au haut-niveau d'exigence de ce métier partout dans le monde. Formation, premiers contrats et succès, renouvellement en vue d'une carrière longue : les étapes sont nombreuses pour « percer » ; et les obstacles de toute sorte (finances, soucis de santé, concurrence, effets de mode, vie personnelle, etc.) ont tôt fait de sonner le glas de cette vie hors norme. Certains, tirant leur épingle du jeu, nous font parvenir leur nom. On pense ainsi aux regrettés Maria Callas, Luciano Pavarotti, Montserrat Caballé, Enrico Caruso... Aujourd'hui, parmi les stars s'inscrivant dans la durée, Roberto Alagna illustre pour nous presque toutes les difficultés survenant dans la vie d'un chanteur.
La première étape, pour tout chanteur, est de découvrir sa voix et d'être découvert par d'autres. La passion de Roberto pour la musique naît enfant. Déjà, il rêve d'opéra, mais c'est dans les cabarets qu'il commence à 15 ans, en chantant de la variété. Ayant appris le solfège en parallèle, il travaille sa voix lyrique et tente sa chance à l'Opéra de Paris à 22 ans. Sélectionné, il commence alors sa formation qui sera gratuite grâce à une bourse... une aubaine pour ce fils d'ouvrier de banlieue ! Nous touchons ici à deux premières difficultés communes. Tout d'abord, l'art lyrique répond à des critères très précis, le premier étant l'amplification de la voix sans micro. Il faut des années de pratique aux chanteurs pour sculpter leur organe à la façon d'un athlète, prendre conscience du corps, tenir le souffle, muscler l'appareil phonique et atteindre les notes souhaitées avec puissance. Un exercice au coût énorme ! Rien que pour la formation initiale, les jeunes chanteurs anglophones peuvent s'endetter à hauteur de 150 000 € !
Or, la voix exige d'être travaillée à vie. Fragile, elle évolue avec l'âge et les événements, et peut même se perdre d'un coup, comme c'est arrivé à Maria Callas. Dans le cas des ténors comme Roberto, même une voix naturelle exceptionnelle doit se construire pour répondre aux exigences du répertoire. Ce travail peut impliquer un coût énorme en cours divers (technique vocale, corps, prononciation des différentes langues, etc.) Les chanteurs sont tels des bijoux d'orfèvrerie rares et précieux... ce qui justifie des prix et des cachets parfois exorbitants. L'industrie n'est pas exempte de starisation : Roberto Alagna jouit d'un succès populaire immense, mais l'écrasante majorité de la profession joue sur l'intermittence et peine à être embauchée d'audition en audition. Cette précarité a fait du bruit durant la crise Covid, le baryton français Ludovic Tézier alertant sur le risque de disparition de l'art lyrique.
Bien qu'un frein important, l'aspect financier n'est qu'un mal parmi les pressions immenses et la solitude du milieu lyrique. La célèbre contralto québécoise Marie-Nicole Lemieux en témoigne : l'isolement pèse, sans oublier les préoccupations sur le physique, l'âge ou la concurrence des timbres plus « à la mode ». La maternité est aussi un renoncement important chez plusieurs femmes en carrière, ce qu'évoque la mezzo-soprano française Léa Desandre. Tout en vivant son art comme un épanouissement, elle reconnaît la nécessité d'une hygiène de vie irréprochable. Elle parle aussi des cases dans lesquelles le métier fait entrer et auxquelles elle a eu la chance de déroger. Chaque artiste placé sur scène risque de devenir un produit de consommation. Il faut ravir coûte que coûte, quitte à choisir le physique avant la voix.
À l'écoute, les nouvelles technologies, quoique contribuant à diffuser l'art lyrique, uniformisent et éduquent l'oreille au lisse en vogue. Le risque est de créer une génération allergique aux grains uniques : d'atypiques, ils seront jugés laids. Si ces attentes mercantiles formatent un peu les artistes lyriques, certains grands, comme Roberto Alagna ou Léa Desandre, savent préserver une différence assumée devenue leur signature — peut-être grâce à leur formation hors conservatoire. À l'ère de la standardisation, on s'arrache leur singularité. Un professionnel de l'opéra qui a côtoyé beaucoup d'artistes de premier rang nous l'a souligné :
« Roberto Alagna reste une figure d'exception dans le monde lyrique. Il est populaire tout en restant naturel, sans doute grâce à ses racines d'Italie du Sud où l'opéra est avant tout un art du peuple. Vocalement, il tient de la relique d'une autre époque : son modèle est Mario Lanza, star hollywoodienne des années 1950 grâce au film Le Grand Caruso. La filiation est évidente quand ils interprètent Vesti la giubba de Pagliacci. La différence, c'est que Lanza est mort à 38 ans, miné par le surpoids et l'alcool mais qu'Alagna a pu chanter cet air à Vérone à 57 ans sans signe de fatigue ! Comme toutes les stars, il s'essaie à tout. Inévitablement, il convainc plus dans certains répertoires que dans d'autres. Mais on ne peut nier son professionnalisme, son hygiène de vie ou son talent inné, mis au service d'un art qui cherche à émouvoir avant tout. Et cela, sans brader sa valeur et dans la durée. Respect ! »
Loin de laisser l'âge ou les blessures décider, Roberto Alagna fait de sa maturité une force d'expérience pour ses rôles. À plus de 60 ans, malgré des échecs où beaucoup le condamnaient, le chant du cygne n'est pas encore pour ce ténor.
Peter Bannister et Corentin Rahier
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