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18.mars.2019
Noam Chomsky : Ocasio-Cortez et d’autres nouveaux arrivants réveillent les foules. Par C.J. Polychroniou
Source : Truthout, C.J. Polychroniou, 30-01-2019
Par C.J. Polychroniou de Truthout
Publié le 30 janvier 2019
Un rapide coup d’œil sur le monde actuel révèle que, presque partout, les politiques – du shutdown du gouvernement fédéral aux États-Unis jusqu’à la lutte pour le pouvoir au Venezuela, ou encore de la crise du macronisme en France jusqu’ au cauchemar du Brexit au Royaume-uni, en passant par la rivalité entre Israël et l’Iran – sont noyés dans l’incertitude et l’agitation. Au même moment, l’oligarchie est en train de remplacer la démocratie alors même que le fossé socio-économique entre les riches et les pauvres ne cesse de s’élargir. Qui donc désormais dirige le monde ? Les États-Unis sont dans un état de déclin relatif, mais ni la Russie ni la Chine n’ont la capacité de maîtriser les développements mondiaux. Comment les ultras-riches et les multinationales agissent dans cette équation ? Dans cet interview exclusif, Noam Chomsky, linguiste et critique social mondialement reconnu, apporte une vision perspicace sur quelques uns des développements les plus cruciaux du monde d’aujourd’hui.
C.J. Polychroniou : Après 35 jours d’un blocage partiel du gouvernement, Trump a signé un projet de loi de financement de trois semaines mais sans obtenir l’argent pour le mur frontalier. En mettant pour l’instant de côté la nature surréaliste de la vie politique américaine contemporaine, détectez-vous, derrière le conflit sur le financement du mur de Trump, une stratégie politique secrète contre les démocrates ?
Noam Chomsky : Il y a une stratégie politique, mais je ne pense pas qu’elle soit cachée. Avec Trump, pratiquement tout est à la surface. Il y a eu des efforts constants des analystes politiques pour discerner des pensées géostratégiques ou sociopolitiques profondes derrière son comportement mais elles ne me semblent guère convaincantes. Ce qu’il fait semble s’expliquer simplement par l’hypothèse bien-fondée que sa doctrine est simple : MOI !
Trump sait que son soutien le plus important est le pouvoir des ultra-riches et des multinationales et il sait qu’il doit servir leurs intérêts, sinon il est fini. Cette tâche a été largement assignée aux Ryans et McConnels, qui l’ont admirablement assumée. Les profits dépassent tous les records, les salaires réels augmentent à peine malgré le faible taux de chômage, les réglementations qui pourraient limiter la cupidité (et aider bien des gens) sont démantelées, et la seule réalisation législative – l’escroquerie à l’impôt – remplit de dollars les « bonnes » poches et a créé un déficit qui peut être utilisé comme prétexte pour saper les avantages sociaux. Tout cela avance sans à coups et se retrouve partout dans le monde.
Trump doit tout de même garder une base électorale suffisante pour rester au pouvoir. Cela exige de se poser en défenseur du type ordinaire contre les “élites” haïes (en oubliant sans cesse les vrais « maîtres de l’humanité », terme emprunté à Adam Smith pour désigner les marchands et les industriels « principaux architectes » de la politique). Cette opération est soutenue par des gens comme Rush Limbaugh qui enseigne à ses dizaines de millions de « supporters » qu’ils doivent se méfier « des quatre piliers de la tromperie : gouvernement, milieu universitaire, sciences et média », qui « sont maintenant corrompus et n’existent que par leur capacité à mentir ». Et ainsi, il peut déclarer : « n’écoutez que MOI. »
De plus Trump doit prendre la défense des masses contre des menaces terrifiantes, au premier rang desquelles se trouvent maintenant les hordes de « violeurs », « d’assassins », de « meurtriers » et de « terroristes islamiques » qui, selon lui, sont mobilisés au sud du pays pour déferler par la frontière et massacrer les Américains blancs chrétiens et respectueux de la loi. Nous devons donc avoir un « beau mur » pour lequel ils vont payer. Trump l’a promis et revenir là dessus serait non seulement une trahison des masses terrifiées mais aussi une défaite que son ego ne pourrait pas supporter.
Ce jeu n’est pas vraiment nouveau. Le vénéré Ronald Reagan a enfilé son uniforme de cow-boy et a déclaré l’état d’urgence nationale pour protéger le pays contre l’armée nicaraguayenne qui devait tous nous anéantir en deux jours depuis Harlingen au Texas. Trump ne fait que prolonger cela, aidé par des notions aussi dépassées qu’infantiles telles que la « vérité » ou les « fausses réalités ». Il emprunte ici les idées de Jared Kushner. Les admonestations que l’ancien secrétaire d’état Dean Acheson adressait aux politiciens pour qu’ils soient « plus clairs que la vérité » sont depuis longtemps démodées. Ils peuvent faire beaucoup mieux dans cette atmosphère de « faits alternatifs », pour ceux qui sont libérés des quatre piliers du mensonge.
Je ne pense pas qu’il existe une stratégie politique plus profonde.
Trump comprend qu’il a une assise électorale – composée des extrêmement riches et des entreprises – et qu’il doit servir leurs intérêts, sans quoi il n’a pas d’avenir.
Il faut admettre que cette activité de faux semblants est plutôt naturelle et peut-être même nécessaire. Comme les deux partis ont dérivé à droite pendant l’assaut néolibéral contre la population, les Démocrates ont abandonné la classe laborieuse et sont devenus ce qu’on appelait des « républicains modérés » (cela commence à changer d’une façon réjouissante) alors que les Républicains plongeaient si profondément dans les poches du pouvoir des super-riches et des multinationales qu’il leur était impossible de convaincre de nouveaux électeurs s’ils ne changeaient pas de politique. Les délires de Trump répondent à ces exigences, ainsi qu’un éventail de mesures, telles que la suppression des élections, et un appui accru sur les points les plus régressifs du système constitutionnel – ce qui permet actuellement à une petite minorité de Chrétiens traditionalistes blancs, citoyens ruraux plutôt âgés, d’avoir le contrôle effectif du gouvernement. Cette tendance s’affirme sans cesse et pourrait bien aboutir à une crise politique majeure puisqu’elle est pratiquement indéracinable vue la structure du Sénat, telle qu’elle a été mise en place par les Pères Fondateurs pour convaincre les petits états de ratifier la constitution fédérale plutôt impopulaire. Ce sujet est un autre débat.
Pour répondre à l’appel d’Alexandria Ocasio-Cortez sur les mesures à prendre pour contrôler le changement climatique, le porte-parole Sarah Huckabee Sanders a fait la déclaration incroyable que le changement climatique devrait être laissé entre les mains de Dieu. Ne trouvez-vous pas cela profondément mystérieux et franchement dangereux que ce type de pensée prévale encore chez certains représentants publics des États-Unis au 21ème siècle ? Et quelle résonance ont, selon vous, de tels messages auprès du public américain aujourd’hui ?
L’opinion de Sanders n’est pas nouvelle. Elle n’est plus isolée. L’ancien président du comité sénatorial de l’environnement et des travaux publics, James Inhofe, a condamné comme sacrilège tout effort pour résoudre le problème du réchauffement climatique : « Dieu est toujours là » a-t-il proclamé et « l’arrogance des gens qui pensent que nous, humains, sommes capables de modifier ce qu’il fait au climat est outrageant à mes yeux ». Cela semble marcher au moins en Oklahoma où cet ancien sénateur à été élu depuis 1994. Il est certain que cela dépasse l’Oklahoma quand cela touche une société religieuse au point d’être fondamentaliste jusqu’au délire.
Oui, mystérieux et dangereux – tout comme le fait que la moitié des Républicains nient que le réchauffement climatique est en train de se produire, et pour le reste, à peine plus de la moitié pense que l’homme en est responsable en partie. Mais il y a aussi de bonnes nouvelles. Le nouvel administrateur par intérim de l’EPA [Environmental Protection Agency, NdT] de Trump, l’ancien lobbyiste de l’industrie du charbon Andrew Wheeler, convient que le réchauffement climatique est probablement en train de se produire – un problème qu’il cote à « huit ou neuf » sur une échelle de un à dix, a-t-il déclaré au Congrès lors de ses audiences de confirmation.
Washington intensifie son intervention, en imposant de nouvelles sanctions et en sélectionnant l’illustre Elliott Abrams pour rejoindre Bolton et Pompeo dans ce qui a été appelé « l’axe du mal de Trump ».
Le Venezuela semble être en proie à une guerre civile. Les Etats-Unis soutiennent Juan Guaidó en tant que président par intérim, forçant Nicolás Maduro à envisager d’expulser des diplomates américains, décision à laquelle il a finalement renoncé, tandis que les dirigeants chinois, russes et turcs s’en prennent à la position de Trump au Venezuela. Premièrement, quelle est votre évaluation de ce qui se passe au Venezuela et, deuxièmement, comment se fait-il qu’une grande partie de la gauche mondiale continue de soutenir Maduro alors qu’il est évident qu’il a été un désastre complet ?
Maduro a été un désastre, et le mieux que l’opposition ait à offrir est le président autoproclamé Juan Guaidó. On sait peu de choses sur lui, si ce n’est sa grande admiration pour le président brésilien néo-fasciste Jair Bolsonaro, que Guaidó a loué pour son engagement en faveur de la « démocratie [et] des droits humains », comme l’illustre par exemple sa critique de la dictature militaire du Brésil – car elle… n’a pas tué 30 000 personnes comme chez sa voisine l’Argentine, la pire dictature militaire qui ait balayé l’Amérique du Sud des années 60.
Les racines de la catastrophe vénézuélienne remontent aux échecs de l’administration Chavez, y compris son incapacité à diversifier l’économie, qui dépend encore presque entièrement des exportations de pétrole. L’économiste de l’opposition vénézuélienne Francisco Rodríguez, ancien économiste en chef de Bank of America, note que le gouvernement n’a pas réussi à constituer des réserves pendant la période de prix élevés du pétrole et qu’il était à la merci des marchés financiers internationaux lorsque les prix ont fortement baissé en 2014 – et a été empêché de bénéficier de crédits par des sanctions américaines sévères, qui ont exacerbé les conséquences de ce que Rodríguez décrit comme la mauvaise gestion « atroce » de l’économie sous Maduro. Dans son article de Foreign Policy, Rodríguez fait remarquer que la politique consistant à priver l’économie vénézuélienne de ses recettes en devises risque de transformer la crise humanitaire actuelle du pays en une véritable catastrophe humanitaire. C’est sans doute le but, suivant le scénario de Nixon-Kissinger de « faire hurler l’économie » pour miner le régime Allende. (C’était la voie douce ; la voie dure, bientôt mise en œuvre, était une dictature militaire brutale.)
La dérive vers la guerre civile, avec ingérence extérieure, n’est que trop apparente. Il y a encore de la place pour des négociations entre les parties en conflit, mais elles diminuent chaque jour à mesure que la crise s’aggrave. Maduro rame et Washington intensifie son intervention, en imposant de nouvelles sanctions et en sélectionnant l’illustre Elliott Abrams pour rejoindre Bolton et Pompeo dans ce qui a été appelé « l’axe du mal de Trump ». Si les squelettes pouvaient frissonner, beaucoup frissoneraient dans les pays d’Amérique centrale qu’Abrams a contribué à ravager pendant les guerres terroristes de Reagan.
Israël et l’Iran semblent se rapprocher de plus en plus d’une guerre sans merci. Pourquoi s’opposent-ils en Syrie ?
L’Iran s’est allié à la Russie pour assurer la victoire d’Assad en Syrie, aux côtés du Hezbollah, allié libanais de l’Iran. Israël bombarde régulièrement la Syrie. Il y a quatre mois, la FDI [Force de Défense Israélienne, NdT] a fait état de plus de 200 frappes contre des cibles iraniennes depuis 2017, et elles ont augmenté depuis.
L’Iran n’est pas sous contrôle américain et est par conséquent un ennemi.
Israël, bien sûr, a une domination militaire écrasante au Moyen-Orient, même si l’on fait abstraction de son alliance étroite avec les États-Unis, qui financent largement ses armées avec les armes les plus avancées de l’arsenal américain et utilisent même Israël pour prépositionner leurs armements. Et, bien sûr, Israël est la seule puissance nucléaire de la région, raison pour laquelle Washington a régulièrement bloqué les efforts internationaux, menés par les états arabes et l’Iran, pour établir une zone exempte d’armes nucléaires (et de toute ADM [arme de destruction massive, NdT]) au Moyen-Orient. Cela mettrait fin à toute menace nucléaire supposée de l’Iran, mais c’est inacceptable parce que le premier état client des américains dans la région devrait ouvrir son arsenal nucléaire à l’inspection, et ceux qui considèrent que le droit américain a une certaine force devraient endiguer le flot du soutien militaire en faveur d’Israël.
L’Iran n’est pas sous contrôle américain et est donc un ennemi. En outre, les États-Unis et Israël ont conscience que l’Iran a un effet dissuasif sur leur libre recours à la force dans la région. Il en va de même pour le Hezbollah, dont les missiles fournis par l’Iran visent une grande partie d’Israël. Les États-Unis et Israël menacent d’attaquer l’Iran depuis des années (« toutes les options sont ouvertes ») en violation radicale de la Charte des Nations Unies (et de ce fait de la Constitution américaine), mais cela ne préoccupe pas les états sans foi ni loi au pouvoir écrasant. Et Trump a, bien sûr, aggravé la confrontation en se retirant de l’accord nucléaire iranien. Une invasion réelle de l’Iran serait trop coûteuse et dangereuse, mais les États-Unis et Israël pourraient envisager d’attaquer à distance après avoir neutralisé le Hezbollah (ce qui signifierait détruire une grande partie du Liban). Les conséquences seraient dévastatrices.
A Davos, les multimilliardaires ont exprimé leur mécontentement, voire leur crainte à propos de la présence de démocrates radicaux au Congrès américain et de leur discours sur le « pillage fiscal des riches ». Une oligarchie financière mondiale a-t-elle remplacé la démocratie dans le monde capitaliste avancé d’aujourd’hui ?
Il est impossible de remplacer quelque chose qui n’a jamais vraiment existé, mais il est vrai que les démocraties partielles de l’Occident ont été minées davantage par la financiarisation de l’économie internationale pendant les années néolibérales. C’est en grande partie la raison de l’amertume, de la colère et du ressentiment, du mal nommé « populisme », qui secoue les fondations des démocraties occidentales, où les partis politiques centristes qui ont dirigé le système politique chancellent d’élection en élection.
Beaucoup d’analystes justifient la montée de ce « populisme » dans le monde capitaliste néolibéral en invoquant des troubles psychiques – dans une version qui fait référence aux impulsions « profondes dans nos esprits et nos corps au-delà des faits : douleur physique, peur du futur, sens de notre propre mortalité ». Il n’est cependant pas vraiment nécessaire de faire appel à une épidémie d’irrationalité et d’« appels émotionnels » qui s’étend d’une certaine manière aux domaines soumis à l’assaut néolibéral de la génération passée, y compris la gigantesque expansion des institutions financières largement prédatrices, avec leur impact délétère sur les systèmes démocratiques de gouvernance.
La crainte que la « multitude de voyous » menace la propriété des « hommes de la meilleure qualité » tel qu’ils se désignent eux-mêmes, remonte à la première révolution démocratique moderne en Angleterre au XVIIe siècle, [Voir « Première révolution anglaise » dans Wikipedia, NdT] et a été une préoccupation majeure des auteurs de la Constitution américaine dans son prolongement un siècle plus tard. Elle réapparaît constamment lorsqu’il y a une menace même mineure pour un pouvoir immense, comme dans le fameux mémorandum Powell de 1971, qui avertissait que le monde touchait pratiquement à sa fin, en raison de l’atteinte pourtant légère à la domination écrasante de la société par les affaires. L’influent manifeste, envoyé à la Chambre de commerce des États-Unis, a contribué à déclencher la dure contre-attaque dans les années qui ont suivi.
Il n’est pas surprenant que ces craintes émergent à Davos alors que quelques jeunes représentants démocrates réveillent à nouveau la meute scélérate.
Depuis de nombreuses années, une majorité considérable de la population américaine est en faveur d’une augmentation des impôts sur les riches, alors qu’ils diminuent régulièrement. Et aujourd’hui, quelques membres du Congrès récemment élus défendent ce que le public veut, notamment Alexandria Ocasio-Cortez, qui est même allée jusqu’à proposer des taux d’imposition à un niveau considéré comme optimal pour l’économie par les plus grands spécialistes (les prix Nobel Peter Diamond, Emmanuel Saez, etc.). Scandaleux, en effet.
A quoi d’autre peut-on s’attendre alors que 26 personnes sont aujourd’hui aussi riches que la moitié de la population mondiale, selon le dernier rapport périodique d’Oxfam sur les inégalités ?
Pas étonnant que les « maîtres de l’humanité » tremblent.
Source : Truthout, C.J. Polychroniou, 30-01-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
Kokoba // 18.03.2019 à 10h17
Les « maîtres de l’humanité » ne tremblent pas beaucoup.
Ils sont juste un peu chagrinés que la populace s’agite et rechigne à reconnaitre leur domination.
Mais ils tiennent solidement les rênes du pouvoir et il n’y a aucune opposition viable en vue.
Ils sont juste un peu chagrinés que la populace s’agite et rechigne à reconnaitre leur domination.
Mais ils tiennent solidement les rênes du pouvoir et il n’y a aucune opposition viable en vue.
Regardez en France :
Malgré les gilets jaunes qui montrent une contestation quand même assez sérieuse, Macron continue sans etat d’âme ses “réformes”, même les plus indéfendables.
Malgré les gilets jaunes qui montrent une contestation quand même assez sérieuse, Macron continue sans etat d’âme ses “réformes”, même les plus indéfendables.
– privatisation de l’aéroport de Paris
– réforme des retraites
– suppression d’un nouveau jour férié sous prétexte de soit-disant solidarité
– après avoir hurler au délire complotiste, les médias recommencent à parler d’offrir le siège de la France à l’ONU
– discussions sur l’interdiction de manifester
– réforme des retraites
– suppression d’un nouveau jour férié sous prétexte de soit-disant solidarité
– après avoir hurler au délire complotiste, les médias recommencent à parler d’offrir le siège de la France à l’ONU
– discussions sur l’interdiction de manifester
Il y a encore tellement à détruire.