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vendredi 13 avril 2018

En Russie, la décharge de la colère


13 avril 2018

En Russie, la décharge de la colère

Volokolamsk est empoisonné par des déchets toxiques de Moscou

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Le tribunal est minuscule mais ils n'étaient que cinq, quatre femmes et un homme, à se serrer sur un banc, mardi 10  avril, face à la juge. Des premiers plaignants, bientôt suivis par d'autres. Cinquante-six personnes à ce jour se disent prêtes à aller jusqu'au bout pour obtenir la fermeture de l'immense décharge à ciel ouvert qui borde leur ville, Volokolamsk.
Depuis des mois, la paisible bourgade de 20 000 habitants, située à 129 kilomètres à  l'ouest de Moscou, est entrée en rébellion ouverte contre la montagne de déchets accusée de répandre des émanations toxiques. Une nouvelle manifestation est prévue, samedi 14  avril, deux semaines après un précédent rassemblement qui a poussé près d'un résident sur quatre à sortir dans la rue.
Dans la salle, l'audience préliminaire est expédiée en quelques minutes. Tous les dossiers vont être joints, annonce la magistrate en fixant le prochain rendez-vous au  7  mai. Avant de s'éclipser, le représentant de l'entreprise Iadrovo, gestionnaire de la déchetterie, conteste les certificats médicaux brandis par les plaignants qui réclament chacun 100 000 roubles (1 250  euros) de dédommagement. " Ils ne sont pas fiables ",dit-il.
" Nous avons des preuves, des expertises de l'eau, de l'air, qui montrent la présence de métaux lourds, par exemple du lithium, du baryum, du cadmium ", proteste sur le parvis du tribunal Ilia Lapkine, un juriste local qui dit lui-même avoir envoyé son fils de 6 ans à 300 kilomètres de là, chez ses grands-parents, pour le mettre à l'abri. Il n'est pas le seul.
Volokolamsk vit dans l'angoisse depuis qu'une partie de la population a été prise de malaises au -début de l'année. En mars, 67 enfants, saisis de nausées, ont dû être brièvement hospitalisés. " Les miens ont commencé à tousser, ils avaient du mal à respirer et dès qu'ils sont allés à Moscou, ils n'avaient plus rien, témoigne -Polina Elisseïeva, une jeune mère de famille au foyer. C'est bizarre, il y a par moments une odeur indéfinie, un peu sucrée. "
" En février, j'ai commencé à m'étouffer la nuit, puis j'ai eu des marques rouges partout sur la peau, le médecin m'a dit : “Ce n'est rien, c'est juste une dermatite.” Avant je n'avais jamais ce genre de problèmes ", se désole Kristina Koumitcheva, 23 ans, enseignante dans un lycée technique. " J'ai 38 ans et pourtant j'ai du mal à monter jusqu'à mon appartement au cinquième étage, je dois m'arrêter deux fois ", râle Vitali Rasteraïev, un autre enseignant qui a, lui aussi, choisi d'éloigner ses enfants.
Tout a commencé en juin  2017, semble-t-il, après que le président russe, Vladimir Poutine, interpellé dans une émission en direct à la télévision par une habitante de Balachikha, à l'est de Moscou, qui se  plaignait des nuisances de la décharge locale, a donné l'ordre de fermer ce site.
A cette époque, le cahier des charges de Iadrovo, tel qu'il figure sur le site Internet de l'entreprise, privatisée en  2008, indiquait un volume de 560 000 mètres cubes. Un an plus tard, en  2018, cette capacité est passée à 2,1  millions de mètres cubes. Tout autour de la capitale russe, il existe quinze autres décharges qui absorbent un cinquième des déchets de la Russie, où l'on ignore toujours le tri sélectif. Celle de Volokolamsk est située à moins de 3  kilomètres de la ville et sa rivière, Gorodenka, est contaminée par des infiltrations.
" Goût de métal dans la bouche "De loin – il n'est pas possible d'y pénétrer –, Iadrovo ressemble à une montagne nauséabonde au sommet de laquelle s'affaire une pelleteuse de guingois. Le long de la route qui mène au site, des monuments rappellent qu'autrefois l'armée d'Hitler était parvenue jusqu'ici, sur cette dernière ligne de front. De modestes demeures, sans gaz ni eau courante, jouxtent la décharge. Sur l'une d'elles, un panneau annonce " maison et -business à vendre ".
" Tenez, on va demander à cet homme ce qu'il en pense ", suggère Valentina, membre d'un collectif qui lutte pour la fermeture de Iadrovo, en avisant une silhouette sur le chemin. " Ça dépend du vent, si ça va dans ce sens ou dans l'autre ", marmonne le vieux monsieur en affichant un sourire sans dents. " Exactement, reprend Valentina.Mais les plus grandes concentrations d'émanations toxiques surviennent surtout la nuit avec les changements de pression et de température. Mon fils aîné dit qu'il ressent un goût de métal dans la bouche. "
Cette trentenaire dynamique a rejoint début mars le collectif " Nous sommes Volokolamsk " formé par de simples citoyens actifs, mais soucieux aujourd'hui de préserver leur anonymat. Trois militants ont déjà été arrêtés et purgent des peines de dix à quinze jours de prison pour avoir défié les autorités. Le 21  mars, jour de l'hospitalisation des enfants, le gouverneur Andreï Vorobiev, qui s'était rendu sur place, a été chahuté. Depuis, l'un de ses subordonnés a été démis de ses fonctions.
" Aucun contrôle "" Ce n'est pas nous qui politisons la situation ", souligne Alexeï, 40 ans, un membre du collectif. Rarissime en Russie, le mouvement de Volokolamsk s'est organisé autour des habitants de la ville. Et ceux-ci sont d'autant plus remontés qu'une immense fosse a été creusée en bas de la montagne d'ordures pour agrandir le site.
Alors, les uns collectent les expertises sur les produits toxiques, d'autres se documentent, y  compris à l'étranger, sur les questions techniques relatives à la proposition d'installer une " coque " sur les déchets. D'autres encore tiennent le décompte des gros -camions-bennes hermétiques qui vont et viennent à Iadrovo – " plus de 300 par jour, sans aucun contrôle ", assure Alexeï.
Leur détermination, visible sur les pare-brise des voitures qui arborent des autocollants de la déchetterie stylisée cerclée de rouge, ne faiblit pas. Elle s'étend même. Un mouvement identique contre des décharges et des sites pollués a démarré dans quatre autres localités situées dans la grande ceinture de la capitale, à Kolomna, Kline, Dmitrov et Serpoukhov, à  Moscou même, dans les nouveaux quartiers, à Smolensk, non loin de la frontière biélorusse, et depuis mardi, à Rostov, dans la région de Iaroslav.
Isabelle Mandraud
© Le Monde

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