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dimanche 1 avril 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - Martin LutherKing - Un rêve inachevé .....


HISTOIRE et MEMOIRE




1er avril 2018

Martin LutherKing Un rêve 

inachevé


Le bar The Sister Louisa's Church, dans le quartier de Sweet Auburn, à Atlanta (Géorgie), à un pâté de maisons du lieu de naissance de Martin Luther King.
édouard Caupeil
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" L'homme d'un rêve ", tel était le titre d'un article du Mondepublié au surlendemain de l'assassinat de Martin Luther King, le 4  avril 1968, dans un motel de Memphis (Tennessee). L'auteur de cet article, Jacques Amal-ric, revenait longuement sur le destin du pasteur, son message pacifiste, son combat contre la ségrégation dans le sud des Etats-Unis, ses difficultés à porter cette parole dans les quartiers noirs des grandes villes du nord du pays, secouées, à intervalles réguliers, par des émeutes raciales.
Cinquante ans ont passé. Le souvenir de Martin Luther King, Prix Nobel de la paix en  1964, demeure très vif. Au point, parfois, de gommer les aspérités de l'icône, sa radicalité, et la part d'échec de son parcours. Son " rêve ", si joliment exprimé lors d'un discours historique, demeure inachevé. Bien sûr, et le contenu de ce cahier spécial le prouve, la société américaine a connu des évolutions -majeures. Bien sûr, la Maison Blanche a été occupée pendant huit ans par Barack Obama, souvent présenté comme l'héritier politique de King. Mais les fractures et les injustices que le pasteur dénonçait en son temps n'ont pas disparu.
C'est ce voyage entre passé et présent, rêve et réalité, que Le Monde propose dans ce supplément de douze pages. -L'occasion de partir sur les traces d'un homme d'exception et d'ausculter par la même occasion un pays où la " question noire ", à l'heure de Donald Trump, demeure centrale.
Philippe Broussard
© Le Monde




1er avril 2018

Itinéraire d'un combattant

Cinquante ans après l'assassinat de Martin Luther King, le 4 avril 1968, à Memphis, " Le Monde " est parti sur les traces du pasteur noir, engagé toute sa vie auprès des laissés-pour-compte, bien au-delà d'une lutte pour les seuls droits civiques des Afro-Américains

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CHRONOLOGIE
1929-195315  janvier 1929 Naissance de Martin Luther King à Atlanta (Géorgie), premier fils du pasteur baptiste Martin Luther King  Sr. et de sa femme Alberta, institutrice.
Février  1948 King est ordonné pasteur à l'église Ebenezer d'Atlanta, dont son père est le titulaire.
1952 Il entre à l'université de Boston (Massachusetts), pour un doctorat de théologie qu'il obtiendra en 1955.
1953 Mariage avec Coretta Scott, étudiante au Conservatoire de musique de Boston. Ils auront quatre enfants.
19551er  décembre Dans un autobus, à Montgomery (Alabama), Rosa Parks, militante de l'Association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP), refuse de laisser sa place à un passager blanc. Elle est arrêtée.
5  décembre King est choisi comme président par l'Association pour le progrès à Montgomery (MIA), qui organise le boycottage des autobus par les Noirs.
195630  janvier Attentat à la bombe contre la maison de King.
1er  février La MIA porte plainte devant un tribunal fédéral, à Montgomery, contre la ségrégation dans les autobus. Condamnée en juin, la ville fait appel.
22  février Inculpation de Martin Luther King après une centaine d'autres membres de la MIA sur la base d'une loi antiboycottage. La presse et les chaînes de télévision nationales rendent compte de la situation à Montgomery.
13  novembre La Cour suprême des Etats-Unis confirme le jugement de première instance -déclarant la ségrégation dans les autobus inconstitutionnelle.
21  décembre Le boycottage des autobus prend fin après trois cent quatre-vingt-deux jours.
195710-11 janvier Création de la -Conférence des dirigeants -chrétiens du Sud (SCLC), destinée à promouvoir la lutte pour les droits civiques. King en est nommé président.
Mars Martin Luther King est -invité aux cérémonies -d'indépendance du Ghana.
17  mai La SCLC organise un -" pèlerinage de prière pour la -liberté " à Washington, -rassemblant des milliers de Noirs devant le monument Lincoln.
13  juin Le vice-président Richard Nixon s'entretient avec Martin Luther King, qu'il a invité à Washington.
1958-195923  juin 1958 Martin Luther King est reçu, à sa demande, par le président Dwight D.  Eisenhower à la Maison Blanche, avec trois autres dirigeants d'organisations de lutte pour les droits des Noirs.
Septembre  1958 Poignardé par une déséquilibrée, farouchement anticommuniste, au cours d'une séance de signature de son premier livre, Stride Toward Freedom : the Montgomery Story(Combats pour la liberté, Payot), dans un grand magasin d'Harlem, King échappe de peu à la mort.
Février-mars  1959 Voyage en Inde sur les traces de Gandhi, dont il admire le militantisme non violent.
Avril  1959 Marche des jeunes, à Washington, pour l'intégration scolaire.
1960Janvier Martin Luther King -seconde son père comme pasteur à l'église Ebenezer d'Atlanta.
1er  février Quatre étudiants noirs font un sit-in dans un snack de Greensboro (Caroline du Nord), restant assis au comptoir bien qu'on refuse de les servir.
Avril Création du Comité non violent de coordination des -étudiants (SNCC) à l'initiative d'Ella Baker. Celle-ci rompt avec la SCLC, dont elle était directrice associée.
23  juin Martin Luther King -déjeune à New York, en tête à tête, avec le sénateur John -Kennedy, candidat démocrate à l'élection présidentielle de novembre.
Octobre Arrêté lors d'un sit-in à Atlanta, King est emprisonné en raison d'une précédente -condamnation avec sursis. Il est libéré peu après, grâce à l'intervention de John Kennedy.
1er  novembre Une semaine avant l'élection présidentielle, Martin Luther King exprime, dans un communiqué, sa -gratitude au candidat démocrate John Kennedy.
1961Mai Lors d'un Freedom Ride (" voyage de la liberté ") entrepris par des militants du Nord (Blancs et Noirs), un rassemblement autour de King, dans une église de Montgomery, est cerné par une foule menaçante.
Septembre La Commission du commerce inter-Etats décide que toute forme de ségrégation devra cesser dans les transports publics entre Etats le 1er  novembre.
16  octobre Reçu par le président Kennedy, Martin Luther King lui suggère de proclamer, le 1er  janvier 1963, une " seconde émancipation ", un siècle après celle des esclaves par Abraham Lincoln.
1962Août Des dissensions entre -organisations noires et l'habileté tactique de la municipalité ségrégationniste d'Albanie (Géorgie) font échouer le mouvement d'inscription sur les listes électorales et de lutte contre la discrimination lancé par deux jeunes responsables du Comité de -coordination non violent des étudiants.
12  septembre Martin Luther King critique le président -Kennedy au cours d'un dîner -organisé pour le centenaire de l'Emancipation par le gouverneur de l'Etat de New York, Nelson Rockefeller, candidat possible du Parti républicain en  1964.
28  septembre Alors qu'il s'adresse à la convention annuelle de la SCLC, à Birmingham (Alabama), l'un des fiefs de l'organisation raciste Ku Klux Klan, King est frappé au visage par un jeune membre du Parti nazi.
14 décembre L'église baptiste Bethel, à Birmingham, est visée pour la troisième fois par un -attentat à la bombe. Reçu par le président Kennedy à la Maison Blanche, Martin Luther King plaide en vain pour une loi sur les droits civiques.
196312 avril Arrêté lors d'une manifestation à Birmingham, King -rédige sa " Lettre de la prison de Birmingham ". Le 15  avril, Kennedy intervient à nouveau. King est libéré une -semaine plus tard.
3  mai Des centaines de lycéens noirs descendent dans les rues de Birmingham pour manifester pacifiquement. Le commissaire de police, Eugene Connor, dit " Bull " -(" le Taureau "), fait utiliser des lances à incendie et des chiens contre les manifestants.
12  maiAprès un accord entre les commerçants et les représentants noirs sur la déségrégation des magasins de Birmingham, deux attentats à la bombe visent Martin Luther King et son frère. Le président Kennedy fait -disposer des troupes fédérales près de la ville.
11 juin John Kennedy annonce à la télévision un projet de loi sur les droits civiques.
Juin Publication de Strength to Love (La Force d'aimer, Casterman, 1990), recueil de sermons.
28  août Environ 250 000 personnes participent à une marche sur Washington pour le travail et la liberté. King prononce son -discours le plus célèbre : " I have a dream " (" Je fais un rêve "). Les organisateurs sont reçus par Kennedy à la Maison Blanche.
15  septembre Quatre fillettes sont tuées dans un attentat à la bombe contre une église noire de Birmingham. Des centaines de manifestants affrontent la police. Arrivé sur place, King demande l'intervention de l'armée.
22  novembre King est bouleversé par l'assassinat de -Kennedy à Dallas. Reçu le 3  décembre par Lyndon B. Johnson, il se -déclare " impressionné " par l'engagement du nouveau président pour les droits civiques.
1964Mai Martin Luther King apporte le soutien de la SCLC aux Noirs de Saint Augustine (Floride) luttant contre la ségrégation, menacés par le Ku Klux Klan. Il y sera -emprisonné pendant trois jours.
Juin Il publie son essai Why We Can't Wait (Révolution non violente, Payot, 1969).
2  juilletLe président Johnson promulgue, en présence de King et d'autres dirigeants noirs, la loi sur les droits civiques (Civil -Rights Act), qui prohibe toute discrimination au travail, à l'école, dans l'armée, les lieux publics, les transports, les administrations locales et fédérales.
14  octobre Le prix Nobel de la paix est attribué à Martin Luther King.
24 novembre Un paquet -anonyme envoyé par le FBI, -contenant une lettre haineuse et un enregistrement audio révélant l'infidélité de King, arrive au -domicile familial du pasteur.
1er  décembre King s'entretient, sans résultat, avec le directeur du Bureau fédéral d'enquête (FBI), Edgar Hoover, hostile aux -mouvements civiques.
196518  janvier King est frappé par un membre du Parti nazi lors de la première journée d'inscription de citoyens noirs sur les listes électorales organisée par la SCLC et le SNCC à Selma (Alabama).
1er  février Ayant enfreint l'interdiction des rassemblements, King, placé en détention à Selma, dirige le mouvement de sa cellule, avant de se faire -libérer sous caution, le 5  février.
21 février Assassinat de Malcom X, à Harlem.
2  mars Dans un discours à l'université noire Howard, à Washington, Martin Luther King prend position contre la guerre du Vietnam.
7  mars Bloody Sunday -(" Dimanche sanglant "). Après la mort d'un jeune manifestant, la SCLC organise une marche de Selma à Montgomery pour -interpeller le gouverneur de l'Alabama, George Wallace. Les marcheurs sont stoppés -brutalement par les troupes de l'Etat et la police de la ville.
15  mars Discours télévisé du -président Johnson au Congrès, présentant un projet de loi tendant à garantir le droit de vote de tous les Américains.
21  marsLa marche de Selma à Montgomery conduite par Martin Luther King rassemble près de 25 000 personnes quand elle arrive, le 25  mars, dans la -capitale de l'Etat. King prononce son discours " How Long ? Not Long " (" Combien de temps ? Pas longtemps ").
6  août Le président Johnson -promulgue la loi sur le droit de vote, interdisant les " tests de compétences " imposés aux Noirs dans certains Etats.
17  août A Los Angeles, où des émeutes ravagent le ghetto noir de Watts, King diagnostique " une révolte de classe des laissés-pour-compte contre les privilégiés ".
1966Janvier Martin Luther King s'installe à Chicago pour y -animer une campagne de la SCLC contre les taudis dans lesquels vit la population pauvre des ghettos noirs.
10  juillet30 000 personnes se rassemblent au stade Soldier Field, à Chicago, pour écouter un discours de King.
14  juillet Il parvient à calmer un début d'émeute dans les -quartiers noirs de Chicago et -obtient des promesses du maire, Richard Daley.
26  juillet Dans une page publicitaire du New York Times, King -explique l'opposition de la SCLC au thème du Black Power (" Pouvoir noir ") promu par Stokely Carmichael, président du SNCC.
26  août Un accord – critiqué par les militants radicaux – est conclu avec les professionnels de l'immobilier et la mairie de Chicago pour ouvrir l'habitat aux Noirs dans toute la ville.
19674  avril Devant 3 000 personnes réunies à l'église protestante -Riverside, à New York, King -condamne fermement la guerre du Vietnam.
Juin Publication de Where Do We Go from Here. Chaos or Community ? (Où allons-nous ? La dernière chance de la démocratie américaine, Payot, 1968), livre sur l'état des relations entre Blancs et Noirs aux Etats-Unis.
7  novembre Après que King a animé sur place une campagne d'inscription sur les listes -électorales de Cleveland (Ohio), Carl Stokes devient le premier maire noir d'une grande ville.
4 décembre La SCLC annonce qu'une " campagne des pauvres ", dont le but est de lutter pour la justice sociale et contre la pauvreté, aura pour point de départ un grand rassemblement de -" désobéissance civique ", à Washington, en mai.
19683  avril Martin Luther King va à Memphis (Tennessee) pour soutenir les employés municipaux noirs de la voirie, en grève pour la reconnaissance de leurs droits syndicaux. Il prononce ce qui sera son dernier discours, " I've Been to the Mountaintop " (" J'ai été en haut de la montagne ").
4  avril  Martin Luther King est -assassiné sur un balcon du motel Lorraine, à Memphis.
Ce matin-là, le ciel est encore à l'orage sur Memphis. Martin Luther King s'est réveillé tard et plutôt d'une humeur bien joviale. Oubliée la fatigue de la veille qui l'avait vu s'effondrer après un ultime sermon à l'église Mason Temple. Oublié aussi le coup de fil anonyme survenu quelques heures à peine après son arrivée dans cette rude capitale du Tennessee : " Fais ta prière, négro, tu n'as plus longtemps à -vivre. " Il a l'habitude. Tout à l'heure, lui et son équipe ont prévu de se rendre chez le révérend Samuel Billy Kyles pour un dîner traditionnel du Sud, façon soul food avant le meeting de soutien aux éboueurs de la ville, en grève depuis plus d'un mois et demi.
Ils sont tous là, ses proches, ses conseillers de l'ombre qui forment depuis si longtemps cette garde rapprochée dont King a tant -besoin. Ils rient, se chamaillent même, ravis de voir qu'il va mieux. Dans sa chambre du Lorraine Motel, un des rares établissements de la ville à accepter les voyageurs " de couleur ", il passe encore un coup de fil à sa secrétaire, Dora McDonald, restée à Atlanta (Géorgie). Il appelle ses parents aussi, leur dit qu'il les aime. Dehors, sur le parking en contrebas, le son d'un saxophone l'attire vers le balcon. C'est Ben Branch qui joue en les attendant. " Dis, ce soir, tu joueras Précieux Dieu, prends ma main, lance King. Et joue-le bien ! "
Il s'avance encore un peu, sourit, puis s'écroule. Il est 18 h 01 à Memphis, ce 4  avril 1968, une balle vient de lui trancher la gorge et d'éteindre à jamais cette voix capable de faire chanter l'espoir. Le groupe se précipite, se serre autour de lui. Une photo, prise quelques instants plus tard, retiendra les bras tendus de ce groupe d'hommes en direction de l'endroit d'où est parti le coup de feu.
Maintenant, ils secouent la tête, comme boxés par un destin trop funeste. Par trois fois, le pasteur aurait déjà pu mourir. A Montgomery (Alabama), chez lui, devant sa maison où une bombe a éclaté un soir de janvier  1956. A New York, deux ans plus tard, poignardé dans les côtes par une femme noire déséquilibrée, farouchement anticommuniste. A Birmingham encore, en mai  1963, où une bombe fut lancée depuis une voiture contre l'hôtel qui acceptait de l'héberger depuis le début de sa lutte pour les droits civiques.
Ralph Abernathy, son plus vieux compagnon de route, s'agenouille, retire le carton du col de sa chemise ensanglanté, le pose dans un vase. " Ça, c'est le sang versé de MLK pour nous ", dit-il en pleurs. D'un même élan, Jesse Jackson, le jeune et ambitieux pasteur de Chicago qui a tout plaqué il y a quelques années pour suivre son mentor, plonge ses mains dans le récipient avant de les poser sur sa chemise blanche, en un geste fort et symbolique. Il rappelle celui de Jackie Kennedy, qui, après l'attentat contre son mari, cinq ans plus tôt, à Dallas, refusa pendant plusieurs heures de quitter ses habits maculés de sang. Il affirme une transmission aussi, l'appropriation d'un héritage, consacré par cette onction messianique, que ses apôtres ne -tarderont d'ailleurs pas à revendiquer.
Intense radicalitéPlus discret, un membre du groupe dissimule le paquet de cigarettes que le défunt fumait en cachette. Un réflexe, une question d'image aussi. La tentation déjà de façonner la -légende. Dans l'autre poche de King, le brouillon d'une note sur son prêche du -dimanche à venir. Un texte inachevé, court et d'une noirceur totale, écrit dans l'urgence avec cette intense radicalité qui le caractérise depuis ces dernières années, engagé qu'il est dans sa lutte contre la pauvreté, l'injustice et cette guerre au Vietnam qu'il ne cesse de -dénoncer. Son intitulé : " Pourquoi l'Amérique peut aller en enfer. " Tout y est. La violence, l'allégorie et la prémonition – croyance si américaine. La mort de Martin Luther King soulèvera la colère du monde. Les quartiers s'embraseront. L'écrivain James Baldwin, qui l'admirait tant, dira que ce jour-là " on ne pouvait plus se faire d'illusions sur les Américains, on n'osait plus rien attendre de la masse vague et immense qu'ils formaient ".
Dix ans plus tard, les hommages rendus à King sont unanimes et célèbrent l'homme du discours de 1963 à Washington " I have a dream ", le doux rêveur, l'apôtre de la non-violence. En  1983, alors qu'il s'y était pourtant longtemps opposé, le président Ronald -Reagan instaure le Martin Luther King Day, un jour férié marquant la date anniversaire de sa naissance. Jamais un individu n'avait connu pareille consécration aux Etats-Unis exceptés Christophe Colomb, les présidents Washington et Lincoln. Et pourtant, l'homme était fustigé de son vivant comme " anti-américain " et fut harcelé par le FBI, arrêté et jeté en prison une trentaine de fois.
Le héros tragique devient consensuel, " mainstream ",disent les Américains, rapatrié dans le giron de la nation reconnaissante. Son message est lissé, sa foi révolutionnaire polie. On le voit dans une campagne publicitaire d'Apple. McDonald's lui rend hommage. Chrysler et même Alcatel reprendront ses sermons dans leurs spots télévisés.
" mémoire déformée et pervertie "Vingt-cinq ans après sa mort, à Memphis, le président Bill Clinton en appelle à sa mémoire pour critiquer une certaine culture de la violence des jeunes Noirs : " King n'est pas mort pour que vous vous entre-tuiez ", dit-il en substance. Pour l'establishment démocrate, le pasteur militant est bien cette figure apaisante, la voix de la modération, l'antithèse même d'un Malcolm X, capable d'enrayer, -sinon de calmer, les soubresauts toujours nombreux du mécontentement noir.
Aux yeux de la droite, King devient une icône du conservatisme racial, un prophète de l'individualisme méritocratique. Une phrase, pour cela, extirpée de son discours le plus célèbre est brandie par les critiques des droits civiques et opposants à la discrimination positive : " J'ai fait un rêve, que mes quatre enfants habiteront un jour une nation où ils seront jugés non pas par la couleur de leur peau, mais par le contenu de leur caractère. "
La légende a le cuir épais. Trop peut-être. " Il n'y a certainement pas de figure dans l'histoire récente américaine dont la mémoire a été à ce point déformée et pervertie, le message vidé de son sens, les paroles dépouillées de leur -contenu ", dira Thomas J. Sugrue, un des historiens les plus respectés de sa génération.
Avec Barack Obama, l'élection du premier président afro-américain est décrite comme une victoire posthume de King. On parle de société postraciale, d'une Amérique réconciliée avec elle-même, absoute de ses crimes passés. Cela ne durera qu'un temps. La -condition des Afro-Américains s'est transformée, mais la société ouverte et fraternelle que King entrevoyait n'est pas advenue. Qu'importe, quoi de plus réconfortant que cet homme mort en martyr élevé au rang de divinité civique ? Même Donald Trump, pourtant soutenu par les suprémacistes blancs, louera " son héritage de justice, -d'égalité et de liberté ", vingt-quatre heures après avoir qualifié Haïti et l'Afrique de " pays de merde ".
Le contraste est saisissant, la récupération infinie. Trop, assurément, pour les militants et historiens qui exhument un autre King depuis quelques années. Le premier à revenir aux sources et à rappeler sa radicalité est l'auteur et militant afro-américain Vincent Harding. Son livre au sous-titre si évocateur,The Inconvenient Hero (" Martin Luther King. Le héros gênant ", Orbis Books, 2008, non traduit), reçoit un accueil enthousiaste dans les milieux académiques et militants, sans dépasser toutefois ce cercle d'initiés. Harding a lui-même connu King, il l'a -accompagné un temps, a aidé aussi à la -rédaction de certains discours comme celui de l'église Riverside, à New York, le 4  avril 1967. Le prêche est un virulent réquisitoire contre la guerre au Vietnam, où King accuse le gouvernement américain d'être " le plus grand pourvoyeur de violence dans le monde ". Des propos qualifiés d'" erreur -tactique sérieuse " par le New York Times et de " discrédit " par le Washington Post. King et Harding, eux, ne renieront rien.
Et puis, il y a le portrait, magistral, de King écrit par Thomas Jackson, From Civil Rights to Human Rights (" Des droits civils aux droits de l'homme ", Penn, 2007, non traduit). -Portrait politique, devrait-on écrire, tant l'ouvrage déconstruit l'immense part de -malentendu qui entoure King depuis son -assassinat. " Il l'a dit et répété jusqu'à la fin, il n'est pas un homme de consensus ", rappelle l'auteur. Au contraire, " il a appelé ouvertement et avec toujours plus de force à une redistribution radicale du pouvoir économique et politique dans les villes américaines, le pays et le monde ". L'image de King est affadie, privée de son pouvoir de subversion, mais ses -textes et ses mots sont là, dit-il, pour qui veut bien partir sur ses traces et chercher.
Dès son enfance, il est chargé par les brûlures de l'histoire. King naît le 15  janvier 1929 à Atlanta, ancienne place forte du Sud sécessionniste. A l'époque, la capitale de la Géorgie a la réputation paradoxale d'appliquer strictement les lois dites " Jim Crow ", des règles de ségrégation raciale et de hiérarchie sociale instaurées en  1876, tout en permettant l'essor d'une bourgeoisie noire. Sur les 90 000 habitants, plus d'un tiers sont des descendants d'esclaves, installés pour la plupart dans les taudis de la périphérie. La famille de King, elle, a déménagé après la première guerre mondiale à Sweet Auburn, le quartier de la nouvelle classe moyenne noire. Un îlot de paix connu pour son avenue centrale surnommée, un jour, par un notable local de " rue la plus riche de l'Amérique noire ". De quoi nourrir la légende d'une enfance dorée, une fable contre laquelle King se battra toute sa vie. Déjà.
" social gospel "Son grand-père et son père sont tous deux des pasteurs du social gospel, l'évangélisme social engagé en faveur des plus pauvres et de l'émancipation des Noirs. Sa mère, ancienne institutrice et musicienne talentueuse, a mis au monde ses quatre enfants dans la maison familiale parce qu'elle refusait de se rendre dans un hôpital ségrégué. La famille est engagée, les enfants nourris au rigorisme religieux et au militantisme profane.
Le père King, qui s'était autrefois échappé d'une exploitation de métayage, reprend la chaire de son beau-père à l'église Ebenezer, -située juste un peu plus bas sur l'avenue. Marqué par la Grande Dépression, " Daddy King " est un fervent défenseur des idéaux véhiculés par le New Deal et de l'instauration de droits sociaux pour les plus défavorisés. Membre de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP, -Association nationale pour la promotion des gens de couleur), il dénonce les brutalités -policières, milite pour l'égalité salariale des enseignants et boycotte les bus de la ville à la suite d'une attaque raciste contre des passagers noirs restée impunie.
Le jeune King est aux premières loges. Il -assiste aux offices de son père dès l'âge de 5  ans. Enfant volubile, il se passionne pour le gospel et le chant. Dehors, il observe la misère alentour. Il a 6 ans quand son ami de jeu, un garçon blanc, lui dit, au moment d'entrer dans une école ségréguée, qu'ils ne doivent plus se fréquenter. " Je n'oublierai jamais le grand choc que ce fut pour moi ", écrira King quelques années plus tard.
Adolescent, éminemment influencé par son père, il s'oppose toutefois à lui en exprimant un besoin de questionner l'infaillibilité des Saintes Ecritures. Il émet quelques critiques aussi à l'égard de certains sermons par trop exaltés. La passion, certes, mais plus retenue, plus intériorisée et complexe. A 15  ans, il est sélectionné pour participer à la finale du -concours d'éloquence de l'Etat. Son discours, intitulé " Le Noir et la Constitution ", dénonce les limites du libéralisme du New Deal et tisse une puissante critique des inégalités raciales. " Comment l'Amérique pourrait-elle atteindre une “démocratie éclairée” alors que les Noirs sont sans éducation et mal nourris ? Comment l'Amérique veut-elle prospérer avec autant de gens si mal payés qu'ils ne peuvent rien acheter ?, demande-t-il, avant d'ajouter : Même les vainqueurs de nos plus grands trophées doivent faire face à ce mur de classe et de couleur. " Après avoir goûté aux honneurs de l'assistance, il rentre chez lui, dans son quartier, forcé de laisser sa place dans le bus à un passager blanc. " Je n'ai jamais été aussi en colère de toute ma vie ", se souviendra-t-il.
La même année, en  1944, il intègre l'université Morehouse, un des plus prestigieux black colleges du pays. Très vite, il est attiré par le magnétisme intellectuel du recteur Benjamin May. Celui-ci prêche l'éthique de l'activisme politique. Lui aussi est un proche du social gospel : " Une religion qui ignore les problèmes sociaux est vouée à l'échec ", professe-t-il.
King lit, dévore les essais, s'inscrit en sociologie. L'été, il travaille à l'usine. " Il voulait connaître la vie des ouvriers, leurs problèmes et leurs sentiments ", dira un de ses anciens camarades de classe, Lerone Bennett. En juin  1945, King est marqué par la personnalité d'Asa  Philip Randolph, le président de la puissante Confrérie des bagagistes des wagons-lits, le plus grand syndicat d'ouvriers noirs du pays. Celui-ci s'adresse aux étudiants de l'université en appelant à un front populaire uni contre le capitalisme américain, le fascisme et le racisme. " La seule autre possibilité, c'est le socialisme ", proclame-t-il. King s'alliera avec lui dix ans plus tard.
A Philadelphie (Pennsylvanie), il assiste à une conférence du président de l'université de Harvard, Mordecai Johnson, consacrée à Gandhi. Là encore, il est fasciné par la " profondeur et le côté électrisant " de la lecture. Il achète une demi-douzaine d'ouvrages sur le dirigeant indien et sa doctrine basée sur la -désobéissance civile active et non violente. Des livres de Karl Marx aussi. " Le capitalisme porte en lui les graines de sa propre destruction ", écrit-il dès 1951.
L'année suivante, lors de ses premiers échanges avec celle qui allait devenir sa femme, Coretta Scott, il explique qu'il se -considère " beaucoup plus socialiste en termes économiques que capitaliste ". Et d'ajouter : " Seul un égalitarisme chrétien peut redresser les inégalités et le chaos économique. " La -matrice est en place.
Mariés en  1953, Martin et Coretta King s'installent l'année suivante à Montgomery, capitale de l'Alabama, où King est nommé pasteur de l'église baptiste de la Dexter -Avenue, église de quartier et des notables noirs. " Tout de suite, on a senti quelque chose de différent, il parlait de pauvreté et de justice -sociale, de devoir de paix, très loin de notre précédent pasteur qui prônait plutôt la loi du talion. Très vite, il a su aussi s'imposer par son éloquence et s'entourer de pasteurs et militants ", se souvient John Feagin, ancien professeur de peinture.
Le 1er décembre 1955, la militante de la NAACP Rosa Parks refuse de laisser son siège à un Blanc dans un des autobus de la ville. -Quatre jours plus tard, 50 000 Noirs s'abstiendront de monter dans les bus. Le soir même, les dirigeants des organisations noires choisissent King pour diriger le -mouvement. -L'admiration et l'amitié que lui voue Ralph Abernathy, son aîné de trois ans et pasteur de la plus grande église baptiste noire de la ville, -assurent sa désignation à la présidence de l'Association pour le progrès à Montgomery (MIA), créée pour -organiser le boycott.
Première protestation de massePour son premier discours d'activiste, King en appelle à la mémoire collective, à ce peuple " fatigué " et " piétiné par l'oppression ". Il parle d'amour et de justice, de persuasion et de cœrcition, d'unité noire et de solidarité de classe. Les Noirs " déshérités ", dit-il, -doivent imiter les travailleurs américains " bafoués par le pouvoir capitaliste " auquel les puissants syndicats avaient su tenir tête dans les années 1930 et 1940. Et puis ceci, en référence à Jésus : " Si vous le faites au plus -petit d'entre nous, mes frères, c'est à moi que vous le faites. "" Yes, sir ! " répond la foule en liesse.
King vient de donner au mouvement naissant une voix et un visage neufs. Le boycott durera un peu plus d'un an. Cette première protestation de masse enracinée dans les églises et sous l'égide de la non-violence marque un tournant dans la lutte pour la -libération des Noirs. Le 13  novembre 1956, la Cour suprême -estime que la ségrégation dans les bus est -inconstitutionnelle. Il faudra que les Noirs marchent et s'organisent en covoiturage pendant encore cinq semaines avant que l'ordre de la cour soit appliqué à Montgomery.
La victoire est éclatante. Le 18  février 1957, King fait la " une " de l'hebdomadaire Time" Son plus grand génie est d'avoir su traduire en paroles les aspirations des masses. King a transformé une bataille pour un siège de bus en une guerre contre tout le système de la -ségrégation ", soulignera Anne Braden, -figure des mouvements civiques.
Suivent trois années de " jachère ", comme l'ont résumé King et la Conférence des dirigeants chrétiens du Sud (SCLC), l'organisation que le pasteur et 60 coreligionnaires ont créée quelques mois après le mouvement de Montgomery. La période est difficile, marquée par un retour de bâton de dirigeants blancs et de mouvements ségrégationnistes. La NAACP, elle, n'est pas convaincue par la méthode élaborée par King. Thurgood -Marshall, un des principaux avocats de -l'organisation et futur juge à la Cour suprême, le qualifiera même d'" opportuniste " et de " fauteur de troubles ".
Lui consulte, prononce ses sermons à travers le pays. Il tâtonne, soutient des causes comme la libération du militant communiste Henry Winston, dont la santé décline. En janvier  1957, le FBI note que King était -président honoraire d'" Engagé pour la paix ", une campagne soutenue par la Ligue des jeunes socialistes (YSL).
Autour de lui, il organise un cercle de proches collaborateurs et conseillers dont le noyau dur s'est créé pendant le boycott de Montgomery. Parmi eux, Asa Philip Randolph, Ralph Abernathy, le socialiste et pacifiste Bayard Rustin, de la War Resisters League, l'avocat new-yorkais et ancien collecteur de fonds du Parti communiste Stanley Levison, l'activiste de la NAACP et ancienne proche du légendaire W. E. B.  Du Bois Ella Baker, Ralph Helstein aussi, syndicaliste à l'Union des ouvriers conditionneurs (UPWA), et -Walter Reuther, l'influent président du syndicat des travailleurs de l'industrie automobile United Auto Worker (UAW).
Un peu plus tard se joindront Andrew Young, fils de dentiste, originaire de La Nouvelle-Orléans et qui connaissait déjà -Malcolm X, ainsi que le révérend Wyatt Tee Walker, l'ami de l'université et futur chef de cabinet de son état-major. Ce dernier dira quelques années avant sa mort, en janvier  2018 : " La question que personne ne veut poser, ou n'a encore posée, ou ne sait pas comment poser, est que les gens autour du Dr King – et le Dr King lui-même- –, nous étions tous de gauche ! "
image publiqueDoté d'une voix et d'une faconde, d'une ténacité prodigieuse et saisissante, il travaille son image publique, écrit ses textes avec parfois l'aide de ses proches, parle régulièrement avec ses conseillers de New York, ses " comités de recherche ", comme il dit. -Incarcéré à Selma (Alabama), il demande de trouver des célébrités pour soutenir le moral des troupes : " Dans une crise, nous devons avoir un sens de l'effet dramatique ", glisse-t-il. Avec Young, qui avait de l'expérience dans la production télévisée, il échange -quelques techniques de rédaction de textes concis et visuels. " Le message de King était simple, d'une simplicité biblique, dit le -conseiller. Les gens se sentaient à l'aise avec sa façon de dire les choses parce qu'ils vivaient tous cette même foi. Qu'avions-nous d'autre ? Rien, l'esclavage nous avait tout pris. Nous n'avions rien, seulement notre croyance et -notre intelligence. "
Dans les faits, King ajuste son propos, -reformule, change de thèmes selon l'auditoire. " Son activisme, sa manière de prêcher et de sermonner, sa rhétorique, ses écrits, ses correspondances et interviews révèlent, -souligne l'auteur Thomas Jackson, une évolution continuelle de sa pensée au contact de -contextes différents. " Et puis il y a cette -menace, omniprésente à l'époque, de se voir accusé d'être communiste qui le pousse à- -réserver ses sermons les plus radicaux à un public plus restreint.
En  1960, devant les étudiantes noires du Spelman College d'Atlanta, King s'élève -contre le matérialisme et la course aux -armements. En ville, il rejoint le mouvement des étudiants qui organisent un sit-in dans un grand magasin. Il est arrêté, refuse de payer la caution. Le 26  octobre, deux semaines avant l'élection présidentielle, le candidat démocrate John F.  Kennedy passe un coup de fil à Coretta King, et son frère Robert Kennedy intercède pour le faire libérer. -Dehors, il loue le " courage " de Kennedy à la radio, deux jours avant le scrutin, ce qui pèse probablement dans le choix des électeurs afro-américains.
Sur le plan extérieur, il franchit le pas. Il -déplore la dépense militaire, qui pourrait plutôt aller nourrir les programmes fédéraux. Il combat l'apartheid, fulmine contre l'intervention ratée à Cuba dans la baie des Cochons. " Nous - les Américains - ne comprenons tout simplement pas les révolutions qui ont cours dans le monde. " Un constat qu'il reprendra au moment de l'intensification de la guerre au Vietnam, non sans susciter une vague de contestation y compris au sein de son propre camp.
Un texte lu par KennedyLassé du manque d'engagement du gouvernement,il porte le fer à Birmingham, une des villes les plus racistes et ségréguées du pays. Les responsables de la Conférence des dirigeants chrétiens du Sud provoquent des -affrontements spectaculaires avec la police. La répression féroce d'Eugene " Bull " -Connor, responsable de la sécurité de la ville, agit comme un catalyseur explosif des tensions raciales. King, lui-même incarcéré, écrira sa longue " Lettre de la prison municipale de Birmingham ", où il dénonce l'attitude du clergé blanc de la ville et revendique la responsabilité morale de s'opposer à des lois injustes. Un texte lu par Kennedy qui, un mois après les manifestations, annonce qu'il décide de présenter au Congrès un projet de loi sur les droits civiques.
La loi est votée après l'assassinat du président, en novembre  1963, et promulguée par son successeur, Lyndon Johnson. Mais King veut aller plus loin. Il regrette que l'administration démocrate ne se préoccupe pas suffisamment de la pauvreté et de l'inscription des Noirs sur les listes électorales dans le Sud, où ils sont empêchés de le faire.
Lors de la " Marche sur Washington pour l'emploi et la liberté ", son intitulé exact, où il prononce son fameux discours, aussitôt -inscrit au panthéon de l'éloquence nationale, King met de côté son appel habituel en -faveur d'une redistribution des privilèges. Il parle de fraternité interraciale, de citoyenneté pleine et entière pour les Noirs, de son rêve. Et défend le " tourbillon de révolte " des mouvements en cours, dénonçant les -" inqualifiables horreurs des brutalités policières " et le cruel confinement des Noirs dans " les ghettos et les quartiers défavorisés ". Des propos non repris dans les médias, et oubliés depuis.
A son retour d'Oslo, couronné par le prix Nobel de la paix, il s'empresse d'affirmer que l'Amérique a beaucoup à apprendre du -" socialisme démocratique " scandinave. Le soir, à Harlem, devant une foule surchauffée, King évoque l'obligation morale de mener" une vraie guerre contre la pauvreté ", rappelant les failles béantes du système éducatif et de santé. " Quarante  millions de pauvres… Comment un pays aussi développé peut-il se permettre cela ? ", lance-t-il. Au point que Malcolm X, présent dans la salle, dira : " Ce gars est sensé. "
Après la marche triomphante de Selma à Montgomery et l'annonce d'un projet de loi qui permettra aux électeurs noirs de se faire inscrire par des fonctionnaires fédéraux, King porte en  1966 le combat au nord, à -Chicago (Illinois). Il s'installe alors délibérément avec Coretta dans un appartement de la Hamlin Avenue, près de la tristement surnommée " Sanglante 16e  Rue " de Lawndale, un quartier du South Side, avec ses 82 églises et ses 70  bars. Il s'engage dans une bataille pour le logement et se radicalise encore un peu plus. Fin juillet, King prononce vingt discours en deux jours et marche avec 30 000 personnes devant la mairie de la ville. Pour lui, la pauvreté est un pilier structurel de la société capitaliste. A l'université de Chicago, il ne parle quasiment plus que d'oppression persistante, d'" exploitation économique systématique ". Il évoque l'idée d'un revenu annuel garanti. Le 4  août, au Marquette Park, face à 4 000 Blancs en furie, il est touché à la tempe par une pierre. Pour la première fois, la campagne du Chicago Freedom Movement, lancé par King, apparaît en " une " des journaux nationaux.
" Marche des pauvres gens "Débordé sur sa gauche par un nationalisme noir rassemblé derrière le slogan Black Power,opposé à l'intégration pour laquelle il a toujours plaidé, et de plus en plus critiqué pour son incessante opposition à la guerre au Vietnam, King revient à ses convictions premières : la lutte contre la pauvreté et le -racisme. Après les émeutes de Detroit (Michigan) de juillet  1967, il décide de cibler Washington avec une " Marche des pauvres gens ", prévue en mai  1968.
En mars, le pasteur James Lawson invite King à Memphis pour soutenir la grève des éboueurs noirs de la ville. A ses proches, -réticents à cette idée, il répond : " Si je ne m'arrête pas pour aider les éboueurs, que leur arrivera-t-il ? " Dans le dernier sermon qu'il prononce dans cette église de Memphis, Mason Temple, il évoque des temps difficiles à venir et la possibilité que sa vie soit écourtée. Le lendemain, un raciste blanc nommé James Earl Ray le tue d'un coup de fusil. Martin Luther King a 39  ans. Le médecin légiste dira que son état physique était celui d'un homme de plus de 70  ans. Depuis, sous ce balcon du Lorraine Motel coule un mince filet de sang, et nos années. Cinquante exactement, un -demi-siècle, loin du songe qui sonne comme un rêve trop familier.
Nicolas Bourcier, Nicolas Bourcier
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1er avril 2018

A Paris, un pasteur surveillé de près par la police

En mars 1966, le leadeur noir est l'invité du comité de soutien franco-américain pour l'intégration raciale

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Le visiteur était attendu, et sa venue en France avait suscité l'attention de la police. Cinquante-deux ans après, la Préfecture de police en conserve la mémoire dans ses archives centrales. En ce vendredi 25  mars 1966, son avion n'a pas -encore décollé de New York que déjà les renseignements généraux (RG) de la Préfecture de police de Paris s'escriment à vérifier et -revérifier son emploi du temps sur le sol français. Le pasteur Martin Luther King, Prix Nobel de la paix 1964, doit atterrir à l'aéroport d'Orly le lendemain. Dans une note blanche datée du 25  mars et intitulée -" modification du programme du prochain séjour à Paris du pasteur Martin Luther King, leader intégrationniste noir américain ", un policier des RG livre les dernières informations qu'il a recueillies auprès de ses sources.
" Invité par le comité de soutien franco-américain pour l'intégration raciale, mouvement animé à Paris par le pasteur Martin -Sargent de l'église américaine, 65, quai -d'Orsay (7e), le pasteur Martin Luther King est attendu à Paris le samedi 26  mars, à 23  heures, venant de New York ", écrit le fonctionnaire. Deux jours auparavant, une première note, encore très incomplète, résumait à grands traits l'objet de la -venue de cette personnalité, que les autorités vont suivre pas à pas.
Le leadeur noir américain reste cinq jours en France, avant de poursuivre son voyage vers Oslo. Il loge à l'Hôtel George-V, et le point d'orgue de son séjour est prévu le lundi suivant au Palais des sports de la porte de Versailles. La soirée retient l'attention des services de la Préfecture de police. Pas tant pour les risques éventuels de troubles à -l'ordre public qu'elle pourrait occasionner, que pour le " plateau " de célébrités qu'elle est censée accueillir.
" A 21 h 30, soirée artistique à laquelle assisteront 4 500 personnes, indique la note.En première partie, se produiront la vedette noire américaine Harry Belafonte, et du côté français, MM.  Hugues Aufray et Yves Montand. La seconde partie consistera en une causerie sur le thème de l'intégration raciale entre le pasteur King, M.  Jacques Monod, Prix Nobel de médecine, et le pasteur Sargent. " Une initiative un peu similaire est organisée, le lendemain à Lyon, à une heure et en un lieu que le document ne mentionne pas.
Le dimanche 27  mars, après le service religieux à l'église américaine de Paris auquel le pasteur assiste, le fonctionnaire chargé de suivre son déplacement notifie de " nouvelles précisions " dans l'emploi du temps de -celui-ci. Avant le rendez-vous de la porte de Versailles, lundi, M.  King participe à 17 h 45 à " une causerie devant les élèves de l'Ecole -polytechnique, 5, rue Descartes (5e) ". Une -rencontre rajoutée à la dernière minute.
PrêcheCette visite à Paris n'est pas la première, le pasteur est déjà venu, fin octobre  1965, dans la capitale française. Comme le dossier classé aux archives en atteste, les services de renseignement s'emploient à suivre son itinéraire, mais aussi à relater de manière détaillée, le contenu de ses sermons. Le 24  octobre, dans la salle de la Mutualité, Martin Luther King tient " une conférence publique, sous l'égide de la Fédération protestante de France " en soirée, après avoir décliné une sollicitation du Centre américain de Paris qui, dans l'après-midi, l'avait invité à présider un concert de jazz. " Trois mille cinq cents personnes, dont trois cents de race noire, se pressaient dans la salle, tandis que cinq cents restaient dans la rue, faute de place ", rapporte le fonctionnaire de police dépêché à la Mutualité.
Celui-ci brosse ensuite un compte rendu de la soirée, dans lequel il cite de longs extraits du discours prononcé par le pasteur. Il ne -délivre pas le moindre commentaire ni la moindre information sur les réactions du -public. Ce soir-là, King s'exprime devant une salle acquise à sa cause. Il prêche en faveur de " l'Eglise - qui -encourage les peuples et les -convainc de leur destin : être l'enfant de Dieu, c'est n'être l'esclave de personne ", déclare-t-il tout en plaidant " la non-violence qui caractérise notre combat ". Quelques journalistes " personnellement invités à le rencontrer ", -selon la note de police, s'entretiennent avec lui à l'issue de la réunion. Martin Luther King repart le lendemain vers les Etats-Unis.
Yves Bordenave
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1er avril 2018

Archives La couleur des mots

Nous avons extrait des archives du " Monde " trois articles sur la condition des Noirs dans les années 1960, aux Etats-Unis. Le premier, écrit en 1969 par l'écrivain Claude Roy, examine leur situation dix-huit mois après l'assassinat du pasteur. Les deux autres sont un reportage à Harlem et une enquête sur l'organisation raciste du Ku Klux Klan, publiés en 1964 et 1965 Un an et demi après l'assassinat de Martin Luther King, l'écrivain Claude Roy analyse les changements de fond perceptibles au sein de la communauté

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La " une " du " Monde " daté 14 mai 1963.
DR
Il y a dans l'air, dans les -regards, dans le vocabulaire un imperceptible et perceptible décalage. (…) La couleur des mots a changé. En face d'un Noir, autrefois, j'avais toujours présente à l'esprit la ligne de démarcation entre les vocables insultants et les mots convenables. Nigger c'était, comme coon, comme dark, un mot imprononçable, aussi ignoble que raton ou bicot pour désigner un Arabe, ou que youtre.Black, c'était un mot agressif, gênant, intempestif. Le mot juste et courtois, pour désigner un " non-Caucasien à peau noire ", c'était : negro.
Mais même dans le champ des mots autorisés il y avait des nuances. Selon l'interlocuteur, on sentait qu'il valait mieux employer negro, ou colored people (puis, plus tard, Afro-Américain). (…) Maintenant, si j'emploie le mot negro, j'ai cette vague impression de malaise qu'on ressent devant quelqu'un qui dit israélite pour ne pas dire juif, et que sa délicatesse malhabile met au bord de la grossièreté.
Miss Black New YorkJadis à Harlem, presque tout le monde avait l'air obsédé malgré soi par la distinction entre les darkskins, les brownskins et les -lightskins, les noir-noir, les café au lait, les peaux claires. La vieille Mrs  Walker avait gagné des millions de dollars en inventant une huile à décrêper les cheveux. Aujourd'hui, dans la conversation avec des Noirs, dans les rues, les -affiches, les chansons, le mot Black claque sur les lèvres noires comme une affirmation, une fierté, un cri. Il tend à supplanter le mot jadis " bien élevé ", le mot -negro, qui prend un air blême, malsain et cauteleux.
Vocabulaire " extrémiste " ? Black Muslims, Black Panthers, Black Power… L'idole noire du rock, -Brother Soul Number One, James Brown, " le Frère Ame Numéro Un ", n'est certes pas un extrémiste. Son livret-programme s'ouvre sur la photo de sa réception à la Maison Blanche par le président Johnson. (…) Les vingt mille spectateurs noirs du Madison Square Garden, c'est un public bien mis, soigné et cossu : la petite bourgeoisie ou la bourgeoisie noire (les places sont chères).
Mais quand James Brown bondit sur le plateau, dans un blitz crève-tympan de guitares électriques, de cuivres et de drums, il prend à deux mains la tige du micro, il martèle trois mots : Say it loud… (" Dites-le tout haut ! "), et les vingt mille spectateurs répondent : I'm black and I'm proud ! (" Je suis noir et j'en suis fier ! "). Le rare spectateur blanc, dans son coin, se sent soudain exclu, déplacé. Ils sont vingt mille en vingt secondes à vous mettre dans la peau (où ils ont été depuis quatre cents ans), la peau de celui qui a envie de dire : " Je suis né de cette couleur-là, qu'est-ce que j'y peux ? " Il ne s'agit plus seulement de show-business, de spectacle, mais d'un fait social.
J'ai entendu pendant des semaines des Noirs américains répéter : " Black is beautiful ", et des intellectuels noirs réclamer dans les universités des programmes d'" études noires ". J'ai vu une -comédienne noire s'excuser d'avoir joué à la télévision dans un feuilleton intitulé " Je passais pour une Blanche ". J'ai vu dans les chambres des " jeunes gens en colère " du peuple noir américain les murs couverts par les posters de grands hommes noirs. J'ai vu des hommes d'affaires noirs -gagner des fortunes en vendant des produits de beauté qui assombrissent la peau ; en lançant des modes " africaines " ; en fabriquant des perruques crêpées pour imiter la coiffure dite natural ou afro à l'intention de celles qui ont la malchance d'être noires et d'avoir pourtant le cheveu lisse " comme une Blanche ".
Des businessmen noirs organisent le concours de beauté de Miss Black New York. Les publicitaires de Madison Avenue et les metteurs en scène des publicités à la télévision placent soigneusement un modèle noir au milieu de trois Blancs dans une affiche-photo pour une soupe en boîte.
Si la neuve fierté-des-Noirs- d'être-noirs prend un caractère parfois agressif, c'est qu'elle est une réponse vitale à l'agression permanente du racisme blanc. Cette récupération de leur identité, les Noirs sentent bien ce qu'elle a de subjectif. " J'ai du sang africain, français, anglais et indien shinnecock, déclare par exemple Ellen Holly. Quand je dis que je suis “Black”, je ne considère pas que c'est une description objective de ce que je suis, ni une définition physiologique. Mais plutôt l'expression d'une expérience qui m'a -formée, du climat affectif de ma vie. C'est désigner le côté des barricades où je serai toujours, si on me contraint à choisir. "
Ce sont souvent les " extrémistes " noirs qui, précisément, réagissent violemment contre la -revendication I'm Black and I'm proud, contre le thème ressassé : Black is beautiful. Malcolm  X en était venu à écrire, peu de temps avant de mourir : " Il m'est arrivé, dans le passé, de condamner en bloc tous les Blancs. Je ne le ferai -jamais plus. " Et le leader en exil des Black Panthers, Eldridge Cleaver, déclare, après avoir été à l'origine Black Muslim : " Il existe aujourd'hui une génération de jeunes Blancs qui méritent pleinement le respect des Noirs. "
Emeutes " de marchandises "Cet été et cet automne, les grands succès de librairie américains dans le secteur du livre -broché de non-fiction sont justement, d'une part, le recueil -d'essais autobiographiques d'Eldridge Cleaver, Soul on Ice (traduit chez nous sous le titre Un Noir à l'ombre), et un rapport gouvernemental : on ne compte pas moins de quatre éditions de poche, sous des titres différents, du Rapport officiel de la Commission nationale sur les causes et la prévention de la violence.
On peut discuter les détails de la description clinique du problème noir publiée par la Commission sur la violence, on peut en contester le diagnostic et les traitements suggérés. On ne peut pas verser au dossier " à charge " des Etats-Unis le fait qu'un tel rapport soit commandé par le gouvernement, publié par ses soins et diffusé à des millions d'exemplaires par des éditeurs. (…)
Cette Black Rage dont j'ai senti constamment l'affleurement dans le langage des Noirs, le Rapport sur la violence montre qu'elle vient de loin. En  1916 déjà, le vieux maître à penser des intellectuels noirs, William E. DuBois, donnait en exemple à ses frères la rébellion -irlandaise et déclarait : " La guerre, c'est l'enfer, mais il y a des choses -pires que l'enfer, et cela chaque Noir le sait. " En  1921, l'écrivain noir Claude McKay écrivit son célèbre poème Si nous devons mourir :
" Si nous devons mourir/Que ce ne soit pas du moins/Comme des porcs châtrés/Si nous devons -mourir/Que ce soit noblement Et en contre-attaquant. "
Contre-attaque : c'est la situation constante dans laquelle naissent les violences noires depuis l'origine. Le mieux ici est de citer le rapport officiel américain : " Touchés par la propagande d'une guerre menée pour établir la -démocratie dans le monde… les Noirs revinrent de France pleins d'espérance. Mais leur attente fut bafouée par une croissante hostilité des Blancs. Les Noirs du Nord envoyés dans des camps du Sud subirent des outrages qui leur étaient inconnus chez eux. L'émeute raciale de Chicago en  1919 naquit de l'irritation des Noirs chassés d'une plage “réservée aux Blancs”. Un dimanche, un adolescent de couleur s'y noya après avoir été attaqué dans l'eau par des Blancs. Un policier blanc non seulement refusa d'arrêter un des Blancs impliqués dans la noyade, mais tenta d'arrêter deux Noirs qui protestaient… "
(…) Les rapporteurs de la Commission constatent, au cours de la dernière décennie, une évolution du " style " des émeutes raciales : ce qu'ils appellent le passage des émeutes " communales " aux émeutes " de marchandises ". Il y a trente ans, c'est aux Blancs que s'attaquaient les Noirs enragés par les humiliations ou provoqués par les agressions. Ces humiliations et ces agressions, le voyageur attentif constate qu'elles n'ont pas disparu, mais qu'elles se sont beaucoup atténuées. Le -racisme diffus tend à devenir un racisme honteux. Dans d'importantes couches de la société, il est en voie de totale disparition : la grande bourgeoisie dirigeante et " libérale " n'est quasiment plus raciste. La jeunesse dans sa majorité, les étudiants notamment, ne l'est plus du tout.(…)
Le développement économique prodigieux et la propagande antiraciste se conjuguent pour apaiser considérablement (sinon totalement) l'agressivité des Blancs. -Celle-ci reste essentiellement le privilège d'une police incroyablement brutale vis-à-vis des Noirs. Aussi, il faut le dire, de certains syndicalistes et de certains petits commerçants, qui redoutent la concurrence noire sur le marché du travail ou sur celui des biens de consommation.
Mais si la pression hostile des Blancs diminue, la condition des Noirs ne s'améliore pas, loin de là, dans les mêmes proportions. Ce que le Rapport sur la violence analyse, c'est le passage d'un ressentiment dirigé contre les hommes (blancs) à un ressentiment tourné contre le " système " lui-même. Il y a trente ans, à bout de patience, les Noirs jetaient des -pavés à la tête de leurs voisins et oppresseurs blancs. Aujourd'hui, à bout d'impatience, ils jettent des pavés dans les vitrines des magasins d'électroménager et des boutiques de demi-luxe (blanches) de leurs ghettos.
Provocation de la policeIl y a dix fois moins de morts blancs dans les émeutes récentes, ou pas du tout. Dix fois plus de magasins détruits, pillés ou -incendiés. Pour le rapport, ces émeutes, dites " de marchandises ", naissent généralement d'un incident provoqué par la police dans le ghetto… Au premier stade, les policiers sont lapidés. Au -second, les vitrines sont brisées… Au troisième stade, la bataille de rue s'engage…
La Commission a constaté que ces émeutes " de marchandises " ne sont pas conduites par des -chômeurs, des " voyous " ou des " blousons noirs " sans occupation, mais par des jeunes ouvriers noirs. Ce qui amène les auteurs du rapport à conclure : " Il ne s'agit pas d'une insurrection politique à proprement parler (…) car il y a une absence évidente de préméditation et de plan (…). Sur vingt-trois cas étudiés, aucun n'a été causé ou n'a été la conséquence d'un complot (…), et le fait dominant des émeutes, de 1964 à 1967, est la remarquable absence de leaders. "
Claude Roy (" Le Monde ", du 22 novembre 1969)
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1er avril 2018

Harlem entre l'" ordre " et la colère

Après un été 1964 marqué par des émeutes dans des villes du nord des Etats-Unis, le reporter Jacques Amalric se rend à Harlem, quartier emblématique de la communauté noire à New York

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Le haut lieu de l'élégance, du bien-être, de la culture et de l'intelligence sera bientôt l'ancien et vénérable village de Harlem. " La prédiction est extraite duHarlem Monthly Magazine. Mais elle date de 1893.
" Harlem est un ghetto, une colonie économique de la ville de New York. Ses habitants forment une communauté inférieure, victime de la cupidité, de la cruauté, de la dureté de leurs maîtres coupables et apeurés. Cette communauté -elle-même se caractérise par l'esprit de stagnation, de défaitisme, l'hostilité aveugle, l'agressivité, des tensions externes et des troubles intérieurs. " Ce jugement est plus récent. Il date du printemps dernier, avant que les émeutes noires de cet été ne concentrent les feux de l'actualité sur les ghettos des grandes villes industrielles du nord et de l'est des Etats-Unis. Il est extrait d'un volumineux rapport de six cent vingt pages -publié, après dix-huit mois de travail assidu, par une organisation chargée de la promotion des jeunes habitants noirs de Harlem.
La rue, perpétuelle salle d'attenteTrès vite la question de la peau ne suffit plus à expliquer le -contraste. La foule est toujours dans la rue, mais ce n'est plus la même foule, et la rue est devenue autre chose qu'une simple voie de communication : c'est une -immense pièce commune, une perpétuelle salle d'attente, où ont pris l'habitude de vivre et de ne plus -espérer jeunes gens et -adultes sans travail, enfants en rupture d'école.
Les immeubles qui constituent la toile de fond de cette civilisation de la rue n'ont rien de commun avec le décor géant – béton et verre – qui sert de cadre, là-bas, dans la ville basse, à la vie des autres New-Yorkais. Souvent comparables à celles des quartiers -portoricains voisins, les maisons de Harlem gardent des proportions humaines et rappellent ce qu'on a connu autrefois, ici.
Une certaine opulence et un -certain art de vivre : du côté de -Lenox Avenue, il est encore possible de trouver hôtels particuliers et anciennes maisons de maître où, jusqu'à la première guerre mondiale, une partie de l'aristocratie new-yorkaise ne -dédaignait pas venir passer les fins de -semaine. Mais les temps ont changé, les immeubles se sont -dégradés, comme en témoignent les façades lépreuses, les -fenêtres sans vitres : 49 % des -bâtisses de Harlem ont été classées par les services d'hygiène de la ville -" insalubres ", et 11  % d'entre elles promises à la destruction. Ces pourcentages tombent à 15 % et 3  % pour le reste de New York.
C'est peu après la fin de la guerre civile que Harlem a commencé à " noircir ". Chassés de la ville basse par le racisme, qui se traduisait quelquefois par des lynchages, les Noirs se transportèrent vers l'autre extrémité de Manhattan. Les spéculateurs immobiliers furent incapables d'enrayer le mouvement : comme cela se produit encore dans beaucoup de villes américaines, l'installation des premières familles noires fit -dangereusement baisser les prix, -attira d'autres familles de couleur, et incita l'aristocratie à aller passer ses fins de semaine dans quelque lieu décidément moins populaire. L'émigration des Noirs vers le nord, à partir des Etats de l'ancienne Confédération sudiste, fit le reste : ils arrivèrent nombreux à New York, au lendemain du premier conflit mondial, et -allèrent tout naturellement s'installer à Harlem.
L'exode noir reprit de plus belle à partir de 1945. Mais cette fois-ci, Harlem déborda ; des " annexes noires " virent ainsi le jour et disputent aujourd'hui à Harlem le rang de première agglomération noire du monde : c'est le quartier de Bedford-Stuyvesant, dans Brooklyn, au sud de Manhattan ; c'est aussi le quartier noir du Bronx, au nord-est. La situation n'y est guère plus brillante qu'à Harlem, mais, au moins, la densité de population y est moindre. La tradition, -démentie par les émeutes de -Bedford-Stuyvesant, veut aussi que le danger d'explosion y soit moins fort. C'est ce qui explique la légère tendance de Harlem à se -dépeupler : depuis 1950, elle a perdu vingt-sept mille habitants alors que la population noire de New York n'a cessé de croître. Mais il est aussi vrai que la bourgeoisie noire a tendance à déserter Harlem pour des faubourgs résidentiels où il lui sera plus facile d'échapper à une solidarité raciale qu'elle cherche à fuir.
Avec ses traits plus accusés, ses statistiques plus alarmantes, sa spécificité plus marquée, Harlem n'en reste pas moins un échantillon représentatif de tous les quartiers noirs des villes américaines. Simplement, le taux de chômage y est plus élevé qu'ailleurs, et le revenu moyen par famille moindre, les appartements plus dégradés, les rues plus mal entretenues, plus nombreux les enfants – illégitimes ou non – qui meurent plus jeunes, qui abandonnent plus tôt l'école, où ils ont obtenu de plus mauvais résultats.
Un plus grand nombre d'entre eux rejoignent l'une des vingt-sept bandes de jeunes dénombrées actuellement, ou s'adonnent à la drogue et à toutes les illégalités que suppose l'héroïne à cinq dollars la dose ou la marijuana à un dollar la cigarette.
Tous les jeunes de Harlem, -cependant, ne sont pas des drogués et ne manient pas le couteau. Certes, on tue et on vole beaucoup plus à Harlem que dans le reste de New York, mais, malgré les -conseils de " prudence " donnés par de nombreux amis américains qui ne s'y étaient jamais aventurés, il nous a été possible d'y passer plusieurs jours, peu après les émeutes du mois de juillet, sans autre incident que le refus de nombreux jeunes d'engager une conversation.
Dans le meilleur des cas – lorsqu'il a réussi à résister aux " tentations " de Harlem –, l'avenir du jeune habitant du ghetto est loin d'être brillant : dès sa naissance, il est lourdement handicapé par le poids de son milieu familial et -social où il ne trouve pas les -stimulants nécessaires à une bonne scolarité. Alors que son cœfficient -intellectuel est égal, à l'âge de 6  ans, à celui de son frère blanc, il a déjà -accumulé, trois ans plus tard, un retard équivalent à un an d'études.
Condition tragiqueCe phénomène ne fait que s'accélérer ensuite, accentué encore par des écoles surchargées. Nombreux sont les professeurs persuadés qu'il est impossible d'obtenir de bons résultats avec des élèves de couleur, obnubilés par un objectif : se faire nommer dans l'école d'un quartier blanc. Or, souvent, ce sont justement leurs qualifications insuffisantes qui les " condamnent " à enseigner dans ce que le corps professoral new-yorkais considère comme un " purgatoire ", un mauvais moment à passer.
S'il parvient à terminer ses études, le jeune Noir n'est guère plus avancé : très souvent, il lui est -impossible d'acquérir un métier, l'apprentissage étant encore -confié, dans la plupart des cas, aux syndicats, dont certaines sections de New York tiennent les Noirs indirectement à l'écart. Non spécialisé, le jeune Noir en est -réduit à solliciter des emplois de manœuvre, de coursier, de -domestique. Mais, à New York, les possibilités offertes par ce genre de travail diminuent encore plus vite que dans le reste des Etats-Unis : en  1950, par exemple, on comptait trente-cinq mille -emplois de liftiers dans la ville ; aujourd'hui, il n'en reste que dix mille. Ce sont les Noirs, essentiellement, qui ont fait les frais de cette modernisation.
Il y a deux ans, le gouvernement central et les autorités municipales se sont alarmés de cette condition tragique de la jeunesse de Harlem qui risquait, si rien n'était tenté, de connaître un sort encore moins enviable que celui de ses parents. C'est de ces préoccupations qu'est sorti le projet -" Haryou " (Harlem Youth Opportunities Unlimited), financé par des fonds municipaux et fédéraux. Ses animateurs se consacrent à la formation professionnelle et postscolaire des jeunes, à leur encadrement en dehors de l'école, à la lutte contre les méfaits de la drogue, au placement des jeunes travailleurs. (…)
Mais un tel projet a des limites. Comme nous l'a expliqué un -responsable, " il ne résoudra pas tout ". Au mieux, c'est une œuvre de " sauvetage " à court terme ; en aucun cas ce ne doit devenir une institution permanente, qui justifierait la perpétuation du ghetto en en laissant les bases intactes. Car, pour notre interlocuteur, il ne faisait aucun doute que le ghetto est autant le résultat de données économiques que psychologiques,les deux se rejoignant pour dresser ces remparts invisibles qui entourent et isolent Harlem.
Jacques Amalric (" Le Monde " du 4 novembre 1964)
© Le Monde

1er avril 2018

Les nouvelles figures d'un combat sans fin

Alors que la " génération King " s'éteint peu à peu et que la présidence Obama n'a pas eu tous les effets espérés, des personnalités aux profils variés émergent au sein de la communauté noire

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La colère a changé de voix, mais elle -résonne toujours dans les rues de l'Amérique. Cinquante ans après l'assassinat de Martin Luther King, en pleine fièvre de la lutte pour les droits civiques et -contre la guerre du Vietnam, une génération de militants est en passe de disparaître. Julian Bond, qui était apparu comme une relève possible après le choc de 1968, est décédé en  2015. L'étoile du pasteur Jesse Jackson, 76 ans, a depuis longtemps pâli. Al Sharpton, 63  ans, appartient déjà au passé.
Cette génération peut s'enorgueillir d'avoir vu un couple afro-américain accéder pour la première fois à la Maison Blanche, le 20  janvier 2009. Un accomplissement qui a toutefois plus relevé de l'étape que de l'aboutissement, même si Barack et Michelle Obama ont conservé une image puissante depuis leur départ du 1600 Pennsylvania Avenue. En témoigne la foule qui se presse actuellement à la Smithsonian National Portrait Gallery, à Washington, où sont exposés -depuis février les portraits de l'ancien président et de l'ancienne First Lady, comme le veut la tradition.
Fractures racialesL'allégresse de la victoire de novembre  2008 et de la réélection de 2012 a cependant été sans effets sur les fractures raciales qui continuent de miner les Etats-Unis. Le New York Times a publié en mars une étude des chercheurs des universités Stanford et Harvard qui confirme une fois de plus une inégalité des chances. Les enfants noirs aisés ont en effet moins de chances de conserver leur niveau social une fois adultes que les enfants blancs. Et les enfants noirs pauvres ont plus de risques de le rester une fois adultes que les enfants blancs.
Barack Obama rêvait d'une société postraciale, mais la réalité s'est brutalement rappelée à lui en  2013 après l'acquittement du responsable d'un coup de feu mortel contre un Noir de 17 ans, Trayvon Martin, en Floride. Un an plus tard, la mort de Michael Brown à Ferguson (Missouri), tué par un policier municipal, suivie par une demi-douzaine de cas similaires dans de nombreux autres Etats, a libéré une rage longtemps contenue. Cette colère a été en partie canalisée par le mouvement Black Lives Matter (" les vies des Noirs comptent "), constitué après le jugement de Floride. Ce dernier a épousé les codes de son temps, reproduisant des stratégies de mobilisation adaptées aux nouvelles technologies de communication esquissées par le mouvement anticapitaliste Occupy Wall Street après la crise des subprimes, en  2011. Comme l'a théorisé Todd Wolfson dans un essai consacré aux rébellions numériques (Digital Rebellion, University of -Illinois Press, 2014, non traduit), Black Lives Matter a entraîné un " aplatissement des hiérarchies ".
Ce mouvement sans voix ni figures identifiées, perçu comme une remise en cause des figures tutélaires et du paternalisme prêté au Parti démocrate (port d'attache traditionnel du vote noir), a alimenté les controverses. Le combat, lui, reste inachevé. L'arrivée au pouvoir de Donald Trump, en  2017, s'accompagne de choix en matière de politique pénale ou sociale qui ne risquent pas de faire baisser cette sourde fièvre.
Gilles Paris
© Le Monde







1er avril 2018

Ta-Nehisi Coates, la relève contestée

Certains reprochent à cet auteur et journaliste de n'aborder la cause des Noirs que par le seul prisme de la suprématie blanche

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Figure de proue de l'élite intellectuelle afro-américaine, Ta-Nehisi Coates n'est pas véritablement un rat de -bibliothèque. L'auteur et journaliste n'est engagé actuellement dans aucun grand chantier sociologique ou philosophique classique. Il a en effet annoncé au début du mois de mars se consacrer à l'univers des comics, et tout particulièrement à un héros de Marvel, Captain America, qui diffuse, -selon lui, un " optimisme lincolnien ", comme il l'a expliqué dans les colonnes du magazine réputé The Atlantic, où il dispose de son rond de serviette.
Ce ne sera pas sa première tentative du côté des comics, puisque Ta-Nehisi Coates, né en  1975 à Baltimore (Maryland), a déjà épaulé un autre héros : T'Challa, alias Black Panther, une figure créée en  1966 pendant la lutte pour les droits civiques. Avec succès. Un film, sorti en février, fait pour la première fois de T'Challa le personnage central d'une de ces sagas qui soutiennent efficacement l'industrie -cinématographique américaine. L'œuvre est devenue en un temps record un véritable phénomène de société.
Réplique vengeresseTa-Nehisi Coates a gagné progressivement en influence par le journalisme, qui l'a conduit vers un blog sur le site de The Atlantic, puis par la force de ses récits autobiographiques. Ces chemins de traverse ne l'ont pas détourné du débat intellectuel. Un essai cinglant paru dans son magazine de prédilection puis un livre publié en octobre 2017 lui ont donné l'occasion de s'attaquer à l'élection de Donald Trump, présentée comme la réplique vengeresse d'une Amérique raciste après les deux mandats de Barack Obama.
" On dit souvent que Trump n'a pas de vraie idéologie réelle, c'est faux, son idéologie est la suprématie blanche, dans toute sa puissance agressive et son esprit de supériorité ", écrit Ta-Nehisi Coates, convaincu que ce dernier est mû par la volonté de mettre à bas " une -présidence nègre, une protection sociale nègre, des accords sur le climat nègres et une justice nègre ".
Cet article, tout comme l'ouvrage We Were Eight Years in Power. An American Tragedy (" Nous avons été huit ans au pouvoir, une tragédie américaine ", -Random House One World, non traduit), a suscité beaucoup de commentaires critiques, souvent à sens unique. Le conservateur David French de la National -Review s'est ainsi accordé avec le libéral (au sens anglo-saxon) George Packer, du New Yorker, pour contester l'un comme l'autre que le facteur racial, réduit qui plus est à l'opposition entre Noirs et Blancs, soit la seule explication de la victoire de Donald Trump.
L'attaque la plus cinglante est venue de Cornel West, devenu une référence intellectuelle noire après la publication d'un essai, Race Matters (Penguin, 1993, non traduit). Cet activiste qui se définit comme " socialiste non marxiste " s'en est pris avec virulence à la vision " dangereusement trompeuse " de Ta-Nehisi Coates, qualifié de " visage néolibéral de la lutte noire pour la liberté ", rouvrant la polémique dans les colonnes du Guardian.
Rivalité pour le leadershipSelon Cornel West, le " fétichisme " de Coates pour le suprématisme blanc, érigé en pouvoir " tout-puissant, magique et immarcescible ", empêche de se -livrer à un examen critique du bilan de la présidence de Barack Obama. Il lui -reproche d'éluder ce qu'il considère comme l'immobilisme du rapport de force social, la poursuite de la violence institutionnelle et la persistance d'un impérialisme américain au-delà des frontières des Etats-Unis pendant ces huit années.
La divergence entre les deux hommes masque mal une rivalité pour le leadership intellectuel noir. Une bataille aussi ancienne que la cause afro-américaine, comme en ont témoigné les attaques -virulentes, à la fin du XIXe  siècle, de W.E.B. Du Bois, premier Noir à obtenir un doctorat à Harvard, contre Booker T. Washington, ancien esclave et fondateur de la première école normale afro-américaine.
Les proches de Ta-Nehisi Coates ont -développé cet argument, considérant que sa notoriété et son parcours d'autodidacte étaient de nature à froisser les clercs comme Cornel West, passé de Princeton à Harvard, et ceux qui préfèrent le patronage de figures disparues réputées pour leur radicalisme, de James Baldwin à Malcolm  X, comme l'a noté l'essayiste Jelani Cobb. Ta-Nehisi Coates n'a pas montré à cette occasion un goût prononcé pour la bagarre : il a aussitôt fermé un compte Twitter en surchauffe.
G. P.
© Le Monde

1er avril 2018

Obama n'est plus prophète à Chicago

L'ancien président, souvent présenté comme l'héritier politique du pasteur King, est critiqué dans son ancien fief où ses projets, dans le quartier déshérité du South Side, sont jugés trop élitistes

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Michelle et Barack Obama, à Nicodemus (Kansas), en juillet 2015.
JARED SOARES pour " le monde "
A83 ans, le révérend Finley Camp-bell n'est pas de ceux qui se laissent -décourager par un -petit vent glacial. Les oreilles couvertes d'un passe-montagne, l'œil en embuscade derrière de grosses lunettes rectangulaires, le pasteur est venu manifester, en cette soirée du 7  mars, devant le Kent Hall, à l'université de Chicago (Illinois). Sur son pardessus, il a placardé une affiche qui lui donne un air d'homme-sandwich mais lui permet de -garder les mains au chaud dans les poches. Sur l'affiche, il est écrit " Stop ".
Les manifestants sont pleins d'audace. Stop. Ce qu'ils veulent arrêter n'est rien de moins que le projet phare de Barack Obama, la -bibliothèque présidentielle qu'il a choisi d'installer dans ce South Side de Chicago où il a fait ses classes en politique, le monument qui rappellera à la postérité que cent quarante-trois ans après l'abolition de l'esclavage, un Noir a accédé à la présidence des Etats-Unis. " C'est clair : on nage à contre-courant ", -reconnaît Anne Holcomb, qui distribue des tracts à côté du révérend, au nom d'Ethos, une association de défense de l'environnement et du " bien-être de la population ".
" Régression sociale "Le révérend Campbell a connu toutes les -étapes de la lutte pour les droits civiques. Martin Luther King a été son professeur au Morehouse College d'Atlanta (Géorgie), au -début des années 1960. Un demi-siècle après la mort du Prix Nobel, Chicago reste l'une des villes les plus " ségréguées " des Etats-Unis. Le South Side (753 000 habitants) est à 93 % afro-américain. Le Lincoln Park, dans le Nord, à 80 % blanc. Et les militants antiracistes en sont toujours à battre le pavé pour des logements abordables et des écoles décentes. Le " rêve " de MLK les a laissés sur le bord de la route ; la présidence " postraciale " de Barack Obama n'a pas mis fin aux inégalités. " Il y a deux rêves, corrige Finley Campbell. Le rêve pour les élites et la bourgeoisie noires : de ce -côté-là, c'est un triomphe. Mais pour la classe ouvrière, ça n'a pas fonctionné. "
Au nom de ce deuxième rêve, le révérend Campbell n'a pas d'états d'âme à demander des comptes à Barack Obama, l'illustre voisin qui a fait ses classes de travailleur social à quelques kilomètres, dans les quartiers -encore plus déshérités, encore plus au sud. Et il est loin d'être le seul. A l'intérieur de Kent Hall se tient une réunion d'information sur la construction du centre présidentiel qui doit être inauguré en  2021. La discussion est -enflammée, passionnée. On s'y accuse de -racisme, d'élitisme, de court-termisme.
La plupart des participants – associations de quartier, syndicats de locataires – sont, comme le pasteur, opposés aux plans défendus par la Fondation Obama. Parmi eux se trouvent également quelques-uns des 200  professeurs et employés de l'université qui ont -signé depuis janvier une lettre ouverte à leur ancien collègue de la faculté de droit. Le texte qualifie le projet de -" régression sociale " qui n'apportera pas au voisinage " le développement économique promis ".
Cruelle ironie de l'histoire, Barack Obama est contesté dans son fief. On -reproche à -l'ancien community organizer d'ignorer la base. " Il a été travailleur social. Pourquoi n'écoute-t-il pas les gens " ? demande Anne Holcomb, bénévole dans un foyer de jeunes sans-abri qui peine à se relever d'un incendie survenu l'an dernier. " Nous avons eu assez confiance pour l'élire à la Maison Blanche, non pas une fois, mais deux, et nous ne lui ferions pas confiance, ni à Michelle, pour faire le bien dans leur propre communauté " ? désespère Perri Irmer, la -directrice du Musée d'histoire noire -DeSable, en sous-financement chronique depuis des années.
Au cœur de la fronde : la " bibliothèque présidentielle ", que tous les présidents américains, depuis Roosevelt, construisent après leur départ de la Maison -Blanche pour abriter leurs archives. -Barack Obama s'est associé avec l'université de Chicago pour présenter un dossier de candidature. Traditionnellement, la -bibliothèque est construite sur fonds privés, mais gérée par l'administration des -archives nationales. Obama s'est démarqué. Pour la première fois, la bibliothèque ne sera pas administrée par l'agence fédérale mais par une fondation privée. Et le projet est -rebaptisé " centre présidentiel ". Il -inclura une tour de 71  mètres de haut, un forum de conférences où l'ancien président espère former les jeunes -leadeurs mondiaux de -demain, un studio d'enregistrement, un centre de sport, un jardin communautaire… Et même une colline artificielle où les -enfants du quartier pourront venir faire de la luge, un souhait, dit-on, de Michelle Obama, qui a grandi à 3 kilomètres de là. Un véritable " Obamaland ", a prédit le Chicago Sun Times.
Barack Obama n'a pas choisi une poche -désolée de son ancien quartier. Le maire de Chicago, Rahm Emanuel – qui fut son premier directeur de cabinet à la Maison Blanche –, lui a offert un terrain d'exception : Jackson Park, le vaste espace vert des bords du lac Michigan, dessiné par le paysagiste Frederick Law Olmsted pour l'Exposition universelle de 1893. Huit hectares, dans un parc qui en compte 202, mais pour les opposants c'est un précédent dangereux. " Un cadeau de 95  millions de -dollars - 77  millions d'euros - à une institution privée ! -dénonce Jawanza Malone, le directeur de l'association Kenwood Oakland Community Organisation. Et un cheval de Troie pour la gentrification. "
De fil en aiguille, le quartier a découvert que l'aménagement des axes routiers allait coûter 175  millions au contribuable. Qu'un parking était prévu sur Midway Plaisance, une esplanade dessinée, elle aussi, par Olmsted (les promoteurs ont dû battre en retraite). Que les deux petits golfs publics prolongeant Jackson Park allaient, parallèlement, être remplacés par un parcours privé dessiné par Tiger Woods, où les " pro " jouiraient d'une vue d'exception sur le skyline de Chicago. Et que l'université de Chicago, institution privée et puissance immobilière locale, avait prévu de construire un hôtel de luxe et un centre de conférences. Déjà, les prix de l'immobilier ont grimpé dans le voisinage, alors que les personnes âgées ont du mal à payer les impôts locaux.
Le 27  février, l'ancien président a fait une -apparition surprise au centre de conventions de McCormick Place pour réfuter les critiques. Manifestement agacé qu'on ne lui fasse pas confiance, lui qui a déjà amené en quelques mois, dans l'ancien ghetto, le prince Harry et Lin-Manuel Miranda, la star de la -comédie musicale Hamilton, et financé un concert gratuit de Chance the Rapper. Il a -répété tous les bienfaits attendus du projet : 7 000 emplois, des retombées annuelles de 177  millions de dollars, des contrats attribués en priorité aux entreprises dirigées par des Afro-Américains… Quant à la gentrification : " En vingt-huit ans à Chicago, je n'ai pas -remarqué que le problème du South Side ait -jamais été un excès de développement ou -d'activité économique ", a-t-il épinglé.
L'ex-président connaît pourtant bien les sensibilités dans son ancien -quartier. L'histoire du South Side est celle d'une politique de ségrégation et d'abandon. Entre 1916 et 1919, quelque 500 000 Noirs sont arrivés à Chicago, en provenance des Etats du Sud agricole. Les nouveaux venus se sont installés -entre la 26e et la 55e  Rue. Rebaptisé Bronzeville, le quartier est devenu la capitale culturelle de l'Amérique noire. Les jazzmen Duke Ellington et John Coltrane ont joué au Parkway Ballroom. " Tout Noir un peu célèbre est passé par ce coin de rue ", relate le professeur Bart Schultz, devant la statue d'un -migrant à la veste cousue de semelles, symbole de la " grande migration ".
Aujourd'hui, c'est la migration à l'envers. La Black Metropolis, décrite par les sociologues Horace Cayton et St Clair Drake en  1945, se -dépeuple. En  1980, Chicago comptait 1 197 000  Noirs. En  2016, ils n'étaient plus que 834 000. La politique de destruction des grands ensembles, les logements sociaux, certes délabrés mais non remplacés, les fermetures d'écoles publiques (53 par le maire Rahm Emanuel en  2013), la crise des prêts -immobiliers de 2007-2010, ont chassé les minorités. Beaucoup sont retournés dans le Sud, avec -Atlanta comme destination de choix.
Les opposants au centre Obama sont persuadés que le complexe présidentiel ne va qu'accélérer la dépossession programmée par la mairie et l'université, " le nettoyage ethnique ", vont jusqu'à accuser certains. Les Noirs étaient le premier groupe de population de la ville jusqu'en  2012, date à laquelle ils ont été dépassés par les Blancs. Depuis 2016, les Hispaniques ont supplanté les Noirs au 2e  rang. " Je le note avec tristesse ", indique la sociologue Mary Pattillo, de la Northwestern University, tout en s'interrogeant sur sa propre réaction. " Mon sentiment de défaite est-il en fait de -nature très différente de celui des partisans de Trump ? Est-ce que je suis en train de plaider pour le retour au passé ? Make Chicago Black Again " ?
" On s'est tellement fait avoir "Les militants jurent fidélité à Barack Obama, " notre président pour toujours ",proclame Naomi Davis, la responsable du groupe Blacks in Green. " Mais nous n'avons pas à -céder au culte de la personnalité, insiste Jawanza -Malone. Nous avons le droit inaliénable de demander des comptes sur la manière dont nos impôts sont employés. "Ils -réclament des engagements écrits, un Community Benefits Agreement (CBA), un protocole comme il s'en est conclu à Harlem ou Los -Angeles. " On s'est fait avoir tellement de fois par les promesses de jobs ", ajoute Naomi -Davis. L'accord engagerait la Fondation, la municipalité et l'université. Il détaillerait des engagements contraignants d'emplois réservés aux minorités du quartier (80  % dans la construction). Il obligerait la ville à geler les taxes foncières dans un rayon de 3,2  km autour du centre présidentiel et réserverait des terrains pour des logements sociaux…
A deux reprises, Barack Obama a -décliné la proposition. L'ancien travailleur social refuse de signer le moindre CBA au motif que sa -fondation est une organisation à but non -lucratif et pas un promoteur immobilier dont il faudrait se méfier. Il réclame la -confiance. Le quartier vénère ses grands hommes mais attend des progrès. Obama n'est plus prophète à Chicago.
Corine Lesnes
© Le Monde


1er avril 2018

Hampton, un pilier de la communauté

Ce campus de l'Etat de Virginie, qui fait partie des universités " historiquement noires ", forme les leadeurs de demain

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Austin Sams a une idée claire de ce qu'il fera lorsqu'il sera diplômé de l'université d'Hampton (Virginie). Avocat, il défendra des clients afro-américains. Britani Lambert aussi sait quelle sera sa mission après ses études de pharmacie. La jeune femme retournera dans sa ville natale de Baltimore (Maryland) pour ouvrir une officine dans un quartier noir défavorisé. En quatrième année de médecine, Dominique Daly, venue du Texas, n'a, elle non plus, aucun doute sur son futur. Son titre de docteur en poche, elle fera tout pour améliorer l'accès à la santé des Noirs américains.
Qu'ils viennent de Floride, de Géorgie, du Kentucky ou du New Jersey, les étudiants afro-américains de cette " université historiquement noire " – selon la dénomination officielle –, ont en commun plus que la couleur de leur peau. Tous ont choisi de poursuivre leurs études sur un campus où 94  % des étudiants et l'immense majorité des enseignants sont noirs ; tous ont quitté un système scolaire " majoritairement blanc " dans lequel ils ne se sentaient pas à leur aise ; surtout, tous ont de grandes ambitions. Ces jeunes, issus de divers milieux sociaux, sont déterminés à devenir des  leadeurs dans leur communauté, comme en témoigne leur participation au Leadership Program de l'université d'Hampton, animé par Jarris Taylor, un ancien militaire chargé de promouvoir la diversité dans l'armée américaine sous Barack Obama.
En perte de vitessePosée en bord de mer, à l'embouchure de la -rivière York, Hampton est l'une des dizaines d'universités fondées après la guerre civile (1861-1865) et l'abolition de l'esclavage pour -accueillir les étudiants afro-américains, alors -interdits sur les campus blancs. Ici, le passé de l'ancien Etat -esclavagiste de Virginie résonne toujours. Niché dans un bâtiment de brique rouge, un musée -relate l'histoire de Samuel C. Armstrong, l'officier blanc responsable d'un bataillon de soldats noirs durant la guerre civile, qui fut à l'origine de la première école sur le campus. Quant au chêne sous lequel fut lue la Proclamation d'émancipation signée par -Abraham Lincoln en  1863, il y est toujours -révéré. Une pousse en fut même -confiée à Barack Obama lors de sa venue sur place en  2010.
Cent cinquante  ans après leur création, la persistance de ces Historically Black Colleges and Universities (HBCU) peut sembler anachronique. En perte de vitesse, elles ne scolarisent plus que 10 % des trois millions d'étudiants afro-américains. Mais pour M.  Taylor, loin d'être une anomalie, ces institutions répondent à des besoins très actuels. " Elles proposent des opportunités d'éducation à des jeunes de milieux qui ne connaissent pas forcément toutes les possibilités qui s'offrent à eux. "
Soutenus par des fonds et des prêts fédéraux ainsi que par des fondations privées telles que le Thurgood Marshall College Fund, les HBCU -apportent une aide financière aux étudiants de milieux défavorisés. Un coup de pouce bienvenu pour les trois quarts des inscrits : la scolarité à Hampton coûte environ 40 000  euros par an. " Les étudiants des HBCU partagent les mêmes -valeurs  et une histoire de réussite pour la minorité noire ", juge aussi Harry L. Williams, président du Thurgood Marshall College Fund, qui fait un parallèle avec le réseau des universités catholiques.
Rien à voir donc avec une survivance de la -ségrégation raciale, dont l'évocation fait bondir les étudiants d'Hampton. " Ces universités sont un pilier de la communauté noire aux Etats-Unis. Elles la rendent plus forte ", avance Ahmaad Edmond, un jeune du Kentucky, étudiant en sciences politiques, premier de sa -famille à faire des études supérieures. " La ségrégation était imposée, fondée sur l'exclusion. Ces universités, au contraire, sont inclusives ", -affirme pour sa part Jose Thomas, étudiante en économie. Comme preuve supplémentaire du rôle irremplaçable de ces campus, la jeune femme, originaire de la Dominique, souligne l'activisme politique qui y a toujours régné. Et que l'on retrouve encore aujourd'hui.
Pour Rabia Brown, venue du New Jersey, l'inscription à Hampton semble d'ailleurs relever d'un acte militant. " J'étais acceptée dans des universités majoritairement blanches, mais j'ai choisi de venir ici, confie avec fougue la jeune femme. En tant que femme noire, c'est la meilleure option : je peux y être fière de ma culture, de mon identité noires. Durant ma scolarité, l'histoire des Noirs s'est résumée à l'esclavagisme, à la lutte pour les droits civiques et à Obama. C'est tellement plus que cela ! " Comme ses camarades, Rabia apprécie qu'à Hampton, on leur enseigne " d'où on vient, qui on est, une condition pour notre réussite ". Au risque de l'entre-soi, ces jeunes apprécient le confort d'un environnement bienveillant. " C'est important de se retrouver avec des gens qui nous ressemblent, confie aussi Britany. Ici,on ne doit faire face à aucun préjugé. Cela nous donne confiance en nous et nous permettra -d'affronter le monde par la suite. " " Au moins, ici, on n'est plus une minorité ", explique en souriant Austin, dont toute la famille, originaire de -Floride, est passée par les HBCU.
Au-delà de leur propre histoire, tous sont -convaincus que l'éducation des jeunes Noirs est un enjeu majeur. " Surtout depuis l'élection de Donald Trump ", qui, après Obama, a donné une tonalité nouvelle au débat public sur les minorités. " L'image des Afro-Américains dans les -médias est celle de jeunes voyous ", regrette -Rabia. Les étudiants d'Hampton se veulent, eux, des exemples de réussite, des modèles dont ils espèrent faire profiter leur ville. Déjà, la plupart d'entre eux sont engagés dans des organisations humanitaires ou caritatives.
Ces jeunes reconnaissent les progrès de la -société américaine en termes d'inclusion -depuis les luttes pour les droits civiques, il y a cinquante ans. Mais, alors qu'ils ont grandi sous les deux mandats d'Obama – qui reste avec -Malcolm  X, Martin Luther King et Mohammed Ali, l'une de leurs sources d'inspiration –, ils ajoutent promptement que bien des choses n'ont pas changé. " Les Black Panthers se battaient contre les brutalités policières, maintenant on a le mouvement Black Lives Matter qui fait de même ", relève Britany." Ma grand-mère enseignait dans une école ségréguée,témoigneJala Tucker, originaire de Baltimore. Pour elle, le -problème n'était pas tant l'absence de mixité -raciale que le manque de moyens. Eh bien, aujourd'hui, c'est pareil. "
" Une nouvelle forme d'esclavage "" Le manque d'éducation des jeunes hommes noirs, c'est une nouvelle forme d'esclavage ", ose même Ahmaad. " Les Noirs sont toujours moins bien payés que les Blancs, alors que, ici, c'est notre pays autant que le leur ", lance Rabia. Pour changer le système, ils sont convaincus qu'il leur faudra accéder à des postes-clés. " Prenez la justice, avance Austin, le futur avocat. Seuls 4  % des -avocats américains sont noirs. Comment voulez-vous que les Afro-Américains soient bien représentés ? "Aujourd'hui, 40  % des ingénieurs noirs sont passés par les HBCU, de même que 70  % des dentistes ou 50  % des enseignants. Mais ces chiffres vont décliner dans les prochaines années. Pour la majorité des étudiants noirs, la quête identitaire ne passe plus forcément par ces lieux témoins de l'histoire américaine.
Stéphanie Le Bars
© Le Monde

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Les Mère Courage de Baltimore

Dans cette ville du Maryland, où bien des quartiers noirs sont en souffrance, des femmes se battent pour " changer les choses "

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Arrimés aux lampadaires de ce quartier défavorisé de Baltimore, des ballons dégonflés sont ballottés par le vent. Ces touches colorées tranchent avec la brique brune des maisons aux fenêtres béantes et aux portes murées, paysage classique dans ces zones en déshérence. Ici, les baudruches sont pour les habitants, en majorité noirs, le rappel qu'un des leurs est tombé là, sous les balles d'un gang. En  2017, le décompte a battu tous les -records : 343  personnes sont mortes par armes à feu dans cette ville de 600 000  habitants. Des Afro-Américains, pour la plupart. " Mon fils de 33  ans était le 21e  sur la liste, et on n'était que le 27  janvier lorsqu'il a été tué ", raconte d'une voix lasse Sharon Akins, les yeux cernés par les pleurs.
Deux fois par mois, cette mère de famille vient chercher du réconfort auprès de ses sœurs de malheur. Elles se réunissent autour d'un pasteur, soutenues par l'association MOMS (Mothers of Murdered Sons and Daughters). Au nord-ouest de la ville, au cœur d'un de ses quartiers noirs les plus dangereux, où des manifestations parfois violentes ont éclaté après la mort de Freddie Gray, violenté par la police en  2015, la massive église pentecôtiste St. John Alpha &  Omega a des allures de refuge. Dans une chapelle adjacente à la nef principale, la dizaine de personnes présentes ce dimanche de mars débute l'après-midi par un cercle de prière. Main dans la main, mères, tantes, sœurs de jeunes hommes, de jeunes femmes ou d'enfants tombés sous les balles, remercient " le Seigneur pour son amour ".
Toutes portent une histoire tragique, qu'elles racontent encore et encore, comme si elles-mêmes peinaient à y croire. Pour Chanel Gaskins, " chaque jour est un combat ". Huit mois après la mort de sa fille de 13  ans, atteinte par une balle perdue devant l'épicerie de son quartier, la mère de famille tente de donner un sens à son malheur. Avec sa fille aînée, Chynna, elle a créé une association pour offrir aux enfants des lieux de jeux et d'accueil à l'abri de la violence. Mais le deuil paraît impossible. " Un meurtrier a tué mon enfant et, moi, l'idée de devoir surmonter sa mort me tue ", dit Mme  Gaskins. Dix ans après avoir perdu son fils de 22  ans, Daphne Alston, la fondatrice de MOMS, confie devoir parfois " se pincer " pour réaliser qu'il est " parti ". Les témoignages s'achèvent sous les applaudissements et les " Amen " de l'assistance.
Sentiment d'impunitéUne fois n'est pas coutume, ces femmes afro-américaines ont ce jour-là un auditeur blanc. Candidat démocrate au poste de gouverneur de l'Etat du Maryland pour les élections de novembre, Kevin Kamenetz passe une heure à les -écouter et à prier avec elles. L'occasion pour ces -citoyennes meurtries de rappeler que la fatalité seule n'explique pas cette hécatombe. " Le -racisme, l'élitisme, la ségrégation, les inégalités entre les Blancs et les Noirs, le système judiciaire, le système carcéral, les faiblesses de la police, le chômage, la drogue, les problèmes de santé mentale, les armes ", tout se ligue pour faire de ces quartiers des lieux de violence, selon Mme  Alston.
Les jeunes meurent, et le plus souvent les coupables ne sont pas arrêtés ; un sentiment d'impunité règne au sein des gangs, engagés dans des représailles sans fin. Baltimore est la ville où le taux d'homicides entre Noirs est l'un des plus élevés du pays. " La plupart du temps, il n'y a pas de procès, sauf quand il s'agit du fils de quelqu'un de connu, mais nous, on est pauvres, on ne compte pas ", s'agace la présidente de MOMS. Une jeune femme, représentant la police de Baltimore, intervient alors pour offrir ses services et tenter de savoir où en sont les enquêtes. " Moi, la police m'a dit avoir arrêté le meurtrier de mon fils, témoigne Mme  Akins. Et puis en novembre, l'enquêteur qui suivait l'affaire a été abattu… Je ne crois plus en la justice, et maintenant j'ai peur pour mes petits-enfants. " L'officier de -police tué s'apprêtait à témoigner au procès de policiers -ripoux, poursuivis pour racket, cambriolages, fausses dépositions ou vol à main armée. Une affaire qui a creusé le fossé déjà grand entre les forces de l'ordre et la population.
Portée par sa foi et son énergie, Daphne Alston, elle, veut encore croire en " l'éducation et en l'égalité des chances " : " Il faut prendre en charge les enfants dès 3-4 ans, sinon la bataille est perdueOn paye des impôts, il nous faut les mêmes ressources qu'ailleurs. On en a assez de voir les hommes politiques seulement quelques semaines avant les élections. " M.  Kamenetz et Valerie Ervin, sa cocandidate afro-américaine, approuvent mais sans cacher un certain désarroi -devant l'ampleur de la -tâche. De l'emploi, y compris pour les -ex-détenus, des transports pour -désenclaver ces rues délaissées, des soins gratuits pour les malades psychiques, des enseignants et des policiers de qualité : à quelques -kilomètres du Baltimore résidentiel et de son hôpital réputé, ces quartiers ont besoin de tout.
Pour ces mères dans la souffrance restent " l'amour et Dieu ". Ce jour-là, en fin de séance, une femme frêle aux cheveux blancs a pris la parole : " Je suis la maman d'un meurtrier -condamné à la perpétuité. Je veux être là avec vous parce que nous souffrons toutes. " Les autres mères se sont levées et l'ont enlacée.
S. L. B.
© Le Monde


1er avril 2018

" Il n'y aura jamais de victoire pour King "

Selon l'historien français Pap Ndiaye, malgré des avancées obtenues grâce au mouvement pour les droits civiques, la ségrégation raciale demeure une réalité quotidienne dans la société américaine d'aujourd'hui

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Historien, spécialiste des Etats-Unis, Pap Ndiaye est professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et professeur invité à Northwestern University. Auteur de La Condition noire (Calmann-Lévy, 2008) et des Noirs américains. En marche pour l'égalité (Gallimard, 2009), il a coécrit avec Andrew Diamond Histoire de Chicago (Fayard, 2013). Il analyse depuis la présidentielle l'état des forces des composantes de la société civile qui -résistent à Donald Trump.


Cinquante ans après, que reste-t-il de la parole de King ? En quoi la société -américaine a changé -depuis sa mort ?

L'engagement religieux et politique de Martin Luther King consistait en un projet de portée historique : faire reculer les injustices immenses -subies par les Noirs américains, faire qu'aucune personne ne soit plus jugée en fonction de la couleur de sa peau, abattre les murs d'hostilité et de méfiance entre Noirs et Blancs. Ce projet avait pour ambition de donner son plein accomplissement à la victoire de l'Union lors de la guerre de Sécession, qui avait certes abouti à l'abolition de l'esclavage en  1865, mais qui n'avait pas mené à une véritable libération pour les Noirs.
En effet, après un bref printemps démocratique (1865-1877), la ségrégation, la privation des droits civiques et les lynchages avaient remplacé l'esclavage, de telle sorte que les Noirs n'étaient libres que sur le papier glacé de la Constitution. La -vérité est que, comme le disait si éloquemment King, ils étaient " relégués dans les coins de la société américaine et se trouvaient en exil dans leur propre pays ". Un siècle après la guerre de Sécession, c'est pour changer cela que King s'est battu.
Grâce au mouvement pour les droits civiques, la situation générale des Noirs a connu des progrès sidérants. Si King revenait dans ce monde, il serait sans doute stupéfait de -constater l'existence d'une classe moyenne -supérieure noire prospère, et d'apprendre qu'un homme noir de père kényan a été élu et réélu président des Etats-Unis. Mais en même temps, il serait atterré de voir l'isolement et la misère d'une partie du monde noir, d'observer le comportement de certaines polices municipales et les tensions toujours palpables entre Noirs et Blancs.
Il est clair que le racisme et les discriminations raciales demeurent une réalité quotidienne. Deux chiffres : 25  % des Américains noirs vivent sous le seuil de pauvreté, contre 10  % des Américains blancs ; les premiers composent 34  % de la population carcérale, soit un taux cinq fois supérieur aux seconds. Et la -ségrégation scolaire est une réalité actuelle, et pas seulement un fait historique qui aurait pris fin avec le fameux arrêt de la Cour suprême de 1954. C'est pourquoi, cinquante ans après son assassinat, en dépit de progrès considérables, les paroles et l'action de King résonnent -encore si fortement.


King était un militant infatigable et radical, opposé à la guerre du Vietnam et critique du capitalisme. Comment expliquer qu'il fasse autant figure de rêveur et de naïf ?

La non-violence est parfois considérée, à tort, comme une sorte d'utopie douce. Or, pour King, la non-violence n'était pas un sacrifice suicidaire : à ses yeux, une personne menacée a le droit de se protéger, y compris par la force. En  1956, à Montgomery (Alabama), sa maison était protégée par des gardes, et il y avait des -armes chez lui. En revanche, en tant que moyen d'action collective, il estimait que la violence était une impasse. Cela n'est en rien une naïveté. En  1966, King tenta de convaincre les jeunes Noirs du Black Power que les " Blancs du Mississippi seraient enchantés de nous voir céder à la violence, pour la simple raison que nous leur fournirions ainsi une excuse "pour massacrer les manifestants.
Pour lui, le rapport de force était si défavorable aux Noirs que les mouvements prônant la violence étaient nécessairement voués à une répression sanglante et à un tour de vis réactionnaire. Mais la non-violence n'était pas qu'un calcul réaliste ; elle était aussi une philosophie. King était inspiré par Gandhi (1869-1948), par l'idée que l'expérience non violente est susceptible de transformer positivement l'adversaire, qu'elle n'est pas tant une victoire sur lui que sur l'injustice.


Les différends avec Malcolm  X ont-ils éclipsé la radicalité de King ?

Il convient de ne pas durcir à l'extrême -l'opposition entre Martin Luther King et -Malcolm  X. Il est vrai que tout semble opposer les deux hommes : l'un est un bourgeois du Sud, un intellectuel docteur en théologie formé dans d'excellentes universités, issu d'une -famille d'Atlanta (Géorgie) installée et respectée. L'autre quitte l'école très tôt, a une jeunesse compliquée, passe six ans en prison, où il -rejoint Nation of -Islam, avec son nationalisme noir radical, et est considéré comme l'un des siens par la jeunesse amère des ghettos du Nord. L'un, dans une -approche universaliste, réclame l'égalité des droits au nom des principes de la démocratie américaine, tandis que l'autre rejette cette dernière, exhorte ses compatriotes noirs à combattre par eux-mêmes en s'appuyant sur l'internationalisme des peuples opprimés. L'un rejetait la violence par principe, tandis que l'autre estimait qu'elle pouvait être nécessaire.


Mais les deux hommes s'appréciaient. Malcolm  X était même venu à un meeting de King…

Oui, les différences étaient significatives, mais elles doivent être nuancées. Dans la dernière année de sa vie, Malcolm  X quitta Nation of -Islam et critiqua son nationalisme séparatiste. De son côté, King, également à la fin de sa vie, accentua sa critique du capitalisme et de l'impérialisme américain, et développa des perspectives pas si éloignées du Black Power, tout en restant inflexible sur le refus de la violence.
King n'était certainement pas un " oncle Tom ", c'est-à-dire un béni-oui-oui prêt à tous les compromis, comme les militants noirs radicaux le caricaturaient souvent. Mais il n'était pas non plus un militant révolutionnaire, au sens où il s'appuyait sur les institutions politiques de son pays, dont il attendait simplement qu'elles fussent fidèles à la promesse universaliste de la révolution américaine. King pensait que l'Amérique pouvait se racheter.


L'élection d'Obama est-elle une victoire -posthume de King ?

C'est comme cela qu'elle a souvent été vue. Aux yeux de beaucoup d'Américains, son élection paracheva le combat de King, en semblant guérir les Etats-Unis de leur vieille blessure -raciale. Le soir de l'élection, Jesse Jackson, vétéran des droits civiques, pleura d'émotion dans Grant Park, à Chicago, et tout le monde comprit à qui il pensait.L'ombre de King était présente aux côtés d'Obama, et avec lui la cohorte -innombrable de celles et ceux qui s'étaient -battus contre l'injustice.
Mais, une fois venue l'heure du bilan de sa présidence, la filiation que chacun entrevoyait s'est brouillée. C'est que King alla beaucoup plus loin qu'Obama dans sa critique des institutions américaines, du capitalisme, dans sa -vision d'une démocratie rénovée. Obama a fait au mieux dans un cadre politiquement -contraint, face à une opposition venimeuse, mais sans reformuler en profondeur l'exercice du pouvoir exécutif, sans toucher à la question pourtant urgente de l'accroissement phénoménal des inégalités, qui mine les Etats-Unis depuis trente ans.
Il est vrai que King n'a jamais eu de mandat électif, que sa parole était bien plus libre que celle d'un président. Au fond, il n'y aura jamais de victoire pour King, car la démocratie n'est -jamais achevée ; elle est, aux Etats-Unis comme partout ailleurs, un projet en devenir. La grandeur de King est d'avoir compris et exprimé d'une manière inspirée la dimension historique du mouvement pour les droits civiques.


Ne manque-t-il pas une voix telle que la sienne qui mêlait Blancs et Noirs pour la défense des salaires, d'un travail -digne et contre la pauvreté ?

Il n'y a plus actuellement, dans la vie politique américaine, de voix éloquente qui articule les différentes facettes de la lutte contre les inégalités sans les opposer cyniquement les unes aux autres : inégalités de classe, de race, de genre. Cela n'est pas chose commode, bien entendu, mais l'exemple de King suggère qu'il y a des voies possibles. Dès le début des -années 1960, celui-ci se montrait soucieux des questions de pauvreté, affectant de manière disproportionnée les Noirs, mais pas seulement eux.
Dans les années 1980, Jesse Jackson reprit le flambeau avec sa Rainbow Coalition, trop libérale - à gauche - pour remettre en cause les choix plus centristes des responsables démocrates. Quant à Obama, il faut bien reconnaître que c'est sa personnalité rayonnante qui attira les électeurs en  2008, plus que son programme centriste. Il n'a pas enrayé la progression des inégalités, et il a réagi avec beaucoup d'hésitation au problème lancinant des brutalités policières. La question d'une coalition progressiste est donc toujours posée : reste à savoir si, et comment, le Parti démocrate s'en emparera, ou s'il misera prudemment sur le rejet de Trump et un retour de balancier.


Depuis cette victoire de Trump, l'expression raciste semble avoir pris son envol. -Comment expliquer ce retour de bâton ?

L'élection de Trump a donné des ailes aux -suprématistes blancs, qui se sentent soutenus, à juste titre, par le nouveau président. Il y a certainement un parfum suave de revanche pour la droite extrême, après huit années de présidence Obama, mais ce qui est peut-être plus -essentiel encore, est la dérive du Parti républicain – le parti fondé par Lincoln ! – vers les rivages de la droite identitaire la plus dure. Ce parti a été investi par des groupes radicaux qui étaient auparavant en marge de la vie politique.
Face à cette situation, le mouvement Black -Lives Matter, même s'il a perdu ses interlo-cuteurs de la précédente administration, s'organise pour tenir dans le temps. Il fait le dos rond. En cela, il est très représentatif de la résilience historique du monde noir américain, habitué aux coups durs et à des adversaires féroces. Voilà peut-être le legs principal de Martin Luther King et de ses compagnons de lutte : avoir donné aux Africains-Américains le sentiment d'être porteurs d'une grande histoire, une histoire de malheurs, mais aussi de création, de ténacité et d'intelligence politique.
Propos recueillispar Nicolas Bourcier
© Le Monde

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