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mercredi 27 décembre 2017

Le retour des " survivantes " yézidies

27 décembre 2017

Le retour des " survivantes " yézidies

Enlevées, séquestrées, violées, des femmes racontent l'horreur de leur captivité

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Des dizaines de femmes et d'enfants en tenues colorées, cheveux au vent, vont et viennent entre de simples bâtisses en parpaing à flanc de colline. Baigné de soleil et bercé par le chant des grillons, le village chrétien de Bamerny, aux confins nord du Kurdistan irakien, est devenu un refuge temporaire pour des centaines de yézidis. Chassés de la région des monts Sinjar en août  2014 par l'organisation Etat islamique (EI), des milliers de membres de cette communauté kurdophone ont été massacrés ou asservis par les djihadistes qui ont décrété leur religion, vieille de plus de 4 000 ans, " hérétique ".
Des familles se recomposent tant bien que mal au gré du retour des " survivants ". C'est ainsi qu'ils nomment ceux qui, parmi les femmes et les jeunes filles devenues esclaves sexuelles de djihadistes, ou les enfants et adolescents adoptés et parfois endoctrinés pour rejoindre les " Lionceaux du califat ", ont été sauvés de l'EI avec l'aide de passeurs ou à la faveur des combats. L'espoir est mince de voir revenir les hommes, dont beaucoup ont été massacrés dès leur capture.
" Il me forçait à faire des choses "Depuis qu'elle a fui les environs de Tall Afar, en novembre  2016, Nadia (les prénoms des personnes citées ont été modifiés)vit avec deux de ses sœurs àBamerny. Ses longs cheveux noirs soigneusement lissés découvrant des boucles d'oreille et un collier en or, la jeune fille de 17 ans est assise sur le matelas posé au sol. Elle a poussé la coquetterie jusqu'à assortir son rouge à lèvres à son ensemble fuchsia. Avec simplicité, elle relate plus de deux ans de captivité depuis son enlèvement dans le Sinjar par des djihadistes irakiens, le 3  août 2014, avec ses parents, ses huit sœurs, son frère et ses deux nièces.
Triées par âge, statut marital et beauté, comme toutes les autres femmes yézidies, les sœurs et les nièces ont été dispersées sur les marchés aux esclaves de Mossoul et de Tall Afar ou directement chez des " maîtres ". " J'ai été vendue et achetée tant de fois ", explique Nadia en comptant sur ses doigts : " Quatre fois. " La première, c'était en avril  2015. " Ils nous ont retirées à notre mère : moi, ma grande sœur et une des plus petites. Ma mère pleurait, les suppliait. Ils l'ont frappée et éloignée en l'emportant dans une couverture ", se souvient-elle.
Nadia a été conduite sur un camp militaire avec l'une de ses petites sœurs où se trouvaient déjà quatre esclaves. " Quelqu'un m'a achetée, mais n'est jamais venu me voir, poursuit-elle. Il m'a revendue à Ahmed. " Elle avait 15 ans, le jeune homme, 30 ans. " Je suis restée trois semaines avec lui dans une maison. Il m'enfermait quand il partait. Il ne m'a jamais frappée, mais il me forçait à faire des choses ", dit-elle, opinant du chef quand on lui demande s'il la violait.
Lorsque l'épouse et les filles du " maître " sont venues s'établir avec lui à Tall Afar, Nadia a été vendue à son cousin, Abou Maria, puis une semaine après, à un certain Abou Aïcha, qui avait déjà deux femmes et une esclave domestique. D'un " maître " à l'autre, la même terreur l'attendait : " Tous étaient toujours en colère. On ne pouvait pas parler et s'ils demandaient quelque chose, on devait le faire. Leurs femmes nous détestaient. Elles nous surveillaient et nous forçaient à tout faire dans la maison. "
Nadia a été achetée par un djihadiste turc, Abou Omar, déjà " propriétaire " de son cousin. Elle a vécu trois mois avec lui sur une base militaire puis plus d'un an dans sa famille avec trois autres esclaves yézidies. " Sa femme était jalouse, dit Nadia, elle ne voulait pas qu'il dorme avec moi. Je n'ai plus jamais passé une nuit avec luiSes parents me traitaient comme leur enfant, sauf que je devais tout nettoyer. Ils m'emmenaient à l'école coranique quatre fois par semaine pour apprendre à prier. "Convertie malgré elle à l'islam, Nadia a été émancipée et mariée à un jeune -yézidi plus âgé d'un an, adopté par une famille de l'EI et enrôlé de force comme combattant au sein des " Lionceaux du Califat ".
Un passeur pour 4 000  dollars" Quand la bataille de Mossoul et de ses environs a débuté, certaines -familles sont parties à Mossoul, d'autres en Syrie, poursuit-elle. Nous, les yézidis, on ne pouvait pas bouger. Le frère de mon mari avait un téléphone. Il a trouvé un passeur pour nous faire sortir. " Pour 4 000  dollars par personne, le passeur les a conduites, elle et 17 autres yézidies, jusqu'aux positions tenues par les pesh-mergas, les combattants kurdes. Nadia était enceinte quand elle a fui. Après l'accouchement, elle a été séparée de l'enfant, qui a été confié à la famille de son mari, à Dohouk (nord de l'Irak).
Sa demande d'asile au Canada est en attente. L'une de ses sœurs, sauvée avant elle des griffes de l'EI, y est déjà installée. Une autre est en Allemagne, une troisième en Australie. Nadia, elle, ne se sent pas prête à partir tout de suite. " Mon mari est resté coincé avec Daech. On n'a pas de nouvelles de lui mais j'ai l'espoir qu'il rentre. Je veux l'attendre ", confie-t-elle, avouant être tombée amoureuse. " Si je ne peux pas repousser le départ, j'irai au -Canada avec ma grande sœuret ses enfants pour trouver un meilleur avenir ", lâche-t-elle, résignée.
En attendant, elles espèrent aussi le retour des trois dernières sœurs encore aux mains de l'EI et de leur frère, porté disparu. " En février, une femme est revenue de Rakka, en Syrie, et a dit que l'une d'elles s'y trouvait mais nous n'avons pas eu d'autres nouvelles ", indique Nadia. Leurs deux nièces de 9 et 7  ans sont les dernières à être rentrées de Mossoul. Depuis, elles restent mutiques. " Nous avons récupéré la dernière, le corps couvert de bleus et la tête pleine de poux. Elles savent tout ce qui s'est passé mais elles ont besoin de temps pour parler et elles ne parlent pas kurde, mais arabe ", dit la sœur aînée de Nadia, caressant la tête de la plus jeune.
L'horreur qu'elles gardent enfouie en elles, Lina la raconte à demi-mot. Cette " survivante " de 19 ans a vécu avec sa nièce de 9 ans et d'autres enfants pendant vingt mois chez le même " maître ", un émir local de l'EI, à Hammam Al-Alil puis à Mossoul. En février, elles ont fui avec l'aide du beau-frère de l'émir, qui s'est servi d'elles pour franchir les barrages des forces irakiennes en se présentant comme leur sauveur.
" Même les filles de 8 ans et plus, ils leur faisaient des choses, accuse Lina, la voix étranglée. Un matin, une d'elles a disparu. J'ai demandé où elle était. On m'a dit qu'elle n'avait pas survécu à la nuit passée avec le maître. A Hammam Al-Alil, il y a les tombes de deux fillettes que je connais. " Lina se surprend à réprimer un sanglot. " Je n'arrive pas à pleurer, se ressaisit-elle. Je me sens si froide et insensible après tout ce que j'ai vécu pendant deux ans… "
Hé. S.
© Le Monde

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