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lundi 25 décembre 2017

Voyage dans le Midwest, terre des climatosceptiques


24 décembre 2017

Voyage dans le Midwest, terre des climatosceptiques

L'Oklahoma concentre les paradoxes d'une partie de l'Amérique face au réchauffement, attribué à Dieu plutôt qu'à l'activité humaine

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Il y a ceux pour qui c'est une question de foi. " Un acte de Dieu ", assure le pasteur amérindien (nation crow) Gary Bird, qui travailla dans une mine de charbon du Montana pendant trente-sept ans. D'autres remontent le temps, telle Lezlie Salari, sexagénaire du même Etat, interloquée par sa visite du parc national des Arches (Utah) : ces merveilles ont été créées par une -succession de glaciations et réchauffements, d'océans et de sur-gisse-ments de montagnes. " La terre a connu de tels changements ",soupire-t-elle. Et il y a ceux qui contemplent la puissance de la " mère nature ", tel le fermier du Nebraska Randy Uhrmacher : " Quand vous voyez la force des volcans, cela m'étonnerait que l'homme ait autant de pouvoir. " Ainsi, dans ce Midwest républicain, on ne cesse de croiser des climatosceptiques, qui ne croient guère à l'origine humaine du réchauffement.
Ici plus qu'ailleurs, l'histoire des Etats-Unis imprègne les mentalités. L'Amérique s'est construite sur la difficile conquête de l'Ouest. Contre une " mère nature " plus qu'hostile. La mémoire collective est nourrie de combats fondateurs et surtout victorieux. Comme lorsque dans les années 1830, quand les soldats américains pénétrèrent en Floride, avec ses marais, ses moustiques et ses ouragans, ils en conclurent qu'ils feraient mieux de laisser cette terre aux Indiens. Pourtant, à force de drainage et d'air conditionné, les Américains en firent " un paradis qui n'aurait jamais dû exister ", selon l'expression du journaliste Michael Grunwald.
On l'a vu aussi cet été lors des inondations de Houston : la ville décolla au début du siècle, en 1900… grâce à un cyclone de force 4, qui fit 8 000 morts et détruisit le port de Galvestone, dans le golfe du Mexique, qui fut rapatrié dans le bayou abrité de Houston. Quant à la vraie fête nationale américaine, Thanksgiving, elle commémore la première récolte des Pères pèlerins arrivés en  1620, qui n'avaient survécu au premier hiver que grâce à l'aide des Amérindiens.
" On a déjà vu pire "Face aux éléments, une partie de l'Amérique aime se rassurer en répétant : " On a déjà vu pire. " Cette petite musique résonne particulièrement dans l'Oklahoma, territoire balayé par les vents et laissé aux Indiens jusqu'à la ruée de 1889, car jugé trop hostile. L'Oklahoma, c'est cette terre victime des dust bowls, ces tempêtes de poussières qui forcèrent ses habitants à émigrer vers la Californie dans les années 1930, comme le raconte Steinbeck dans Les Raisins de la colère. En s'y rendant, on constate la rudesse du climat, en subissant une mini-tempête de poussière dans une campagne parsemée de puits d'hydrocarbures, de pipelines et d'éoliennes.
Cette terre imprévisible où se télescopent les vents froids des Rocheuses, l'air sec du désert du Mexique et les masses chaudes et humides du golfe du Mexique accueille le centre fédéral de météorologie (National Weather Service). Sa mission, prévoir pour protéger les vies et les biens. Un écosystème ultraperformant s'est développé autour, en collaboration avec l'université d'Oklahoma : un projet de drone capable d'explorer les tornades – une spécialité locale qui arrive une soixantaine de fois par an – ou encore un projet financé par la NASA, GeoCARB, qui permettra de mesurer émissions de méthane, CO2 et photosynthèse sur toute l'Amérique.
Et pourtant, l'Etat est un temple du climatoscepticisme, terre d'origine de Scott Pruitt, qui s'applique à détricoter toutes les règles environnementales depuis qu'il a été nommé par Donald Trump à la tête de l'Agence de protection de l'environnement, et de James Bridenstine, autre républicain climatoréticent pressenti pour diriger la NASA. " La mentalité de l'Oklahoma, c'est : nous sommes forts, nous avons surmonté les dust bowls, nous pouvons gérer ce problème ", commente le climatologue de l'université d'Oklahoma, Kevin Klœsel.
Pour expliquer le paradoxe de cet Etat – à la pointe de la science, mais terreau des climatosceptiques –, les scientifiques et politologues de l'Oklahoma apportent des réponses éclairantes. La première tient sans doute à l'extrême prudence des scientifiques, qui continuent d'ailleurs de faire part de leurs incertitudes : les reflets des nuages réduiront-ils le réchauffement ? La nature sera-t-elle plus résiliente que prévu, comme l'a montré la disparition de la nappe de pétrole dans le golfe du Mexique après l'explosion en 1990 d'une plate-forme pétrolière ? Le doute méthodique de leur démarche est instrumentalisé pour alimenter le climatoscepticisme.
Marqué par le populismeLa seconde explication vient de l'esprit du Midwest, rétif à toute autorité et marqué par le populisme. Les scientifiques ont été identifiés à l'élite, au pouvoir central détesté de Washington et aux idées libérales de la côte Est et de la Californie. " Quand je suis parti à Berkeley, ma mère croyait que j'allais revenir hippie ", témoigne Jamey Jacob, qui travaille sur un projet de drones capables d'explorer les tornades. " Il y a quelques années encore, des parents - climatosceptiques - d'étudiants appelaient à l'école de météorologie  pour avoir notre position - sur le dérèglement - ", renchérit Jeff Basra, professeur à l'école de météorologie.
Troisième facteur aggravant, le Parti républicain a fait du climatoscepticisme un axe de bataille, au même titre que sa croisade anti-avortement et anti-mariage homosexuel. L'argumentaire a porté : en 2016, 50  % seulement des républicains croyaient au réchauffement et 31  % pensaient qu'il était d'origine humaine, contre 82  % et 65  % pour les démocrates, selon l'université de Yale.
Ce travail de sape s'explique aussi par la pression des groupes énergétiques, au pouvoir renforcé depuis qu'ils peuvent financer sans limites les campagnes électorales. " Si vous vous dressez contre les groupes énergétiques, vous avez un problème quand vous êtes un homme politique ", note Mark Davies, professeur à l'université d'Oklahoma City et militant de gauche. C'est le quatrième facteur : leur propagande est d'autant plus efficace que la réponse au changement climatique implique des changements radicaux et angoissants de mode de vie et de modèle économique dans les terres agricoles et énergétiques du Midwest. Car en Oklahoma, tout ou presque procède de l'énergie.
" Aller aux contact des gens "Les scientifiques Sean Crowell et Shelley Finley, qui travaillent pour le projet GeoCARB, ne doutent pas du réchauffement mais comprennent cette angoisse. Leurs ancêtres, des immigrés irlandais, ont participé à la ruée sur l'Oklahoma pour obtenir des terres gouvernementales en  1889.
Celles-ci ont été vendues, mais leurs parents ou grands-parents possèdent encore des droits sur le sous-sol – ils peuvent être dissociés en Oklahoma – qui leurs rapportent des revenus nécessaires. Qui dit fin du pétrole dit fin des revenus. " Les gens veulent bien changer de mode de vie, mais il leur faut une raison. Vous devez leur prouver ", estime Shelley Finley.
Les scientifiques font leur mea culpa, telle climatologue Kevin Klœsel, qui rédige des rapports… mais s'en afflige. " Des rapports, des rapports, des rapports, ce n'est pas la bonne méthode. Nous devons intégrer beaucoup plus les groupes locaux, les associations, les chambres de commerce. Nous faisons beaucoup trop de prêches. Nous parlons aux gens, nous ne travaillons pas avec eux. " Jane Kleeb, présidente du Parti démocrate du Nebraska, qui fédère les agriculteurs contre l'oléoduc Keystone XL, partage ce sentiment : " Cela fait trois ans que je travaille les fermiers sur le changement climatique. On ne peut pas leur envoyer seulement des communiqués par e-mail. Il faut aller à leur contact. "
Les Américains évoluent au fur et à mesure qu'ils sont concernés personnellement. Rien de très vendable en Oklahoma – la sécheresse a parfois été pire, les températures ne s'envolent pas, la fréquence des tornades non plus, en dépit d'un sentiment inverse parce qu'il se trouve désormais toujours un témoin pour filmer ces événements jadis invisibles.
Les populations voisines du Texas, frappées par les ouragans et leur facture astronomique, sont soudain moins dans le déni. " Quand les choses deviennent tangibles, elles deviennent réelles ", analyse Jeff Basra, professeur à l'école de météorologie, qui estime que seule une minorité est climatosceptique. Mais il déplore que son pays, " qui a envoyé l'homme sur la Lune et veut être leader mondial dans la résolution des problèmes, ait renoncé à être en tête de la lutte contre le réchauffement ". Et de conclure : " Cela m'afflige. "
Ar. Le.
© Le Monde

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