Des rendez-vous très discrets, qui ne figurent jamais à l'agenda officiel. Depuis plus de six mois, Emmanuel Macron reçoit dans son bureau à l'Elysée les directeurs d'administration centrale, juste avant leur nomination en conseil des ministres. Pratique inhabituelle, si ce n'est inédite, sous la Ve République, le chef de l'Etat voit les intéressés en tête-à-tête, pour les jauger et leur donner leur feuille de route.
Ces derniers mois, le président a reçu les trois nouveaux directeurs d'administration centrale du ministère de la justice : Rémy Heitz, directeur des affaires criminelles et des grâces, Stéphane Bredin, directeur de l'administration pénitentiaire, et Peimane Ghaleh-Marzban, directeur des services judiciaires. Il a convié aussi le nouveau directeur de la législation fiscale (DLF) de Bercy, Christophe Pourreau. Ou encore le directeur général de la police nationale, Eric Morvan, et le directeur général de la sécurité intérieure, Laurent Nunez. Une liste non exhaustive, tant la pratique est devenue systématique et témoigne de l'exercice du pouvoir du nouveau chef de l'Etat.
Les futurs nominés sont priés de se plier à la nouvelle règle. " Ce n'est pas un rendez-vous de courtoisie pour faire connaissance ", raconte un directeur, qui a été reçu pendant une demi-heure pour un entretien " très dense.J'ai été impressionné par la manière dont le président prépare les entretiens. Il avait lu ma lettre de candidature et avait des questions et des interrogations très précises. J'avais été reçu auparavant par le premier ministre puisqu'il ne serait pas logique que je voie le président sans voir le premier ministre. "
" Une barrière invisible "
Certes, les impétrants restent généralement présélectionnés par les ministères concernés, puis passés au crible d'un comité de hauts fonctionnaires sous l'autorité de Matignon. Mais ces rendez-vous ultimes de validation à l'Elysée se font sans la présence du ministre de tutelle, au risque de fragiliser l'autorité de ces derniers, qui se voient court-circuités par l'échelon présidentiel. " Dans la tradition républicaine, le président ne convoque jamais les hauts fonctionnaires car c'est aux ministres de rendre des comptes devant le Parlement, rappelle l'historien Nicolas Roussellier, auteur de La force de gouverner (Gallimard, 2015). S'il a une quelconque influence sur un haut fonctionnaire, il rompt avec la vieille idée de souveraineté nationale. "
M. Roussellier évoque toutefois un précédent. Pendant la première guerre mondiale. Raymond Poincaré, qui estimait que le ministre de la guerre lui cachait ce qui n'allait pas, avait rompu l'usage et convoqué directement les directeurs d'administration, pour s'informer. Mais " hors périodes exceptionnelles, souligne ce professeur à Sciences Po,il y a toujours eu une barrière invisible entre les élus de la nation et la haute administration, censée être impartiale ".
Dans le milieu des hauts fonctionnaires, cette nouvelle pratique fait réagir. " On n'a jamais vu ça ! Si Macron contourne les ministres, l'ordre républicain n'est plus respecté, s'indigne un commis de l'Etat formé à l'ENA. L'administration n'est pas supposée être en rapport direct avec le président. Elle est sous l'autorité des ministres. " Pour ce responsable, qui comme tout haut fonctionnaire ne peut pas témoigner à visage découvert, la méthode Macron pose " un sujet politique et un sujet managérial. Ça va loin : non seulement le président nomme des ministres experts au gouvernement, mais en plus il les court-circuite. C'est le triomphe de la technocratie ! "
Pour l'ancien ministre de l'intérieur de Jacques Chirac et ex-président du Conseil constitutionnel Jean-Louis Debré, " c'est mettre les ministres dans une situation impossible, en minant leur autorité " d'emblée. " Je ne l'aurais pas accepté ", poursuit-il.
A l'Elysée, ce nouveau fonctionnement est totalement assumé au nom de l'efficacité et de la volonté réformatrice tous azimuts du chef de l'Etat. L'énarque Emmanuel Macron, qui a connu à la fois l'Inspection des finances et la banque privée, sait que le véritable pouvoir d'exécution en France se situe au niveau de l'administration, qu'il entend donc contrôler étroitement.
" L'état d'esprit a changé "
Si la valse des directeurs d'administration centrale annoncée, le fameux spoil system à l'américaine, n'a pas vraiment eu lieu à cette heure, les responsables en place sont mis sous pression. " L'état d'esprit a changé, reconnaît un conseiller de l'Elysée. Les directeurs d'administration centrale sont tenus avec des rênes courtes. Ils doivent être en accord avec la feuille de route présidentielle et gouvernementale. Chacun doit assumer ses responsabilités. "
Au gouvernement, les ministres concernés ne pipent mot. Mieux, au ministère de l'économie et des finances, on ne voit aucun inconvénient à ce que le président ait auditionné le directeur de la législation fiscale sans Bruno Le Maire, qui s'était pourtant impliqué dans la nomination de son ex-conseiller fiscal. " Il n'y a rien de choquant à ce que le président voit le DLF, il fait partie des plus hauts fonctionnaires, explique-t-on dans l'entourage du ministre. Et vu l'agenda surbooké du ministre, heureusement qu'il n'accompagne pas les directeurs du ministère à chaque entretien avec le président ! "
Dans la technocratie, certains hauts fonctionnaires jugent positivement cette nouvelle pratique, ravis de sortir enfin de l'ombre et d'être directement associés à la décision politique. Une puissance nouvelle, accentuée par la baisse du nombre de conseillers techniques dans les cabinets ministériels. " Les directeurs d'administration centrale sont dans la satisfaction d'approcher le soleil et le vrai pouvoir, même si certains sont aussi dans la crainte de prendre les responsabilités qui vont avec. Jusqu'à présent, ils avaient l'influence de la technique et la sérénité de la durée, c'était plus confortable mais moins flatteur ", sourit un connaisseur avisé de la haute fonction publique.
Cette mainmise de la présidence participe pleinement de l'hyper-concentration du pouvoir sous l'ère Macron. " On a eu rarement un président à ce point centralisateur, au carrefour de la mise en place des politiques publiques, estime un ancien ministre.C'est lui qui domine tout. " Une tendance naturelle chez le nouveau chef de l'Etat qui tranche avec les pratiques en la matière de ses prédécesseurs.
Si François Hollande s'occupait peu des nominations des directeurs d'administration centrale (" Il faisait confiance à ses ministres ", selon un ex-conseiller), Nicolas Sarkozy, en revanche, aurait rêvé être en prise directe avec la haute fonction publique. Mais il n'a jamais osé aller aussi loin que M. Macron. " Il avait très envie de recevoir lui-même les DAC mais beaucoup de gens lui ont expliqué que cela ne se faisait pas ", -confirme son ancienne directrice de cabinet à l'Elysée, Emmanuelle Mignon, pour qui cette méthode demeure " transgressive ".
" Il faut imaginer la même chose dans une entreprise, illustre cette conseillère d'Etat aujourd'hui avocate dans un grand cabinet privé. En recevant directement un collaborateur, sans la présence de son chef direct, un PDG se mettrait toute l'entreprise à dos ! " Mais, pour Mme Mignon, cette pratique reste sans doute l'un des seuls moyens de lutter contre les pesanteurs de l'administration. " Macron connaît l'administration par cœur, c'est son monde, poursuit-elle. Sarkozy l'aurait d'autant moins fait que ce n'était pas son monde. " " Macron est aussi transgressif que Sarkozy, mais comme il présente mieux, ça passe, ajoute un autre ancien conseiller élyséen. En fait, avec lui, tout passe, c'est assez incroyable. "
Le risque de devoir tout assumer
Pour les partisans de M. Macron, ces méthodes de management traduisent l'évolution naturelle des institutions et le rôle central dévolu au président de la République. " Le pouvoir se concentre de plus en plus à l'Elysée, qui devient l'équivalent de la Maison Blanche américaine ", explique un haut fonctionnaire. Mais le député Nouvelle Gauche Boris Vallaud, ancien secrétaire général adjoint de l'Elysée sous le quinquennat Hollande, s'inquiète d'un système qui " crée des allégeances personnelles entre des hauts fonctionnaires et un président tout-puissant qui leur dit “c'est à moi que vous devez rendre des comptes” ". Or, appuie un ancien ministre socialiste, " une bonne administration est celle qui décline l'action des ministères, pas celle qui la décide à leur place "." Macron applique à l'ensemble du gouvernement la méthode Bercy, où le directeur du Trésor est souvent plus puissant que le ministre de l'économie et des finances ", ajoute ce responsable.
L'agenda présidentiel étant très chargé, il n'est pas toujours facile de trouver une date pour le grand oral avec tel ou tel impétrant. Ce qui retarde parfois des nominations. A tout centraliser, le chef de l'Etat prend aussi le risque à terme de devoir tout assumer, y compris les ratés. De fusibles pratiques pour le pouvoir, les hauts commis de l'Etat pourraient alors se transformer en boomerangs.
" Comme Macron nomme directement les gens, le jour où il y a un problème et où il faut désigner un responsable, on désigne qui ? Le fonctionnaire ? Ou celui qui l'a nommé, le président ?, s'interroge cet ancien ministre du précédent quinquennat.Jusqu'à présent, tout le management de Macron repose sur la martingale de la victoire, mais si un jour il trébuche, tout peut exploser. "
Bastien Bonnefous et Solenn de Royer
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