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vendredi 23 juin 2017

LES BELLES LETTRES - Lettre de Cesare Pavese à Pierina

LES BELLES LETTRES

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Des Lettres



Lettre de Cesare Pavese à Pierina














Pavese Bolatti large


L’écrivain et traducteur italien Cesare Pavese s’est suicidé à Turin le 27 août 1950, peu avant ses quarante-deux ans. Quelques semaines auparavant, il écrit cette magnifique lettre à Pierina, de son vrai nom Romilda Bollati di Saint Pierre, sa muse et amante. Son dernier texte, laissé intentionnellement à son chevet avant sa mort, s’achève par cette formule définitive : « Assez de mots. Un acte ! »

Ma chère Pierina,                                                                           Bocca di Magra, août 1950
J’ai fini par te causer cette peine, ou cet ennui, mais je crois que je ne pouvais pas faire autrement. Le motif immédiat est le malaise de cette poursuite où, ne dansant pas et ne conduisant pas, je suis toujours perdant, mais il y a une raison plus vraie. Je suis, comme on dit, au bout du rouleau. Pierina, je voudrais être ton frère — avant tout parce qu’ainsi il y aurait entre nous un lien qui ne serait pas futile, et ensuite pour que tu puisses m’écouter et me croire avec confiance. Si je suis tombé amoureux de toi, ce n’est pas seulement parce que, comme on dit, je te désirais, mais parce que tu es de la même trempe que moi, et que tu te meus et parles comme, tel un homme, je le ferais si, au lieu d’apprendre à écrire, j’avais eu le temps d’apprendre à vivre. D’ailleurs, il y a la même élégance et la même assurance dans ce que j’ai écrit et dans ta façon de vivre quotidienne. Je sais donc à qui je parle.
Mais toi, si sèche que tu sois devenue et presque cynique, tu n’es pourtant pas au bout du rouleau comme moi. Tu es jeune, incroyablement jeune, tu es ce que j’étais à vingt-huit ans quand, décidé à me suicider pour je ne sais quelle déception, je ne l’ai pas fait — j’étais curieux du lendemain, curieux de moi-même — la vie m’avait paru horrible mais je me trouvais encore intéressant moi-même. Maintenant c’est le contraire : je sais que la vie est merveilleuse mais que j’en suis exclu, uniquement par ma volonté, et que c’est là une tragédie futile, comme d’avoir le diabète ou le cancer des fumeurs.
Puis-je te dire, mon amour, que je ne me suis jamais réveillé avec une femme à moi à mes côtés, que je n’ai jamais été pris au sérieux quand j’aimais et que j’ignore le regard reconnaissant qu’une femme adresse à un homme ? Et rappelle-toi que, par mon travail, j’ai eu les nerfs toujours tendus et la fantaisie prompte et précise, et le goût des confidences des autres. Et que je suis au monde depuis quarante-deux ans ? On ne peut brûler la chandelle par les deux bouts — pour ma part je l’ai brûlée entièrement à un seul bout et les livres que j’ai écrits en sont la cendre. Je te dis tout cela non pas pour, t’apitoyer — je sais ce que vaut la compassion dans de pareils cas — mais par clarté, pour que tu ne croies pas que c’était par sport ou pour me rendre intéressant que je boudais parfois. Je suis désormais au-delà de tout calcul. L’amour est une grâce de Dieu — l’astuce ne sert à rien. Quant à moi, j’éprouve de l’amour pour toi, Pierina, une flambée d’amour. Appelons-la la dernière lueur de la chandelle.
Pav.

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