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lundi 9 avril 2018

Mohammed Ben Salman, les secrets d'un prince.....


8 avril 2018

Mohammed Ben Salman, les secrets d'un prince

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Enquête " Le Monde " raconte l'ascension de " MBS ", le prince héritier saoudien, en visite officielle en France à partir du dimanche 8 avril
Diplomatie?La visite à Paris clôture une longue tournée internationale en Egypte, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, où il est resté trois semaines
Économie?Après des annonces jamais concrétisées, l'Arabie saoudite n'est plus perçue comme un potentiel eldorado par l'industrie française
Droits de l'homme " Monsieur Macron, défendez les défenseurs des droits humains ! ", clame Ensaf Haidar au nom de son mari emprisonné
Débats?Où va l'Arabie saoudite ? Les tribunes de Stéphane Lacroix, Fatiha Dazi-Héni et Tony Fortin
Pages 2-3, 26-27
et cahier éco – page 2
© Le Monde



8 avril 2018

" MBS ", réformateur aux deux visages

L'ascension fulgurante du prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, s'accompagne de zones d'ombre et de controverses

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Le roi bis d'Arabie arrive à Paris. Le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman, le trentenaire aux deux visages, l'homme qui a rouvert les cinémas dans le royaume et autorisé les femmes à conduire mais a aussi déclenché deux crises et une guerre au Proche-Orient en moins de trois ans, doit entamer, dimanche 8  avril, une visite officielle en France.
Ce déplacement sur les bords de Seine, son premier en tant que numéro deux de la monarchie, ouvre un nouveau chapitre des relations franco-saoudiennes. Et il promet d'être très long. Son père – le souverain en titre, Salman Ben Abdel Aziz – étant âgé de 82 ans, c'est " MBS " comme on le surnomme, qui devrait, à 32 ans, sauf accident de parcours, occuper le trône de Riyad pendant trois, quatre, voire cinq décennies. Un règne dont le prologue est pour l'instant très contrasté, fait de projets visionnaires et de calculs à courte vue.
Personne n'a décelé, lorsqu'il a débarqué sur le devant de la scène politique, dans le sillage de son père, couronné roi en janvier  2015, le bloc d'ambition froide qui l'habitait. Avec son allure un peu gauche, sa réputation d'homme fruste et impulsif, -Mohammed Ben Salman, nommé ministre de la défense, n'était pas pris au sérieux. " C'est un butor ", tranchait à cette époque un observateur averti.
L'homme fort de l'ère Salman, roi à la santé fragile, devait être son neveu, le ministre de l'Intérieur, Mohammed Ben Nayef, 55 ans. Un expert en sécurité, doté d'une image de père tranquille, apprécié de l'administration américaine et révéré dans la maison des Saoud pour avoir maté le péril djihadiste dans les années 2000.
Fils préféréLes premiers doutes apparaissent deux mois plus tard, au lancement de l'intervention militaire saoudienne contre les milices houthistes du Yémen, perçues à Riyad comme le cheval de Troie de Téhéran, le rival pour la suprématie régionale. Après les années d'immobilisme plaintif qui avaient caractérisé la fin de règne d'Abdallah, prédécesseur de Salman, le prince Mohammed sonne le tocsin contre l'expansionnisme chiite. Les membres de la famille royale qui s'étonnent qu'autant de pouvoir soit confié à un novice sont priés de se taire.
Au mois d'avril  2015, Salman consacre l'importance prise par son fils, en le nommant vice-prince héritier, juste derrière -Mohammed Ben Nayef, élevé à la dignité de dauphin. Il devient deuxième dans l'ordre de succession alors qu'il était inconnu six mois plus tôt.
Né en  1985 à Djedda, il est le fils de la troisième épouse de Salman, considérée comme sa favorite. Contrairement à beaucoup de princes de sa génération, partis étudier dans les meilleures universités américaines, il ne détient qu'une licence de droit de l'université du Roi-Saoud, à Riyad, et parle alors mal l'anglais. Certains de ses frères et demi-frères ont la réputation d'être plus brillants. Mais, mystère des affinités, c'est lui qui décroche le titre de fils préféré.
Quand Salman est nommé ministre de la défense, en  2011, il devient son conseiller personnel. L'héritier prend ses aises dans cette institution, au grand dam des ministres adjoints, poussés l'un après l'autre à la démission. Dans ses affaires privées, il ne s'embarrasse pas plus de scrupules. " Il avait pour habitude de rafler les terrains qui lui plaisaient, raconte un homme d'affaires arabe, familier de la maison des Saoud. C'était, toutes proportions gardées, un genre d'Oudaï saoudien, ajoute-t-il, en référence à Oudaï Hussein, le fils de Saddam Hussein, mort en  2003, célèbre pour ses accès d'ultraviolence et son train de vie tapageur. Mais depuis qu'il est entré au gouvernement, il s'est repris. Il a rendu les terres. Et un cabinet de conseil en relations publiques américain a entrepris de corriger son image. "
Au printemps 2016, le jeune ambitieux dévoile sa feuille de route, Vision 2030. Ce vaste plan de réformes ambitionne de rompre la dépendance du royaume à l'or noir – une réponse à l'effondrement du prix du pétrole – et de desserrer l'emprise des religieux sur la société. Les cols blancs et les libéraux applaudissent. Les diplomates étrangers, habitués au ronron des années Abdallah, se frottent les yeux. L'un après l'autre, les ministres technocrates passent sous la -tutelle de " MBS ", notamment Adel Al-Jubeir, le ministre des affaires étrangères. Recroquevillé sur le ministère de l'intérieur, Mohammed Ben Nayef assiste à l'envol inexorable de son cadet. L'exécutif à deux têtes des premiers mois, baptisé les " Mohammedeïn " (les " deux Mohammed " en arabe), se transforme en one-man-show.
Au siège de Facebook, en Californie, où il se rend en juin  2016, l'apprenti monarque pose en jeans, un casque de réalité virtuelle sur la tête. Une façon de soigner son aura de modernisateur, en prise avec les aspirations de sa génération. L'un de ses QG est une immense tente climatisée, encombrée d'iPad et d'écrans de télévision, plantée dans la cour royale, à Riyad. C'est là qu'il reçoit ses collaborateurs, jusqu'à une heure avancée de la nuit. Grand et massif, les traits masqués par une grosse barbe noire, souvent vêtu d'un simple thawb (la tunique blanche des Arabes du Golfe) et d'une paire de sandales, le prince laisse alors une impression mitigée à ses visiteurs. " Il a beaucoup de tics, il parle peu, il écoute quelques minutes et il tranche, raconte un consultant étranger. Il est très exigeant, mais on ne sent pas un visionnaire. "" C'est un peu un sauvage, il ne cherche pas à plaire,mais il est très intelligent ", objecte un entrepreneur arabe qui a ses entrées à Riyad.
Vision 2030Son grand œuvre, c'est Vision 2030. Le volet économique vise à en finir avec le mécanisme de la rente pétrolière, qui d'un côté remplit les caisses de l'Etat et finance un système providence très généreux, et de l'autre entretient la sclérose du secteur public, décourage l'esprit d'entreprise et peine à résorber le chômage des jeunes, très élevé.
Confronté à une hémorragie budgétaire, du fait d'un baril à 30-40  dollars contre 110 en  2014, " MBS " tranche : réduction des subventions sur l'eau, l'essence et l'électricité, annulation des bonus accordés aux fonctionnaires, gel des embauches, et introduction de la TVA, le premier impôt de l'histoire du royaume. Parallèlement, le Public Investment Fund (PIF), le bras financier du royaume, longtemps focalisé sur l'investissement local, part à la recherche d'opportunités à l'étranger, notamment dans les nouvelles technologies. " Mohammed Ben Salman a su réagir à la chute des cours du pétrole, observe François-Aïssa Touazi, cofondateur du think tank CapMena et fin connaisseur du royaume. Il a pris un risque politique majeur en touchant au porte-monnaie des Saoudiens. C'est audacieux de sa part. " Quand la grogne enfle sur les réseaux sociaux quelques mois plus tard, il a l'intelligence d'ajuster le tir : il rétablit les primes des fonctionnaires et des soldats et crée un système d'allocations pour les foyers les plus modestes.
Les ambitions transformatrices de MBS touchent aussi à la société, jusque-là pré carré du clergé wahhabite, la doctrine ultrarigoriste qui a rang de religion d'Etat dans le royaume. Profitant du fait que sa famille a la réputation d'être proche des religieux, le prince met au pas la police des mœurs, la fameuse Mouttawa, en lui ôtant ses pouvoirs de poursuite et d'interpellation, une revendication de longue date des milieux libéraux.
Au motif que le déficit des finances publiques impose de trouver de nouvelles sources de financement, " MBS " donne son feu vert à la création d'une industrie des loisirs, à rebours là encore du puritanisme wahhabite. En janvier  2017, un groupe de jazz se produit à Riyad devant 3 000 personnes : c'est le premier concert d'envergure organisé dans la capitale saoudienne en vingt-cinq ans !
Promu prince héritierLe tournant survient le 21  juin 2017. Dans un décret royal publié à l'aube, le fils prodigue est promu prince héritier en remplacement de Mohammed Ben Nayef, qui est relevé de toutes ses fonctions. L'ex-superflic du royaume fait allégeance à son tombeur devant les caméras de la télévision d'Etat, soucieuse de donner l'apparence d'une transition en bon ordre. Dans les faits, le ministre de l'intérieur a bataillé toute la nuit contre son éviction, au point que sitôt démis, il est placé en résidence surveillée.
Désormais assuré de monter sur le trône, promu régent de fait tant son père est affaibli, " MBS " accélère. Durant l'été, le PIF, qui est dirigé par l'un de ses fidèles, annonce la mise en chantier de stations balnéaires haut de gamme sur un archipel d'îlots de la mer Rouge. Censé ouvrir en  2022, cet ensemble écotouristique devrait être doté d'un statut juridique à part, ce qui permettrait aux visiteurs de sexe féminin de s'y baigner en maillot de bain, chose inimaginable dans le reste du pays.
En septembre, rupture encore plus radicale avec l'ordre wahhabite, un décret accorde aux femmes le droit de conduire. L'archaïsme le plus emblématique du pays est rayé d'un coup de stylo. " “MBS” promet une nouvelle Arabie saoudite, décrypte François-Aïssa Touazi. Il a décidé de foncer, il donne l'impression d'être prêt à aller au clash avec les religieux. Même si son plan n'est appliqué qu'à 30 ou 40  %, ce sera déjà énorme. "
Un mois plus tard, dans une conférence à Riyad devant le gotha de la finance mondiale, " MBS " promet de faire pousser dans le nord du désert saoudien une mégalopole futuriste, baptisée Neom, avec robots, énergie propre, espaces verts à perte de vue et… femmes non voilées. " Nous n'allons pas passer trente années de plus de notre vie à nous accommoder d'idées extrémistes, nous allons les détruire maintenant ", assène le prince, qui proclame vouloir revenir à un " islam modéré et ouvert au monde ".
" “MBS” rayonnait d'autorité et de charisme, se remémore un entrepreneur libanais présent ce jour-là dans l'assistance.A un moment, un investisseur japonais à ses côtés a proclamé que Neom serait la deuxième Mecque. Un impair terrible dans un pays comme l'Arabie. Le prince a saisi sa main, lui a dit en anglais de s'excuser et puis il a expliqué à la salle, en arabe, avec un self control parfait, que ce genre de propos est le prix de l'ouverture. "
En matière diplomatique, le prince fonce aussi, mais avec un succès bien moindre. Son intervention au Yémen s'est enlisée. Les bombardements et le blocus des zones tenues par la rébellion houthiste ont généré une catastrophe humanitaire, " la pire de la planète " selon l'ONG française Acted. Vingt millions de Yéménites ont besoin d'aide alimentaire, sept millions sont au bord de la famine. Mais hors de question pour le stratège de 32 ans de sonner la retraite, impossible de concéder un échec face sa bête noire iranienne, quand bien même l'implication de Téhéran sur ce champ de bataille est très limitée.
" Il considère que, depuis la guerre d'Irak de 2003, l'Iran n'a cessé d'avancer ses pions dans la région et que l'Arabie saoudite, pendant tout ce temps, a fait office de punching-ball, en encaissant des coups sans en donner ", explique Robert Malley, le président d'International Crisis Group, qui durant ses années à la Maison Blanche, sous Barack Obama, a rencontré le fils Salman à plusieurs reprises.
Début juin, autre initiative intempestive, l'Arabie saoudite, de concert avec les Emirats arabes unis, Bahreïn et l'Egypte, rompt toute relation diplomatique et économique avec le Qatar. Le petit émirat est placé en quarantaine par ses voisins du Golfe qui l'accusent de collusion avec – encore une fois – l'Iran et les mouvements djihadistes. Le blocus fait long feu, Doha dénichant au bout de quelques semaines des filières de ravitaillement alternatives. Il se retourne même contre ses initiateurs, car la presqu'île, en quête de soutien, en vient à se rapprocher de Téhéran, ravie de semer la discorde parmi les pétromonarchies. Mais, là encore, " MBS " refuse de faire marche arrière.
Son aveuglement atteint un paroxysme dans l'affaire Hariri à l'automne. En obligeant le premier ministre libanais à démissionner, le prince héritier espère dresser la rue sunnite contre le Hezbollah, le mouvement chiite pro-Téhéran, accusé de faire main basse sur le pays du Cèdre. Mais c'est l'inverse qui se produit. La population libanaise, choquée de l'humiliation infligée à son chef de gouvernement, se retourne contre Riyad. Il faudra deux semaines à l'apprenti sorcier saoudien pour reconnaître son erreur et laisser son captif rentrer à Beyrouth. " Son bilan est beaucoup plus positif en interne qu'en externe ", euphémise Robert Malley.
Beaucoup d'ennemisIl est vrai que sur la scène saoudienne personne ne lui résiste. Au nom de la lutte contre la corruption ou l'extrémisme religieux, l'homme a mis au pas tous ses opposants, réels et potentiels. Le cas d'école étant l'épisode extravagant du Ritz Carlton : deux cents VIP – princes, ministres, magnats de la construction et des médias – cloîtrés dans un palace pendant des mois, et obligés, pour recouvrer leur liberté, de céder des milliards de dollars, supposément " mal acquis ". Un coup de force unique dans les annales saoudiennes, emblématique du projet à la fois modernisateur et autocratique dont Mohammed Ben Salman est porteur.
" Il aime le risque, c'est indéniable, constate un vétéran de la presse arabe, désireux de rester anonyme. Il met tout le système saoudien en tension, notamment la famille royale, qui est le parti bolchevique de l'Arabie. C'est dangereux, car il se fait beaucoup d'ennemis. Un coup d'Etat, et toutes ses réformes pourraient s'effondrer ".
Pour devenir le grand roi auquel il aspire et marquer son siècle, Mohammed Ben Salman devra tirer les leçons de ses échecs. Mais il devra aussi se méfier des vertiges du succès.
Benjamin Barthe
© Le Monde


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Une visite à Paris pour clôturer une longue tournée internationale

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Il n'est pas encore roi, mais est déjà traité comme tel. Mohammed Ben -Salman, le prince héritier saoudien arrive en France, dimanche 8  avril, pour une visite officielle de deux jours, où il sera reçu à l'Elysée, y compris pour un dîner officiel, et rencontrera chefs d'entreprise et investisseurs. Ce séjour parisien conclut un périple en Egypte, au Royaume-Uni puis, pendant trois semaines, aux Etats-Unis, où le futur roi a affirmé sa stature d'homme d'Etat auprès des principaux alliés de son pays. En prenant le risque de partir pour un temps aussi long de Riyad, il montre aussi être désormais suffisamment assuré de son pouvoir.
En France, comme ailleurs, il veut incarner une image plus libérale et moderne de l'Arabie saoudite. C'est aussi sur cela que parie l'Elysée, parlant avant tout de " vision commune " et de " nouveau partenariat stratégique "" Il est plus facile, en termes d'opinion publique, d'accompagner un jeune prince qui veut faire des réformes ",analyse Agnès Levallois, vice-présidente de l'Institut de recherche et d'études Méditerranée Moyen-Orient, soulignant que " même si on ne sait pas encore ce qu'elles donneront à terme, elles vont en tout cas dans le bon sens ".
Selon la méthode qu'il affectionne, Emmanuel Macron compte jouer une relation personnelle avec le jeune prince. Les deux hommes s'étaient rencontrés une première fois, le 9  novembre 2017, lors d'une escale surprise à Riyad du président français, à l'issue de sa visite dans les Emirats. Leur échange de plus de trois heures en pleine nuit, à l'aéroport, avait été franc, voire tendu, portant notamment sur le sort du premier ministre libanais, Saad Hariri, retenu à Riyad. M. Macron réussit alors à persuader son interlocuteur de laisser partir M. Hariri.
L'autre gros morceau fut l'Iran. En substance, le prince héritier saoudien expliquait que Paris devait choisir entre Riyad et Téhéran, et disait ne pas apprécier les tentatives de médiation françaises pour tenter de sauver l'accord sur le nucléaire iranien de juillet  2015 entre les " 5 + 1 " (les membres permanents du Conseil de sécurité plus l'Allemagne) et Téhéran, que les Saoudiens ont toujours rejeté.
Le Liban, à la veille des élections, et plus encore l'Iran, seront à nouveau à l'ordre du jour. " MBS " est galvanisé par le soutien du président américain, assurant que " la relation n'a jamais été aussi bonne entre les deux pays "" Il considère que la présence de Donald Trump à la Maison Blanche représente une chance historique pour les puissances sunnites ", souligne Michel Duclos, de l'Institut Montaigne. Paris est certes la capitale d'Europe la plus ferme vis-à-vis de Téhéran, critiquant notamment son rôle déstabilisateur dans la région et les dangers de son programme balistique. Mais la volonté macronienne de poser la France comme " puissance d'équilibre " s'annonce comme un exercice toujours plus délicat sur fond de tensions régionales croissantes.
Le langage a changéLa quête de contrats a été longtemps au cœur des relations franco-saoudiennes, mais nombre d'annonces ne se sont jamais concrétisées. Le langage a désormais changé. " Les contrats, qu'ils soient civils ou militaires, ne sont pas au centre de la visite ",assure l'Elysée, où l'on préfère mettre l'accent sur les nouvelles technologies, les investissements d'avenir, le développement du tourisme, notamment archéologique. " C'est une façon de faire de nécessité vertu ", ricane un diplomate de la région. Lors du séjour du prince héritier aux Etats-Unis, l'administration américaine a quant à elle donné son accord à des contrats d'armement pour un montant d'un peu plus d'un milliard de dollars (815  millions d'euros).
La relation avec Riyad devient de plus en plus géopolitique, alors même que le royaume veut assumer pleinement son rôle de puissance régionale, y compris par des interventions militaires comme la guerre au Yémen, lancée en mars  2015, contre la rébellion houthiste accusée d'être soutenue par Téhéran, et qui s'est enlisée depuis plus de deux ans. Dix ONG, dont Human Rights Watch et Amnesty International, ont appelé le chef de l'Etat à demander au prince l'arrêt des bombardements contre les civils, réguliers et meurtriers, et de faciliter l'acheminement de l'aide humanitaire, que Riyad cherche à écarter des ports contrôlés par les rebelles. Mais il est probable que les questions qui fâchent restent au second plan. L'Arabie saoudite se pose désormais en partenaire-clef dans la lutte contre le terrorisme. Riyad a contribué, à hauteur de 100  millions de dollars, au financement de la force G5 Sahel, soit le quart de son budget annuel. Et Paris espère bien que Riyad renouvellera sa contribution pour 2019.
Marc Semo
© Le Monde


8 avril 2018

Face à l'Iran, la dynastie des Saoud montre ses muscles

Selon le chercheur Stéphane Lacroix, le changement de stratégie diplomatique de Riyad depuis 2015 a pour seul but d'endiguer l'influence de Téhéran

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Au nom de la lutte contre ce qu'elle dénonce comme un " expansionnisme " de l'Iran, l'Arabie saoudite déploie, depuis quelques années, une hyperactivité diplomatique et militaire qui fait bouger les lignes au Moyen-Orient. La rivalité saoudo-iranienne n'est pourtant pas récente, puisqu'elle -remonte à la création de la République islamique, en  1979. Cette dernière prétend incarner un modèle d'islam révolutionnaire et républicain aux antipodes du modèle conservateur et monarchique de Riyad. Si le conflit entre Riyad et Téhéran est essentiellement politique, il a peu à peu pris des accents confessionnels, chaque camp mobilisant ses coreligionnaires sunnites ou chiites pour contrer les ambitions de l'autre. Pour les Saoudiens, il y va de la survie du royaume face à ce qu'ils considèrent, à tort ou à raison, comme une menace existentielle.
Un équilibre instable a cependant prévalu jusqu'au début des années 2000. Le conflit était alors avant tout une guerre des prosélytismes, chaque partie redoublant d'efforts pour exporter son islam et faire pièce à l'influence religieuse de l'autre. A partir de 2003 s'enclenche une succession d'événements qui vont transformer la perception saoudienne du conflit. C'est d'abord la chute de -Saddam Hussein, qui ouvre la voie à l'expansion de l'influence iranienne en Irak. C'est ensuite la " victoire " proclamée du Hezbollah contre -Israël lors de la guerre de l'été 2006, qui vaut au mouvement une popularité croissante dans les opinions -publiques arabes et accompagne son -influence grandissante dans la vie politique libanaise. C'est encore le -déclenchement, au Yémen, en  2004, de l'insurrection houthiste, que les Saoudiens décrivent d'emblée – et, à cette époque au moins, contre toute vraisemblance – comme téléguidée par Téhéran.
Lorsque débute la dynamique des " printemps arabes ", l'une des principales inquiétudes de l'Arabie est que l'Iran puisse en tirer profit. Au -Bahreïn, le Conseil de coopération du Golfe, sous influence saoudienne, -envoie ses troupes pour mater un soulèvement dont les protagonistes, en majorité chiites, sont accusés de liens avec l'Iran. En Egypte, la crainte d'un possible rapprochement entre un président issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi, et la République islamique aux dépens de Riyad explique en partie le soutien saoudien au coup d'Etat de juillet  2013. Si l'Arabie voit d'abord dans la révolution syrienne une rare opportunité d'infliger une défaite à un régime -allié de l'Iran, son soutien à l'opposition armée tourne au fiasco : non seulement Bachar Al-Assad reprend le dessus à partir de 2015, mais il le fait grâce au soutien de l'Iran et du Hezbollah, qui accroissent en retour leur présence militaire et leur influence politique en Syrie. C'est dans ce -contexte de déconvenues successives pour l'Arabie saoudite qu'est signé l'accord nucléaire avec Téhéran, que les Saoudiens perçoivent comme une trahison de la part du président Obama, censé être leur allié.
Rapprochement avec IsraëlCes frustrations accumulées expliquent le changement de stratégie de l'Arabie à partir de 2015, à la faveur d'une succession qui voit le roi -Salman monter sur le trône et pousser sur le devant de la scène son jeune fils, le prince héritier Mohammed Ben Salman. Mettant à bas les équilibres entre clans royaux au profit d'un pouvoir de plus en plus personnalisé, ce dernier se donne bientôt les moyens d'une redéfinition radicale de la politique saoudienne, en interne comme à l'international.
Jusqu'alors vue comme un acteur prudent des relations internationales, l'Arabie adopte une posture diplomatico-militaire à la fois plus indépendante et plus agressive. En avril  2015, elle décide d'intervenir militairement au Yémen pour mettre fin aux avancées des houthistes et prend la tête d'une coalition militaire qu'elle a elle-même bâtie. La politique saoudienne change également du tout au tout sur le terrain libanais, au point qu'en novembre  2017, Riyad se déclare " en état de guerre " avec le -Liban et cherche à pousser à la démission son ex-allié, le premier ministre Rafic Hariri, retenu à Riyad et accusé de servir de cache-nez au Hezbollah.
Il s'agit aussi pour Riyad de tisser de nouvelles alliances. Après une courte période de rapprochement – avorté – avec la Turquie et le Qatar pour former un " front sunnite " contre l'Iran, l'Arabie se tourne vers les Emirats arabes unis, qui deviennent le premier partenaire politique et militaire du royaume. Les Emirats accompagnent fidèlement l'Arabie saoudite dans sa guerre au Yémen, à la différence de l'Egypte ou du Pakistan qui, bien que membres de la coalition formée par Riyad, refusent ostensiblement de s'impliquer au sol.
L'élection de -Donald Trump, très anti-iranien, à la présidence américaine offre à l'Arabie la possibilité de tourner la page Obama et de rebâtir une relation étroite avec Washington. En mai  2017, Trump est célébré par ses hôtes lors d'un " sommet de Riyad " tout à sa gloire. Enfin, on assiste à un rapprochement inédit, en actes et en paroles, entre l'Arabie saoudite et Israël, au nom de la lutte contre l'ennemi commun iranien.
L'Arabie, déjà embourbée au -Yémen, sait cependant qu'elle ne peut agir seule, et dépend de partenaires qui suivent leur agenda propre plutôt que le sien. Ainsi Abou Dhabi, qui considère que la vraie menace n'émane pas tant de l'Iran que des Frères musulmans et de leurs soutiens, a pu convaincre Riyad d'ouvrir un second front contre le Qatar. Quant à Israël, il mesure le coût d'un conflit armé avec un Hezbollah renforcé par la guerre en Syrie. Tout dépendra donc, in fine, de la position des Etats-Unis. On peut se rassurer en se disant que les sorties de Trump sur Twitter n'engagent pas nécessairement l'administration américaine. Mais avec la récente nomination de " faucons " à la tête de celle-ci, et la perspective d'un rétablissement des sanctions contre Téhéran, le 12  mai, la tension risque encore de monter d'un cran.
Stéphane Lacroix
© Le Monde


8 avril 2018

Ensaf Haidar " Cher Monsieur Macron, n'oubliez pas de parler de Raïf ! "

L'épouse du blogueur saoudien Raïf Badawi, condamné en 2014 à dix ans de prison et 1 000 coups de fouet pour " injures envers l'islam ", appelle le président français à exiger la libération du prisonnier

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Mon époux, Raïf Badawi, père de nos trois enfants, Najwa, Dodi et Miriyam, est en prison en Arabie saoudite depuis 2012. Isolé du monde, il souffre terriblement chaque jour un peu plus. Pourtant tout le monde sait que ce blogueur, ce libre-penseur, cet intellectuel courageux n'est pas un criminel. Bien au contraire. S'agissant de la condition des femmes dans notre pays, il prônait la suppression du tutorat et leur participation active à la vie politique, sociale et économique. Au sujet des croyances religieuses et des convictions spirituelles et philosophiques, il défendait l'égalité de traitement de toutes et de tous. Concernant le wahhabisme, il en appelait à plus de modération et moins de crispation religieuse. Comme il croyait fermement en la force des idées et au pouvoir libérateur des mots, il s'exprimait sur ces sujets sensibles qui sont, aujourd'hui, débattus en Arabie saoudite grâce à l'ouverture insufflée par le prince héritier, Mohammed Ben Salman.
Raïf tout comme les caricaturistes et les journalistes de Charlie Hebdo ont été punis pour avoir exercé un droit humain universel : la liberté d'expression. Pour eux comme pour lui, la foi en la liberté d'expression et la défense de cette liberté auront eu un prix exorbitant. Tous défendaient les valeurs d'une grande civilisation humaniste, une civilisation qui respecte la dignité humaine et promeut les droits et les libertés individuelles.
Deux jours après le terrible massacre de Charlie Hebdo, mon compagnon était arraché de sa geôle, à Djedda, et emmené menotté sur une place faisant face à la mosquée Al-Jafali pour y subir les 50 premiers coups de fouet d'une flagellation publique. Comment survivre à un tel châtiment ? Du Québec où je vis avec mes trois enfants depuis 2013, j'ai surmonté cette épreuve grâce au soutien de mon pays d'adoption, de l'amour de mes amis de ma nouvelle ville, Sherbrooke, et de l'indignation internationale qu'a suscitée un tel traitement. Cette même année, Raïf reçut le prix Sakharov pour la liberté de l'esprit décerné par l'Union européenne. Depuis, les distinctions n'ont cessé de couronner son engagement, le dernier étant le prix Daniel Pearl pour le courage et l'intégrité dans le domaine du journalisme. C'est avec fierté, émotion et tristesse que je reçois ces encouragements, caressant, à chaque fois, l'espoir de sa libération.
La pierre angulairePeu sont ceux qui cherchent à connaître les raisons de son enfermement. Il a été reconnu coupable d'avoir " insulté l'islam " et d'avoir " par ses productions, troublé l'ordre public, les valeurs religieuses et la morale ". En fait, son crime n'était autre que sa conviction profonde de pouvoir exprimer librement ses opinions – la liberté d'expression étant au cœur même de la question.
Il ne s'agit pas d'un choc de civilisations ni d'un conflit entre l'Orient et l'Occident. Il s'agit d'un droit universel que revendiquent, partout dans le monde, les défenseurs et les militants des droits humains. Ces courageux militent en faveur de ce droit parce qu'il est la pierre angulaire de tout système démocratique, transparent et ouvert. Nous en avons besoin pour notre propre protection. Sans lui, les gouvernements peuvent impunément violer les droits de leurs citoyens, les institutions religieuses peuvent contraindre au silence celles et ceux qui les critiquent, alors que des acteurs sociaux, économiques et politiques puissants peuvent abuser de leurs pouvoirs, sans en subir les conséquences. Ce droit fondamental est la conscience de toute société.
Invitée à prendre la parole le 13  janvier lors de l'événement Avec Charlie… Laïcité, j'écris ton nom organisé par l'Observatoire de la laïcité de Saint-Denis en collaboration avec le magazine Marianne ainsi que des dizaines d'autres associations, c'est en ces termes que je m'adressais à l'assistance, venue commémorer la mémoire des victimes des attentats de janvier  2015, et exprimer sa solidarité à l'endroit de mon mari. Ce moment de fraternité à l'égard de ma famille et marqué par le sceau de l'engagement envers le combat de Raïf m'ont permis de réaliser que la France n'était pas seulement le pays d'une grande tradition intellectuelle, mais également le lieu de rencontres marquantes et inspirantes.
Aujourd'hui, je saisis un autre moment, celui de la visite du prince héritier Mohammed Ben Salman en France, pour suggérer vivement au président Emmanuel Macron de jouer un rôle plus actif dans la libération de Raïf Badawi qui incarne l'esprit même des valeurs et de la Révolution française de 1789. " Liberté, Egalité, Fraternité ", c'est l'engagement de Raïf tout au long de sa vie à travers ses écrits et ses actions. Cher Monsieur Macron, n'oubliez pas de parler de Raïf ! Défendez les défenseurs des droits humains. Celles et ceux qui font l'honneur de notre humanité. Ces valeurs universelles méritent, de toute évidence, des sacrifices. Et ceux qui, partout dans le monde, les défendent, méritent que nous les défendions.
Quant à vous, mes chers amis, continuez à lutter à mes côtés pour que mes enfants retrouvent leur père. Six ans, ça suffit !
Ensaf Haidar
© Le Monde


 
8 avril 2018

Paris complice de Riyad au Yémen ?

Tony Fortin, chargé d'études à l'Observatoire des armements, appelle les parlementaires français à faire la lumière sur les ventes de matériels militaires à Riyad

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Si le drame yéménite tient encore une place marginale dans le débat public, la France n'échappera pas longtemps à son examen de conscience. En ligne de mire, nos ventes d'armes aux forces de la coalition. On pourrait rétorquer, comme Florence Parly, ministre des armées, que la France ignorait la survenance de cette guerre. Mais ce serait oublier que les ventes d'armes à l'Arabie saoudite ont explosé peu avant et pendant le conflit, et qu'elles semblent bien se poursuivre. Et contrairement aux dénégations ministérielles, des armes et équipements militaires français semblent bien être utilisés au Yémen, au service d'une coalition qui perpétue des crimes de guerre. Publié le 9  avril, le rapport conjoint de l'Observatoire des armements (Obsarm) et de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) fournit plusieurs indices de présence " (photos publiées sur des comptes Twitter spécialisés, extraits de documentation spécialisée) d'équipements français : chars Leclerc vendus aux Emirats arabes unis dans les années 1990, qui auraient été utilisés pendant la bataille d'Aden ; 4  ×  4 blindés vendus, en  2016, aux Saoudiens et déployés sur le terrain, etc. Le transfert de cet armement aux forces de la Coalition a été confirmé par la base de données du Sipri, la presse spécialisée, et nos sources industrielles.
L'aggionarmento sera d'autant plus difficile à réaliser que l'artisan de ces contrats mirifiques signés sous l'ère Hollande n'est autre que l'actuel ministre des affaires étrangères, M.  Le Drian. Soit le premier responsable du bond spectaculaire des ventes d'armes à partir de 2015. Avec 14  milliards de prises de commandes en  2016, la France est devenue, sous ses auspices, le troisième exportateur d'armes, derrière les Etats-Unis et la Russie. Un funeste podium auquel elle s'accroche. Ainsi, la prochaine loi de programmation militaire prévoit la création de 400 nouveaux postes sur 6 000 consacrés à la promotion des exportations.
Pratiques archaïquesQuel est le coût humain des fleurons hexagonaux que sont les ventes de matériel militaire ou de surveillance ? Combien de civils, opposants politiques, organismes de secours, ont été ciblés avec leur concours ? Et pour quels bénéfices ? Face à la dérive de certains ministères, il est temps que les contre-pouvoirs politiques sortent de leur torpeur. La récente proposition de commission d'enquête parlementaire sur le Yémen constituerait un cadre idéal pour faire la lumière sur les " indices de présence " contenus dans notre rapport. Si une telle commission peut conduire à faire l'inventaire des années Hollande en matière de ventes d'armes, elle ne devra pas se limiter à désigner des boucs émissaires. Pour éviter de nouvelles dérives, elle devra avoir le courage d'identifier leurs causes structurelles et de s'y attaquer.
La France est en effet la seule puissance européenne dont le gouvernement dispose de tous les leviers en matière de vente d'armes. Au regard des nouvelles pratiques européennes en matière de défense, les pratiques françaises paraissent archaïques et hors de contrôle. Chez nos voisins germaniques et suédois, le Parlement doit approuver les licences d'exportation d'armes. Quant aux députés britanniques, ils enquêtent, parfois avec mordant, sur la vente de matériel de guerre. Chose impossible en France, nous rétorque-t-on. Les ventes d'armes y restent étrangères aux notions de transparence ou de contrôle chères à tout régime démocratique.
L'Etat décourage tout débat public effleurant son pouvoir souverain, comme s'il craignait qu'un tel débat puisse ébranler les fondements mêmes de sa puissance. Longtemps, les parlementaires et la société civile ont laissé ces sujets à l'exécutif, selon un processus de dépolitisation enclenché par l'élection de Mitterrand. En changeant de position sur l'arme nucléaire et sur le " coup d'Etat permanent " constitué par la Ve  République, il a contribué à fabriquer l'apparence d'un consensus politique sur les questions de défense.
A l'heure où l'aventure saoudienne a tourné au désastre humanitaire et aux crimes de guerre, et que plusieurs " indices sérieux " laissent à penser que des armes et équipements militaires français ont bel et bien été utilisés au Yémen, il est temps de briser ce consensus et que les parlementaires français se saisissent du sujet.
Tony Fortin
© Le Monde


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