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mercredi 27 décembre 2017

De Mossoul à Rakka, les civils comptent leurs morts

27 décembre 2017

De Mossoul à Rakka, les civils comptent leurs morts

Après le califat 1|5 En Irak et en Syrie, l'organisation Etat islamique est désormais pratiquement vaincue. Dans une série en cinq volets, " Le Monde " revient sur la situation dans ces régions qui ont vécu, ces dernières années, sous le joug des djihadistes

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Depuis le cinquième pont de Mossoul qui relie les deux berges du Tigre, la vieille ville, sur la rive droite, offre au regard un paysage de dévastation. En juillet, les forces irakiennes en achevaient la reprise au terme de neuf mois de bataille. Avant d'être rasés lors des ultimes combats, les quartiers situés au plus près du fleuve avaient abrité les derniers djihadistes assiégés et des habitants pris au piège. Des cadavres gisent encore dans les décombres : ceux des djihadistes, avec femmes et enfants, considérés par les nouveaux maîtres de la cité comme des ordures publiques ; et ceux d'habitants innocents dont les proches espèrent que la défense -civile – les pompiers locaux – recueillera les restes. Six mois après la fin des combats, ce travail de recherche se poursuit à quelques centaines de mètres du pont, où un vendeur ambulant de pâtisseries promène son plateau devant les militaires en faction. Pour les familles, l'attente est interminable.
Israa Omar, une jeune fille de 18 ans, a dû patienter deux mois avant de pouvoir enterrer ses parents et ses frères et sœur cadets, fauchés dans la destruction de la maison familiale le 30  juin. Makawi, le quartier de vieille ville où elle a toujours vécu, est l'un des derniers à avoir été repris par les forces irakiennes. " Nous savions que la fin de la bataille aurait lieu vers chez nous, se souvient-elle. Nous avons essayé de fuir vers un autre quartier, mais Daech - l'acronyme arabe de l'organisation Etat islamique - nous en a empêchés. Il ne nous restait plus qu'à attendre. "
Depuis le début de son engagement en Irak et en Syrie, la coalition internationale contre l'EI n'a cessé de mettre en avant sa préoccupation pour le sort des populations et la fermeté de ses règles d'engagement, censées garantir un niveau minimal de pertes civiles. C'est pourtant dans les " capitales " densément peuplées de l'EI, Mossoul en Irak et Rakka en Syrie, que la guerre contre les djihadistes a été gagnée. A Mossoul, les plans de bataille initiaux envisageaient de laisser ouvert un corridor par lequel les djihadistes pourraient se retirer vers le désert. Mais l'encerclement de la ville en mars par les forces irakiennes et la détermination des djihadistes à utiliser les habitants comme boucliers humains ont condamné cette option et transformé la phase finale du conflit en une opération d'anéantissement dont la population a fait les frais.
" Ce matin-là, je me suis réveillée coincée sous des gravats, poursuit Israa. Quelque chose avait frappé notre maison. On m'a évacuée pendant que mon père essayait de retrouver les autres membres de la famille. " Le quartier de Makawi est alors disputé par les forces irakiennes et les djihadistes. D'après Israa, les environs de la maison ont été frappés à quatre reprises en une trentaine de minutes. La véritable cible – d'après elle, un hôpital de campagne voisin où étaient traités des djihadistes blessés – n'a été atteinte que par l'une des frappes." La troisième s'est abattue sur ce qui restait de notre maison. " Si elle entendait encore auparavant la voix de son frère appelant à l'aide sous les décombres, cette troisième déflagration a décimé la famille, y compris son père.
D'une manière générale, sur le vaste champ de ruines qu'est devenue la capitale du " califat " de l'EI, les frappes aériennes de la coalition n'ont pas simplement été utilisées en soutien tactique aux forces déployées au sol, mais aussi pour détruire des cibles définies au préalable derrière les lignes djihadistes. Censé présenter un risque moins important de dommages collatéraux, ce type de frappes est tributaire de renseignements parfois -erronés qui ont pu se traduire, en bout de chaîne, par des pertes civiles.
un parcours éreintant et coûteuxLe fait d'avoir pour voisin une personnalité proche de l'EI a ainsi valu à Hassan Mohammed de voir sa maison du quartier de Mamoun détruite par ce qu'il estime être une attaque aérienne,d'y perdre deux de ses enfants et sept autres proches, cette frappe ayant causé au total la mort de quinze habitants de la rue. " Notre voisin, Jihad Jassem, était un ancien colonel de l'époque de Saddam Hussein, raconte Hassan.Depuis 2003 et l'arrivée des Américains, il était à la retraite mais nous le soupçonnions de travailler avec les gens qui combattaient les Américains quand ils occupaient encore MossoulQuand Daech est arrivée, lui et ses fils contrôlaient le quartier. " Depuis les fenêtres, Hassan et ses proches observent Jihad Jassem : il reçoit la visite de djihadistes étrangers, recèle des biens pillés, fait venir des esclaves sexuelles yézidies. " C'était quelqu'un d'important pour Daech, poursuit-il. Nous nous doutions qu'un jour une frappe aérienne allait le prendre pour cibleIl y avait eu des cas comme ça dans d'autres quartiers. Mais comme les attaques étaient précises, je ne m'inquiétais pas. "
Le 3  janvier vers midi, alors qu'un véhicule conduit par un des fils de l'ancien colonel vient de franchir la grille de la maison, un frère d'Hassan qui vit dans la maison mitoyenne, Mahmoud, voit des gravats tomber et une épaisse fumée sombre. Il pense aussitôt à une frappe aérienne. Parmi les occupants de sa maison, il aperçoit sa sœur, allongée dans les décombres, et son beau-frère, la jambe arrachée. " C'était une scène de chaos. Les enfants avaient le crâne fracassé comme des pastèques ", confirme Mohammed Shaban, membre de la défense civile de Mossoul. " La nuit d'après, Jihad Jassem a quitté le quartier, déclare Hassan. C'est lui qui était visé. Alors, je me pose toujours cette question, tous les jours : pourquoi ma maison ? "
Depuis la reprise de son quartier, Hassan s'est lancé dans des démarches visant à obtenir une hypothétique compensation. Mais, aux yeux de l'administration irakienne, les membres de sa famille qu'il a perdus ce jour de janvier ne sont pas morts. Pour obtenir un certificat de décès, les proches des personnes tuées durant la bataille doivent suivre un parcours éreintant et coûteux qui les mène des locaux de la défense civile à la morgue et jusqu'au palais de justice, en passant par les bureaux de diverses agences de renseignement censées certifier que les victimes en question n'ont pas de liens de sang avec des membres de l'EI. Les certificats de décès sont en effet refusés aux proches de djihadistes, combattants ou civils. " Beaucoup de gens sont découragés par toutes ces démarches, -reconnaît Adil Ahmed, responsable de la morgue de l'hôpital principal de Mossoul-Ouest. On ne peut donc pas savoir combien de civils sont morts dans les combats. " Les membres des familles de djihadistes n'étant pas comptabilisés, les seuls chiffres disponibles sont ceux des registres de la défense civile. Ils font état de plus de 1 400 morts sur la rive -occidentale de Mossoul.
Par ailleurs, avant d'être dues à la contre-offensive engagée à l'automne 2016, les victimes civiles du conflit sont évidemment le fait des djihadistes. A sa proclamation en juin  2014, le " califat " a refermé ses portes sur 8 millions à 10  millions de civils en Irak et en Syrie. Incapables de fuir, si ce n'est au prix d'énormes risques avec des contrebandiers, ils ont dû se plier à un nouvel ordre moral, inspiré d'une vision ultrarigoriste de la loi islamique et qui a donné lieu à de multiples exactions : châtiments publics, tortures, exécutions, esclavagisme, utilisation d'enfants-soldats… Dans chaque ville, chaque village du " califat ", l'approche des combats s'est traduite par une surenchère de violences, les djihadistes redoublant de paranoïa envers les informateurs présumés de l'ennemi. Partout, ils ont tiré avantage de la présence de civils pour tenter de se protéger. Jamais l'usage des civils comme boucliers humains – et de leurs maisons comme positions militaires – n'a d'ailleurs été aussi manifeste que lors des combats de Mossoul-Ouest. Avant la bataille, il restait encore 750 000 civilsdans ce secteur, selon l'Organisation des Nations unies (ONU).
Dans un rapport publié en novembre, l'ONU accuse l'EI de " violations sérieuses et systématiques " durant la -bataille de Mossoul, comme l'exécution de civils, la destruction de propriétés, le ciblage indiscriminé de personnes tentant de fuir les combats. Selon ce rapport, 2 521 civils ont été tués pendant cette bataille – une majorité dans des attaques de l'EI –, dont 741 -exécutés. Depuis 2014, au moins 74 charniers ont été découverts dans les territoires libérés.
50 000 munitions tiréesExhaustif sur les crimes perpétrés par l'organisation, le rapport des Nations unies reste étonnamment succinct sur les violations des droits humains par les forces armées irakiennes, leurs supplétifs et leurs alliés étrangers. Il avance le bilan de 461 morts civils du fait de frappes aériennes à Mossoul-Ouest. Commentaire d'une source humanitaire : " L'ONU a enquêté sur de nombreux incidents imputés à l'EI, mais, quand il est question de l'autre camp, on a le sentiment qu'ils n'ont pas vraiment cherché à vérifier. Même dans le cas des exactions mises en lumière par le travail du photographe Ali Arkady - qui a assisté à des séances de torture et à des exécutions sommaires par des unités de la police fédérale irakienne - , ils vont jusqu'à dire ne pas avoir été en mesure de vérifier. "
Chris Woods, le directeur de l'association Airwars, qui travaille sur les victimes civiles du conflit, estime que " la plupart des crimes de guerre ont été commis par l'EI lors de l'occupation de territoires en Irak et en Syrie. L'ONU a qualifié d'actes de génocide leurs -crimes contre les Yézidis ". Il dénonce toutefois " des crimes de guerre commis du côté des forces conventionnelles comme dans les derniers jours de la guerre de Mossoul avec l'exécution de civils, et aussi des exactions commises par les milices associées aux forces conventionnelles ".
" En ce qui concerne la coalition internationale anti-EI, poursuit Chris Woods, les bombardements intenses et le manque de -discernement entre cibles civiles et militaires soulèvent des questions. Dans les deux batailles de Mossoul et de Rakka, il y a eu 50 000  munitions tirées : 29 000 à Mossoul et 21 000 à Rakka. Au moment où la guerre a -gagné les zones urbaines, le nombre de victimes civiles a augmenté. Cette année a été la plus meurtrière pour les civils dans la guerre. Mais la plupart sont morts dans le cadre légal de la guerre. Et il est très difficile d'établir le -bilan des morts, même six mois après la fin de la bataille de Mossoul. "
Airwars estime qu'entre 1 066 et 1 579 civils ont été tués à Mossoul dans des frappes aériennes et des tirs d'artillerie de la coalition, entre le 17  octobre 2016 et le 15  juillet 2017. -Entre 6 320 à 8 901 allégations de morts civiles ont été répertoriées sur cette période, attribuées à l'ensemble des parties. Dans une enquête publiée le 21  décembre à partir des registres des morgues et des données des ONG, l'agence Associated Press estime pour sa part que de 9 000  à 11 000 civils ont été tués : un tiers sous les bombardements de la coalition et des forces irakiennes, un autre tiers par l'Etat islamique, aucune responsabilité n'ayant pu être attribuée pour les autres.
A Rakka, Airwars évalue entre 1 464 et 1 972 le nombre de civils morts des suites de bombardements et de tirs d'artillerie, entre le 6  juin et le 16  octobre 2017. Ses enquêteurs ont répertorié entre 1 925 et 3 575 allégations de morts civiles, imputées à l'ensemble des parties. De son côté, le Réseau syrien des droits de l'homme fait état d'un bilan de 1 854 morts civiles, dont 1 058 attribuées aux forces de la coalition, 311 à l'EI et 191 aux Forces démocratiques syriennes (FDS).
Le fait que les Etats-Unis, qui commandent la coalition, aient changé de président en cours de conflit a suscité bien des questions sur les règles d'engagement de la force aérienne. Pour M. Woods, " il y a eu deux -moments-clés : le premier en décembre  2016, dans les dernières semaines de l'admi-nistration Obama, quand la bataille à Mossoul-Est a commencé à faire de nombreuses pertes chez les forces spéciales irakiennes, et que les règles d'engagement ont été relâchées ; puis en mars  2017, quand il y a eu une augmentation importante du nombre de morts civils et que Trump a déclaré avoir encore allégé les règles d'engagement… ". Il est toutefois difficile d'estimer s'il y aurait eu moins de victimes civiles si les règles d'avant la bataille n'avaient pas évolué. De même, s'il est avéré que des munitions au phosphore blanc ont été utilisées à Mossoul et à Rakka, il est difficile d'établir si cela a directement touché des civils.
Selon Lise Grande, coordinatrice de l'action humanitaire de l'ONU pour l'Irak, " Mossoul représente la plus grande évacuation de civils d'une zone de combat de l'histoire récente. Cela a été possible grâce à l'engagement exceptionnel des forces irakiennes à protéger des vies civiles pendant la bataille. L'impact de cette approche a été particulièrement évident au début des neuf mois de bataille, sur la rive orientale. Les opérations ont été bien plus difficiles sur la rive occidentale. L'EI a utilisé toutes les tactiques imaginables contre les civils : ils tiraient sur des gens qui fuyaient et utilisaient des civils comme boucliers humains. "
Les enquêteurs de l'organisation de défense des droits de l'homme Human Rights Watch partagent ce constat, mais sont plus sévères sur la fin de la bataille. " La bataille de Mossoul-Est a été remarquablement propre, estime Belkis Wille, qui a dirigé l'enquête sur les crimes de guerre à Mossoul. Mais Mossoul-Ouest fut vraiment dérangeant. Il y a d'abord eu la décision d'utiliser les mortiers et l'artillerie lourde puis, dans les deux dernières semaines, une décision de tuer tout le monde. Nous en avons eu la confirmation par de nombreux soldats des 9e et 16e  divisions de l'armée irakienne : ils avaient des ordres. -L'ordre de tuer. "
Allan Kaval (Mossoul, envoyé spécial), Rémy Ourdan et Hélène Sallon
© Le Monde

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