L'objectif du président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, ne cesse d'être contrarié. Il a fixé un maximum de trois mois, le 29 novembre, au commandement militaire, de sécuriser la péninsule du Sinaï, bastion d'une insurrection djihadiste qui déstabilise l'ensemble du pays. Le 29 décembre, neuf personnes ont été tuées dans l'attaque d'une église copte au Caire revendiquée par la " Province du Sinaï ". Le 19 décembre, la branche locale de l'organisation Etat islamique (EI) avait déjà revendiqué le tir d'un missile téléguidé sur l'aéroport d'Al-Arich, le chef-lieu du Nord-Sinaï, qui, selon l'armée, a tué un officier et blessé deux autres, au moment même où les ministres de la défense et de l'intérieur effectuaient une " visite inopinée ".
L'insurrection armée qui sévit dans le nord de la péninsule désertique est devenue l'épine dans la botte du maréchal Sissi. Quatre ans de " guerre contre le terrorisme " n'ont pas suffi à venir à bout du réduit djihadiste condensé dans un triangle de désert de 1 200 km2 entre les villes d'Al-Arich, Rafah et Cheikh Zouweid. C'est même hors de cette zone, à l'ouest d'Al-Arich, qu'a eu lieu l'attaque la plus meurtrière de l'histoire du pays contre la mosquée de Raoudah, le 24 novembre, qui a fait 311 morts et 122 blessés dans le clan Al-Jarirat, lié à une confrérie soufie, un courant mystique de l'islam jugé " hérétique " par les djihadistes. Bien que non revendiquée, elle porte la marque de la " Province du Sinaï ", qui a amplifié depuis un an ses attaques contre les civils sur tout le territoire, notamment contre les coptes.
Le décompte des attaques établi par le Tahrir Institute for Middle East Policy (Timep) est loin de confirmer le satisfecit des autorités égyptiennes sur une menace en passe d'être maîtrisée. Plus de 32 attaques ont été menées pour les neuf premiers mois de 2017, contre 57 en 2016 et 34 en 2015. En 2017, au moins 507 civils ont été tués contre 558 de décembre 2013 à 2016. Dans le Nord-Sinaï, au moins 396 civils et 292 membres des forces de sécurité ont été tués en 2017, contre 446 au total en 2016.
" Il y a un manque d'adaptation de la stratégie militaire, estime une source occidentale.
Cette lutte antiterroriste n'a jamais été dimensionnée pour répondre à la menace : les forces ne sont pas formées à la contre-insurrection ; il n'y a pas d'unités mobiles rapides ; la plupart sont des conscrits ; et il y a un manque de renseignements et de relais sur le terrain. Ils n'arrivent à contrôler que les axes routiers. " Depuis plusieurs années, les partenaires occidentaux du Caire intiment à ses forces de sécurité d'adopter des tactiques contre-insurrectionnelles plutôt que de continuer à recourir à l'infanterie et aux armements lourds, inefficaces sur ce terrain.
" Demandes inacceptables "
" Depuis un an, ils écoutent ces conseils ", assure Hisham Hellyer, chercheur à l'Atlantic Council. Les forces égyptiennes ont renforcé le maillage du terrain, avec l'aide d'informateurs, adopté des techniques de combat asymétrique (opposant un Etat fort à un ennemi faible disposant de très peu de moyens) et développé l'usage de drones pour mener des attaques plus ciblées. Les marges d'action du groupe " Province du Sinaï " ont été dégradées. Les djihadistes n'opèrent plus que par cellules isolées et clandestines. Mais les forces de sécurité ont perdu beaucoup d'hommes et leurs opérations ont fait beaucoup de victimes civiles, sans réussir à contenir la menace.
" Ça ne marche pas à cause des spécificités du terrain, du dilemme entre sécurité et développement, et des demandes inacceptables des tribus locales ", estime Tewfik Aclimandos, chercheur associé au Collège de France.
L'objectif de trois mois fixé à l'armée pour mater l'insurrection djihadiste est jugé irréaliste. Les craintes sont grandes que les civils paient le prix d'une approche purement sécuritaire et que l'Etat s'aliène davantage la population locale.
" Il faut une stratégie plus globale, notamment de développement pour remédier à des décennies de marginalisation, de chômage, de mauvais traitements par la police et par l'armée, qui alimentent le terrorisme dans le Sinaï ", insiste Samir Ragheb, un général égyptien à la retraite. Une analyse que partage le journaliste Mohannad Sabry, originaire du Sinaï.
" Il est impossible de développer des solutions sécuritaires si elles ne sont pas soutenues par un effort tribal unifié et un accord avec l'ensemble de la communauté ",affirmait-il le 1er décembre dans un entretien au think tank américain Carnegie.
Certains membres des tribus du Sinaï collaborent de longue date, de façon localisée et encore anecdotique, par cooptation, avec l'armée. C'est le cas du cheikh Ibrahim Al-Argani de la tribu Tarabin, qui a créé l'Union des tribus du Sinaï pour soutenir l'armée, avec qui il est associé dans sa société d'import-export Misr Sinaï.
" On se bat contre eux depuis un an et demi en coopération avec l'armée. Ils ont besoin de nous pour la reconnaissance et le renseignement ", dit-il. Sur les vidéos, ses hommes apparaissent tantôt en uniforme de l'armée, intégrés aux unités conventionnelles, tantôt en tenue civile, mitrailleuse en bandoulière, arpentant seuls le terrain en pick-up. "
En vingt jours, on a perdu 31 martyrs et eu 19 blessés, dont le chef de la force des jeunes. On a tué plus de 170 djihadistes ", se vante-t-il, évasif sur le cadre donné à ces interventions armées.
Après l'attaque contre la mosquée de Raoudah, l'Union des tribus du Sinaï a multiplié les appels pour être plus associée aux combats.
" Nous avons besoin d'armes pour nous défendre. Il faut donner aux tribus un rôle accru. C'est le seul moyen de finir ce combat en trois mois ", plaide le cheikh Ibrahim Al-Argani.
" Il y a des petites cellules dont on peut s'occuper seuls, les grosses cellules on les laisse à l'armée avec ses avions ", confirme le cheikh Abdel-Meguid Al-Sawarka, membre de l'Union.
Des tribus autrefois réticentes à prendre parti pour l'Etat sont également sorties de leur réserve. Le 3 décembre, " les Hommes libres " de la tribu des Sawarka ont déclaré mettre leurs hommes à la disposition des forces armées.
" On est prêts à faire tout ce que l'armée voudra. On a des hommes bien entraînés. On n'a pas encore demandé à être armés, mais on est prêts. On attend que les autorités nous parlent ", assure Abdelkader Moubarak, le porte-parole du clan Al-Jarirat, membre de la tribu Sawarka.
Armer les tribus fait débatLes autorités égyptiennes n'ont pas répondu officiellement à ces appels. Au sein de l'institution militaire, le débat fait pourtant rage sur l'opportunité d'armer les tribus à grande échelle, sur le modèle des milices sunnites Sahwa en Irak, créées en 2006 pour lutter contre Al-Qaida. Des réunions ont eu lieu entre des responsables militaires et des chefs de tribus du Nord-Sinaï pour évoquer un cadre de coopération. Certains s'inquiètent qu'elles aboutissent à une révision du dogme gravé dans la Constitution, selon lequel seules les forces de sécurité portent les armes.
Ils agitent la menace d'une future guerre civile entre tribus. D'autres pointent le risque d'une augmentation des violations des droits de l'homme aux mains de ces groupes non étatiques, après la circulation d'une vidéo montrant un meurtre extrajudiciaire perpétré par des combattants locaux.
" Le débat en interne est animé et violent,confirme un observateur.
Certains sont prêts à envisager ces pistes à cause du nombre important de morts au sein de l'armée et parmi les civils. Mais il y a assez de personnes au sein de l'Etat qui y sont opposées pour freiner ces demandes. "
Hélène Sallon
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