Ce 25 novembre, notre équipe sur place en Libye réalisait des consultations médicales auprès d'un groupe d'une centaine d'hommes et de femmes dans un centre de détention de la région de Misrata. Ils venaient d'être -conduits là après que leur embarcation eut été interceptée par les gardes-côtes libyens. Malgré notre présence sur le terrain, nous sommes incapables de dire ce qu'il advient ensuite de ces personnes quand elles sont en centre de détention : des patients que l'on voit en consultation disparaissent d'une semaine sur l'autre sans explications. Depuis l'été 2017, ces interceptions en mer par des gardes-côtes libyens s'intensifient grâce à une politique assumée de soutien de l'Union européenne et de ses Etats membres, en premier lieu la France et l'Italie. La Libye est plus que jamais une nasse pour ceux qui espéraient y travailler ou y transitaient avant de chercher un refuge ou des opportunités d'avenir en Europe.
Le choc des images rapportées par CNN le 14 novembre a permis de mettre en lumière une situation que nombre d'acteurs associatifs et institutionnels dénoncent depuis longtemps : un système lucratif d'enlèvements, de torture et d'extorsion des migrants et réfugiés en Libye, réduits à l'état de marchandises, encouragé par des politiques migratoires européennes qui misent sur l'endiguement à tout prix. La diffusion des images de vente aux esclaves par la chaîne américaine a déclenché un certain nombre de réactions politiques. Ainsi, la France a dénoncé un " crime contre l'humanité " et demandé en urgence une réunion du Conseil de sécurité de l'ONU.
Soutien et financement de l'UEMais que penser de ceux qui, comme Emmanuel Macron, nomment et dénoncent ce qui se passe en Libye et " en même temps " continuent de soutenir les gardes-côtes libyens et de financer d'autres mesures favorisant le retour et le maintien dans cet enfer de celles et ceux qui justement tentent de le fuir ? C'est le comble de l'hypocrisie ! Qui oserait encore prétendre que, descendus des bateaux arraisonnés, ces hommes, femmes, enfants sont placés dans de confortables centres d'accueil fraîchement repeints et remis au goût des " standards internationaux " grâce à la générosité des contribuables européens ? A terre, ils retournent bien sûr dans la turpitude d'un environnement extrêmement violent et aux frontières poreuses, entre autorités et réseaux de trafiquants.
En Libye, nous reconnaissons les limites de notre propre action dans les centres de détention : nos médecins ne bénéficient pas d'un accès libre
aux détenus qui s'y trouvent ; ils ne sont pas pleinement libres de décider qui ils peuvent ausculter et soigner. Parfois, certains détenus sont cachés pour que nos équipes ne puissent les assister. Prétendre qu'il suffit d'argent pour améliorer les conditions de détention en Libye est un leurre. La présence de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) sur le sol libyen est extrêmement réduite, à l'instar de celle des représentations diplomatiques et du système des Nations unies.
Dans quelle mesure la présence de MSF n'apporte-t-elle aussi qu'une humanisation de façade à ce système indigne ? C'est un dilemme que nous tentons de dépasser en soupesant au quotidien notre capacité à apporter malgré tout une écoute et des secours essentiels auprès de ces personnes en détresse ainsi qu'à témoigner pour que toute la violence et l'inhumanité de leur situation soit connue.
Les solutions ne sont ni simples ni uniques, mais s'offusquer des crimes commis à l'encontre des migrants en Libye tout en continuant à mener une politique assumée de renvoi et de maintien du plus grand nombre de ce côté de la Méditerranée relève au mieux de l'indécence. L'incompatibilité entre ces deux approches n'est pas une vue de l'esprit de MSF : en octobre, le nombre de migrants détenus dans les centres de détention officiels a triplé, selon les estimations de l'OIM et de l'agence libyenne en charge de les gérer.
Les observateurs des droits de l'homme des Nations unies ont été choqués de ce qu'ils ont vu lors de leur mission début -novembre dans les centres de détention de Tripoli : des milliers de personnes émaciées et traumatisées, empilées les unes sur les autres, enfermées dans des hangars, à la merci de formes extrêmes de violence et d'abus. Le haut-commissaire aux droits de l'homme, M. Zeid Ra'ad Al-Hussein, a déclaré le 14 novembre que leur système de surveillance avait révélé une détérioration des conditions déjà déplorables de détention des migrants et réfugiés en Libye depuis les interventions croissantes de l'Union européenne entreprises au nom du contrôle des migrations.
Qu'attend M. Macron lorsqu'il appelle, à Abidjan, à lancer des opérations militaires et policières sur le terrain pour démanteler les réseaux de passeurs ? Une nouvelle intervention militaire étrangère ne ferait que renforcer les dynamiques du conflit en Libye, où aucune autorité ne peut se prévaloir du monopole légitime de la violence. Lutter contre les passeurs sans proposer d'alternatives légales pour fuir et migrer est une impasse. Au-delà d'une gesticulation de circonstance, ce qui est requis d'urgence, c'est un réel changement de la politique migratoire de l'Europe. Il faut encourager les actions, même minimes, qui réduisent la souffrance de ceux qui vivent l'enfer, mais surtout mettre immédiatement mettre fin à ce qui renforce cette souffrance.
PLeine application du droit d'asileNous réclamons donc de nouveau à l'Union européenne, et en particulier à la France et à l'Italie, qui jouent un rôle moteur, de faciliter le sauvetage en mer et de ne plus encourager les interceptions et le retour par les gardes-côtes libyens des migrants et réfugiés fuyant la Libye, qui n'est pas signataire de la convention de Genève relative au statut des réfugiés. A défaut de quoi la France s'enfonce dans la complicité de crimes qu'elle dénonce.
La France a pris des initiatives utiles avec les missions de protection de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), qui permettront à quelques réfugiés de trouver l'asile en France sans avoir à affronter tous les dangers de la route, ou après y avoir survécu, comme cette vingtaine de personnes récemment exfiltrées vers Niamey (Niger) par le HCR. Mais ce dispositif ne sera qu'une goutte d'eau, tout comme l'action de MSF décrite plus haut. De plus, quel sera le sort réservé à toutes ces personnes ayant subi le pire mais ne correspondant pas aux critères d'éligibilité au statut de réfugiés ?
Il faut aussi que les personnes coincées dans la nasse libyenne puissent s'en échapper. Cela passe aussi par une pleine application du droit d'asile pour ceux qui y sont éligibles et l'intensification des offres de retour dans le pays d'origine pour ceux qui le désirent vraiment. Il faut également mettre en place des formes de protection, dans les pays voisins et en Europe, qui répondent aux besoins de prise en charge des survivants de cet enfer.
Thierry Allafort-Duverger
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