Ce matin-là, le ciel est encore à l'orage sur Memphis. Martin Luther King s'est réveillé tard et plutôt d'une humeur bien joviale. Oubliée la fatigue de la veille qui l'avait vu s'effondrer après un ultime sermon à l'église Mason Temple. Oublié aussi le coup de fil anonyme survenu quelques heures à peine après son arrivée dans cette rude capitale du Tennessee : " Fais ta prière, négro, tu n'as plus longtemps à -vivre. " Il a l'habitude. Tout à l'heure, lui et son équipe ont prévu de se rendre chez le révérend Samuel Billy Kyles pour un dîner traditionnel du Sud, façon soul food avant le meeting de soutien aux éboueurs de la ville, en grève depuis plus d'un mois et demi.
Ils sont tous là, ses proches, ses conseillers de l'ombre qui forment depuis si longtemps cette garde rapprochée dont King a tant -besoin. Ils rient, se chamaillent même, ravis de voir qu'il va mieux. Dans sa chambre du Lorraine Motel, un des rares établissements de la ville à accepter les voyageurs " de couleur ", il passe encore un coup de fil à sa secrétaire, Dora McDonald, restée à Atlanta (Géorgie). Il appelle ses parents aussi, leur dit qu'il les aime. Dehors, sur le parking en contrebas, le son d'un saxophone l'attire vers le balcon. C'est Ben Branch qui joue en les attendant.
" Dis, ce soir, tu joueras Précieux Dieu, prends ma main, lance King.
Et joue-le bien ! "
Il s'avance encore un peu, sourit, puis s'écroule. Il est 18 h 01 à Memphis, ce 4 avril 1968, une balle vient de lui trancher la gorge et d'éteindre à jamais cette voix capable de faire chanter l'espoir. Le groupe se précipite, se serre autour de lui. Une photo, prise quelques instants plus tard, retiendra les bras tendus de ce groupe d'hommes en direction de l'endroit d'où est parti le coup de feu.
Maintenant, ils secouent la tête, comme boxés par un destin trop funeste. Par trois fois, le pasteur aurait déjà pu mourir. A Montgomery (Alabama), chez lui, devant sa maison où une bombe a éclaté un soir de janvier 1956. A New York, deux ans plus tard, poignardé dans les côtes par une femme noire déséquilibrée, farouchement anticommuniste. A Birmingham encore, en mai 1963, où une bombe fut lancée depuis une voiture contre l'hôtel qui acceptait de l'héberger depuis le début de sa lutte pour les droits civiques.
Ralph Abernathy, son plus vieux compagnon de route, s'agenouille, retire le carton du col de sa chemise ensanglanté, le pose dans un vase.
" Ça, c'est le sang versé de MLK pour nous ", dit-il en pleurs. D'un même élan, Jesse Jackson, le jeune et ambitieux pasteur de Chicago qui a tout plaqué il y a quelques années pour suivre son mentor, plonge ses mains dans le récipient avant de les poser sur sa chemise blanche, en un geste fort et symbolique. Il rappelle celui de Jackie Kennedy, qui, après l'attentat contre son mari, cinq ans plus tôt, à Dallas, refusa pendant plusieurs heures de quitter ses habits maculés de sang. Il affirme une transmission aussi, l'appropriation d'un héritage, consacré par cette onction messianique, que ses apôtres ne -tarderont d'ailleurs pas à revendiquer.
Intense radicalitéPlus discret, un membre du groupe dissimule le paquet de cigarettes que le défunt fumait en cachette. Un réflexe, une question d'image aussi. La tentation déjà de façonner la -légende. Dans l'autre poche de King, le brouillon d'une note sur son prêche du -dimanche à venir. Un texte inachevé, court et d'une noirceur totale, écrit dans l'urgence avec cette intense radicalité qui le caractérise depuis ces dernières années, engagé qu'il est dans sa lutte contre la pauvreté, l'injustice et cette guerre au Vietnam qu'il ne cesse de -dénoncer. Son intitulé :
" Pourquoi l'Amérique peut aller en enfer. " Tout y est. La violence, l'allégorie et la prémonition – croyance si américaine. La mort de Martin Luther King soulèvera la colère du monde. Les quartiers s'embraseront. L'écrivain James Baldwin, qui l'admirait tant, dira que ce jour-là
" on ne pouvait plus se faire d'illusions sur les Américains, on n'osait plus rien attendre de la masse vague et immense qu'ils formaient ".
Dix ans plus tard, les hommages rendus à King sont unanimes et célèbrent l'homme du discours de 1963 à Washington
" I have a dream ", le doux rêveur, l'apôtre de la non-violence. En 1983, alors qu'il s'y était pourtant longtemps opposé, le président Ronald -Reagan instaure le Martin Luther King Day, un jour férié marquant la date anniversaire de sa naissance. Jamais un individu n'avait connu pareille consécration aux Etats-Unis exceptés Christophe Colomb, les présidents Washington et Lincoln. Et pourtant, l'homme était fustigé de son vivant comme " anti-américain " et fut harcelé par le FBI, arrêté et jeté en prison une trentaine de fois.
Le héros tragique devient consensuel,
" mainstream ",disent les Américains, rapatrié dans le giron de la nation reconnaissante. Son message est lissé, sa foi révolutionnaire polie. On le voit dans une campagne publicitaire d'Apple. McDonald's lui rend hommage. Chrysler et même Alcatel reprendront ses sermons dans leurs spots télévisés.
" mémoire déformée et pervertie "Vingt-cinq ans après sa mort, à Memphis, le président Bill Clinton en appelle à sa mémoire pour critiquer une certaine culture de la violence des jeunes Noirs :
" King n'est pas mort pour que vous vous entre-tuiez ", dit-il en substance. Pour l'establishment démocrate, le pasteur militant est bien cette figure apaisante, la voix de la modération, l'antithèse même d'un Malcolm X, capable d'enrayer, -sinon de calmer, les soubresauts toujours nombreux du mécontentement noir.
Aux yeux de la droite, King devient une icône du conservatisme racial, un prophète de l'individualisme méritocratique. Une phrase, pour cela, extirpée de son discours le plus célèbre est brandie par les critiques des droits civiques et opposants à la discrimination positive :
" J'ai fait un rêve, que mes quatre enfants habiteront un jour une nation où ils seront jugés non pas par la couleur de leur peau, mais par le contenu de leur caractère. "
La légende a le cuir épais. Trop peut-être.
" Il n'y a certainement pas de figure dans l'histoire récente américaine dont la mémoire a été à ce point déformée et pervertie, le message vidé de son sens, les paroles dépouillées de leur -contenu ", dira Thomas J. Sugrue, un des historiens les plus respectés de sa génération.
Avec Barack Obama, l'élection du premier président afro-américain est décrite comme une victoire posthume de King. On parle de société postraciale, d'une Amérique réconciliée avec elle-même, absoute de ses crimes passés. Cela ne durera qu'un temps. La -condition des Afro-Américains s'est transformée, mais la société ouverte et fraternelle que King entrevoyait n'est pas advenue. Qu'importe, quoi de plus réconfortant que cet homme mort en martyr élevé au rang de divinité civique ? Même Donald Trump, pourtant soutenu par les suprémacistes blancs, louera
" son héritage de justice, -d'égalité et de liberté ", vingt-quatre heures après avoir qualifié Haïti et l'Afrique de
" pays de merde ".
Le contraste est saisissant, la récupération infinie. Trop, assurément, pour les militants et historiens qui exhument un autre King depuis quelques années. Le premier à revenir aux sources et à rappeler sa radicalité est l'auteur et militant afro-américain Vincent Harding. Son livre au sous-titre si évocateur,
The Inconvenient Hero (" Martin Luther King. Le héros gênant ", Orbis Books, 2008, non traduit), reçoit un accueil enthousiaste dans les milieux académiques et militants, sans dépasser toutefois ce cercle d'initiés. Harding a lui-même connu King, il l'a -accompagné un temps, a aidé aussi à la -rédaction de certains discours comme celui de l'église Riverside, à New York, le 4 avril 1967. Le prêche est un virulent réquisitoire contre la guerre au Vietnam, où King accuse le gouvernement américain d'être
" le plus grand pourvoyeur de violence dans le monde ". Des propos qualifiés d'
" erreur -tactique sérieuse " par le
New York Times et de
" discrédit " par le
Washington Post. King et Harding, eux, ne renieront rien.
Et puis, il y a le portrait, magistral, de King écrit par Thomas Jackson,
From Civil Rights to Human Rights (" Des droits civils aux droits de l'homme ", Penn, 2007, non traduit). -Portrait politique, devrait-on écrire, tant l'ouvrage déconstruit l'immense part de -malentendu qui entoure King depuis son -assassinat.
" Il l'a dit et répété jusqu'à la fin, il n'est pas un homme de consensus ", rappelle l'auteur. Au contraire,
" il a appelé ouvertement et avec toujours plus de force à une redistribution radicale du pouvoir économique et politique dans les villes américaines, le pays et le monde ". L'image de King est affadie, privée de son pouvoir de subversion, mais ses -textes et ses mots sont là, dit-il, pour qui veut bien partir sur ses traces et chercher.
Dès son enfance, il est chargé par les brûlures de l'histoire. King naît le 15 janvier 1929 à Atlanta, ancienne place forte du Sud sécessionniste. A l'époque, la capitale de la Géorgie a la réputation paradoxale d'appliquer strictement les lois dites " Jim Crow ", des règles de ségrégation raciale et de hiérarchie sociale instaurées en 1876, tout en permettant l'essor d'une bourgeoisie noire. Sur les 90 000 habitants, plus d'un tiers sont des descendants d'esclaves, installés pour la plupart dans les taudis de la périphérie. La famille de King, elle, a déménagé après la première guerre mondiale à Sweet Auburn, le quartier de la nouvelle classe moyenne noire. Un îlot de paix connu pour son avenue centrale surnommée, un jour, par un notable local de
" rue la plus riche de l'Amérique noire ". De quoi nourrir la légende d'une enfance dorée, une fable contre laquelle King se battra toute sa vie. Déjà.
" social gospel "Son grand-père et son père sont tous deux des pasteurs du
social gospel, l'évangélisme social engagé en faveur des plus pauvres et de l'émancipation des Noirs. Sa mère, ancienne institutrice et musicienne talentueuse, a mis au monde ses quatre enfants dans la maison familiale parce qu'elle refusait de se rendre dans un hôpital ségrégué. La famille est engagée, les enfants nourris au rigorisme religieux et au militantisme profane.
Le père King, qui s'était autrefois échappé d'une exploitation de métayage, reprend la chaire de son beau-père à l'église Ebenezer, -située juste un peu plus bas sur l'avenue. Marqué par la Grande Dépression, " Daddy King " est un fervent défenseur des idéaux véhiculés par le New Deal et de l'instauration de droits sociaux pour les plus défavorisés. Membre de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP, -Association nationale pour la promotion des gens de couleur), il dénonce les brutalités -policières, milite pour l'égalité salariale des enseignants et boycotte les bus de la ville à la suite d'une attaque raciste contre des passagers noirs restée impunie.
Le jeune King est aux premières loges. Il -assiste aux offices de son père dès l'âge de 5 ans. Enfant volubile, il se passionne pour le gospel et le chant. Dehors, il observe la misère alentour. Il a 6 ans quand son ami de jeu, un garçon blanc, lui dit, au moment d'entrer dans une école ségréguée, qu'ils ne doivent plus se fréquenter.
" Je n'oublierai jamais le grand choc que ce fut pour moi ", écrira King quelques années plus tard.
Adolescent, éminemment influencé par son père, il s'oppose toutefois à lui en exprimant un besoin de questionner l'infaillibilité des Saintes Ecritures. Il émet quelques critiques aussi à l'égard de certains sermons par trop exaltés. La passion, certes, mais plus retenue, plus intériorisée et complexe. A 15 ans, il est sélectionné pour participer à la finale du -concours d'éloquence de l'Etat. Son discours, intitulé " Le Noir et la Constitution ", dénonce les limites du libéralisme du New Deal et tisse une puissante critique des inégalités raciales.
" Comment l'Amérique pourrait-elle atteindre une “démocratie éclairée” alors que les Noirs sont sans éducation et mal nourris ? Comment l'Amérique veut-elle prospérer avec autant de gens si mal payés qu'ils ne peuvent rien acheter ?, demande-t-il, avant d'ajouter :
Même les vainqueurs de nos plus grands trophées doivent faire face à ce mur de classe et de couleur. " Après avoir goûté aux honneurs de l'assistance, il rentre chez lui, dans son quartier, forcé de laisser sa place dans le bus à un passager blanc.
" Je n'ai jamais été aussi en colère de toute ma vie ", se souviendra-t-il.
La même année, en 1944, il intègre l'université Morehouse, un des plus prestigieux
black colleges du pays. Très vite, il est attiré par le magnétisme intellectuel du recteur Benjamin May. Celui-ci prêche l'éthique de l'activisme politique. Lui aussi est un proche du
social gospel :
" Une religion qui ignore les problèmes sociaux est vouée à l'échec ", professe-t-il.
King lit, dévore les essais, s'inscrit en sociologie. L'été, il travaille à l'usine.
" Il voulait connaître la vie des ouvriers, leurs problèmes et leurs sentiments ", dira un de ses anciens camarades de classe, Lerone Bennett. En juin 1945, King est marqué par la personnalité d'Asa Philip Randolph, le président de la puissante Confrérie des bagagistes des wagons-lits, le plus grand syndicat d'ouvriers noirs du pays. Celui-ci s'adresse aux étudiants de l'université en appelant à un front populaire uni contre le capitalisme américain, le fascisme et le racisme.
" La seule autre possibilité, c'est le socialisme ", proclame-t-il. King s'alliera avec lui dix ans plus tard.
A Philadelphie (Pennsylvanie), il assiste à une conférence du président de l'université de Harvard, Mordecai Johnson, consacrée à Gandhi. Là encore, il est fasciné par la
" profondeur et le côté électrisant " de la lecture. Il achète une demi-douzaine d'ouvrages sur le dirigeant indien et sa doctrine basée sur la -désobéissance civile active et non violente. Des livres de Karl Marx aussi.
" Le capitalisme porte en lui les graines de sa propre destruction ", écrit-il dès 1951.
L'année suivante, lors de ses premiers échanges avec celle qui allait devenir sa femme, Coretta Scott, il explique qu'il se -considère
" beaucoup plus socialiste en termes économiques que capitaliste ". Et d'ajouter :
" Seul un égalitarisme chrétien peut redresser les inégalités et le chaos économique. " La -matrice est en place.
Mariés en 1953, Martin et Coretta King s'installent l'année suivante à Montgomery, capitale de l'Alabama, où King est nommé pasteur de l'église baptiste de la Dexter -Avenue, église de quartier et des notables noirs.
" Tout de suite, on a senti quelque chose de différent, il parlait de pauvreté et de justice -sociale, de devoir de paix, très loin de notre précédent pasteur qui prônait plutôt la loi du talion. Très vite, il a su aussi s'imposer par son éloquence et s'entourer de pasteurs et militants ", se souvient John Feagin, ancien professeur de peinture.
Le 1er décembre 1955, la militante de la NAACP Rosa Parks refuse de laisser son siège à un Blanc dans un des autobus de la ville. -Quatre jours plus tard, 50 000 Noirs s'abstiendront de monter dans les bus. Le soir même, les dirigeants des organisations noires choisissent King pour diriger le -mouvement. -L'admiration et l'amitié que lui voue Ralph Abernathy, son aîné de trois ans et pasteur de la plus grande église baptiste noire de la ville, -assurent sa désignation à la présidence de l'Association pour le progrès à Montgomery (MIA), créée pour -organiser le boycott.
Première protestation de massePour son premier discours d'activiste, King en appelle à la mémoire collective, à ce peuple
" fatigué " et
" piétiné par l'oppression ". Il parle d'amour et de justice, de persuasion et de cœrcition, d'unité noire et de solidarité de classe. Les Noirs
" déshérités ", dit-il, -doivent imiter les travailleurs américains
" bafoués par le pouvoir capitaliste " auquel les puissants syndicats avaient su tenir tête dans les années 1930 et 1940. Et puis ceci, en référence à Jésus :
" Si vous le faites au plus -petit d'entre nous, mes frères, c'est à moi que vous le faites. "" Yes, sir ! " répond la foule en liesse.
King vient de donner au mouvement naissant une voix et un visage neufs. Le boycott durera un peu plus d'un an. Cette première protestation de masse enracinée dans les églises et sous l'égide de la non-violence marque un tournant dans la lutte pour la -libération des Noirs. Le 13 novembre 1956, la Cour suprême -estime que la ségrégation dans les bus est -inconstitutionnelle. Il faudra que les Noirs marchent et s'organisent en covoiturage pendant encore cinq semaines avant que l'ordre de la cour soit appliqué à Montgomery.
La victoire est éclatante. Le 18 février 1957, King fait la " une " de l'hebdomadaire
Time.
" Son plus grand génie est d'avoir su traduire en paroles les aspirations des masses.
King a transformé une bataille pour un siège de bus en une guerre contre tout le système de la -ségrégation ", soulignera Anne Braden, -figure des mouvements civiques.
Suivent trois années de
" jachère ", comme l'ont résumé King et la Conférence des dirigeants chrétiens du Sud (SCLC), l'organisation que le pasteur et 60 coreligionnaires ont créée quelques mois après le mouvement de Montgomery. La période est difficile, marquée par un retour de bâton de dirigeants blancs et de mouvements ségrégationnistes. La NAACP, elle, n'est pas convaincue par la méthode élaborée par King. Thurgood -Marshall, un des principaux avocats de -l'organisation et futur juge à la Cour suprême, le qualifiera même d'
" opportuniste " et de
" fauteur de troubles ".
Lui consulte, prononce ses sermons à travers le pays. Il tâtonne, soutient des causes comme la libération du militant communiste Henry Winston, dont la santé décline. En janvier 1957, le FBI note que King était -président honoraire d'" Engagé pour la paix ", une campagne soutenue par la Ligue des jeunes socialistes (YSL).
Autour de lui, il organise un cercle de proches collaborateurs et conseillers dont le noyau dur s'est créé pendant le boycott de Montgomery. Parmi eux, Asa Philip Randolph, Ralph Abernathy, le socialiste et pacifiste Bayard Rustin, de la War Resisters League, l'avocat new-yorkais et ancien collecteur de fonds du Parti communiste Stanley Levison, l'activiste de la NAACP et ancienne proche du légendaire W. E. B. Du Bois Ella Baker, Ralph Helstein aussi, syndicaliste à l'Union des ouvriers conditionneurs (UPWA), et -Walter Reuther, l'influent président du syndicat des travailleurs de l'industrie automobile United Auto Worker (UAW).
Un peu plus tard se joindront Andrew Young, fils de dentiste, originaire de La Nouvelle-Orléans et qui connaissait déjà -Malcolm X, ainsi que le révérend Wyatt Tee Walker, l'ami de l'université et futur chef de cabinet de son état-major. Ce dernier dira quelques années avant sa mort, en janvier 2018 :
" La question que personne ne veut poser, ou n'a encore posée, ou ne sait pas comment poser, est que les gens autour du Dr King – et le Dr King lui-même- –, nous étions tous de gauche ! "
image publiqueDoté d'une voix et d'une faconde, d'une ténacité prodigieuse et saisissante, il travaille son image publique, écrit ses textes avec parfois l'aide de ses proches, parle régulièrement avec ses conseillers de New York, ses
" comités de recherche ", comme il dit. -Incarcéré à Selma (Alabama), il demande de trouver des célébrités pour soutenir le moral des troupes :
" Dans une crise, nous devons avoir un sens de l'effet dramatique ", glisse-t-il. Avec Young, qui avait de l'expérience dans la production télévisée, il échange -quelques techniques de rédaction de textes concis et visuels.
" Le message de King était simple, d'une simplicité biblique, dit le -conseiller.
Les gens se sentaient à l'aise avec sa façon de dire les choses parce qu'ils vivaient tous cette même foi. Qu'avions-nous d'autre ? Rien, l'esclavage nous avait tout pris. Nous n'avions rien, seulement notre croyance et -notre intelligence. "
Dans les faits, King ajuste son propos, -reformule, change de thèmes selon l'auditoire.
" Son activisme, sa manière de prêcher et de sermonner, sa rhétorique, ses écrits, ses correspondances et interviews révèlent, -souligne l'auteur Thomas Jackson,
une évolution continuelle de sa pensée au contact de -contextes différents. " Et puis il y a cette -menace, omniprésente à l'époque, de se voir accusé d'être communiste qui le pousse à- -réserver ses sermons les plus radicaux à un public plus restreint.
En 1960, devant les étudiantes noires du Spelman College d'Atlanta, King s'élève -contre le matérialisme et la course aux -armements. En ville, il rejoint le mouvement des étudiants qui organisent un sit-in dans un grand magasin. Il est arrêté, refuse de payer la caution. Le 26 octobre, deux semaines avant l'élection présidentielle, le candidat démocrate John F. Kennedy passe un coup de fil à Coretta King, et son frère Robert Kennedy intercède pour le faire libérer. -Dehors, il loue le
" courage " de Kennedy à la radio, deux jours avant le scrutin, ce qui pèse probablement dans le choix des électeurs afro-américains.
Sur le plan extérieur, il franchit le pas. Il -déplore la dépense militaire, qui pourrait plutôt aller nourrir les programmes fédéraux. Il combat l'apartheid, fulmine contre l'intervention ratée à Cuba dans la baie des Cochons.
" Nous - les Américains -
ne comprenons tout simplement pas les révolutions qui ont cours dans le monde. " Un constat qu'il reprendra au moment de l'intensification de la guerre au Vietnam, non sans susciter une vague de contestation y compris au sein de son propre camp.
Un texte lu par KennedyLassé du manque d'engagement du gouvernement,
il porte le fer à Birmingham, une des villes les plus racistes et ségréguées du pays. Les responsables de la Conférence des dirigeants chrétiens du Sud provoquent des -affrontements spectaculaires avec la police. La répression féroce d'Eugene " Bull " -Connor, responsable de la sécurité de la ville, agit comme un catalyseur explosif des tensions raciales. King, lui-même incarcéré, écrira sa longue
" Lettre de la prison municipale de Birmingham ", où il dénonce l'attitude du clergé blanc de la ville et revendique la responsabilité morale de s'opposer à des lois injustes. Un texte lu par Kennedy qui, un mois après les manifestations, annonce qu'il décide de présenter au Congrès un projet de loi sur les droits civiques.
La loi est votée après l'assassinat du président, en novembre 1963, et promulguée par son successeur, Lyndon Johnson. Mais King veut aller plus loin. Il regrette que l'administration démocrate ne se préoccupe pas suffisamment de la pauvreté et de l'inscription des Noirs sur les listes électorales dans le Sud, où ils sont empêchés de le faire.
Lors de la " Marche sur Washington pour l'emploi et la liberté ", son intitulé exact, où il prononce son fameux discours, aussitôt -inscrit au panthéon de l'éloquence nationale, King met de côté son appel habituel en -faveur d'une redistribution des privilèges. Il parle de fraternité interraciale, de citoyenneté pleine et entière pour les Noirs, de son rêve. Et défend le
" tourbillon de révolte " des mouvements en cours, dénonçant les
-" inqualifiables horreurs des brutalités policières " et le cruel confinement des Noirs dans
" les ghettos et les quartiers défavorisés ". Des propos non repris dans les médias, et oubliés depuis.
A son retour d'Oslo, couronné par le prix Nobel de la paix, il s'empresse d'affirmer que l'Amérique a beaucoup à apprendre du
-" socialisme démocratique " scandinave. Le soir, à Harlem, devant une foule surchauffée, King évoque l'obligation morale de mener
" une vraie guerre contre la pauvreté ", rappelant les failles béantes du système éducatif et de santé.
" Quarante millions de pauvres… Comment un pays aussi développé peut-il se permettre cela ? ", lance-t-il. Au point que Malcolm X, présent dans la salle, dira :
" Ce gars est sensé. "
Après la marche triomphante de Selma à Montgomery et l'annonce d'un projet de loi qui permettra aux électeurs noirs de se faire inscrire par des fonctionnaires fédéraux, King porte en 1966 le combat au nord, à -Chicago (Illinois). Il s'installe alors délibérément avec Coretta dans un appartement de la Hamlin Avenue, près de la tristement surnommée " Sanglante 16e Rue " de Lawndale, un quartier du South Side, avec ses 82 églises et ses 70 bars. Il s'engage dans une bataille pour le logement et se radicalise encore un peu plus. Fin juillet, King prononce vingt discours en deux jours et marche avec 30 000 personnes devant la mairie de la ville. Pour lui, la pauvreté est un pilier structurel de la société capitaliste. A l'université de Chicago, il ne parle quasiment plus que d'oppression persistante, d'
" exploitation économique systématique ". Il évoque l'idée d'un revenu annuel garanti. Le 4 août, au Marquette Park, face à 4 000 Blancs en furie, il est touché à la tempe par une pierre. Pour la première fois, la campagne du Chicago Freedom Movement, lancé par King, apparaît en " une " des journaux nationaux.
" Marche des pauvres gens "Débordé sur sa gauche par un nationalisme noir rassemblé derrière le slogan
Black Power,opposé à l'intégration pour laquelle il a toujours plaidé, et de plus en plus critiqué pour son incessante opposition à la guerre au Vietnam, King revient à ses convictions premières : la lutte contre la pauvreté et le -racisme. Après les émeutes de Detroit (Michigan) de juillet 1967, il décide de cibler Washington avec une " Marche des pauvres gens ", prévue en mai 1968.
En mars, le pasteur James Lawson invite King à Memphis pour soutenir la grève des éboueurs noirs de la ville. A ses proches, -réticents à cette idée, il répond :
" Si je ne m'arrête pas pour aider les éboueurs, que leur arrivera-t-il ? " Dans le dernier sermon qu'il prononce dans cette église de Memphis, Mason Temple, il évoque des temps difficiles à venir et la possibilité que sa vie soit écourtée. Le lendemain, un raciste blanc nommé James Earl Ray le tue d'un coup de fusil. Martin Luther King a 39 ans. Le médecin légiste dira que son état physique était celui d'un homme de plus de 70 ans. Depuis, sous ce balcon du Lorraine Motel coule un mince filet de sang, et nos années. Cinquante exactement, un -demi-siècle, loin du songe qui sonne comme un rêve trop familier.
Nicolas Bourcier, Nicolas Bourcier
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