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samedi 11 novembre 2017

Toute la musique qu'on aime est à Jersey


11 novembre 2017

Toute la musique qu'on aime est à Jersey

Un catalogue de 26 000 titres est abrité dans une structure opaque, mais rentable

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Les paradis fiscaux ne sont pas seulement encombrés de yachts, de jets et de multinationales. Y prospèrent aussi les titres de Duke Ellington, Sheryl Crow, Bob Marley ou Avril Lavigne. Et les " Paradise Papers " révèlent une face inattendue de l'optimisation fiscale : celle des droits d'auteur.
Les propriétaires de ces droits recherchent les même avantages que les grandes fortunes : se soustraire à l'impôt. Les quelque 26 000  chansons écrites au cours des soixante-dix dernières années sont détenues dans un catalogue de droits d'auteur possédé jusqu'en  2014 par FS Media Holding Company, une société enregistrée à Jersey.
First State Media Works Fund I, un fonds britannique spécialisé dans les droits d'auteur, a créé en  2007 cette société qui a attiré des fonds de pension américains, européens et australiens. Le catalogue lui-même est géré par une société irlandaise, First State Media Group (FSMG), qui en est l'éditeur, l'équivalent des labels pour les auteurs-compositeurs – Steve McMellon, ancien gérant de FSMG  et directeur de Southern Crossroads Music, n'a pas souhaité répondre à nos questions.
En juillet 2009, par exemple, Sheryl Crow – qui n'a pas souhaité faire de commentaires – a vendu à  cette société les droits de 153  chansons écrites entre 1993 et 2008. L'ensemble inclut des tubes tels que All I Wanna Do et My Favourite Mistake. En  2009-2010, le titre le plus rentable du catalogue, avec des royalties de plus de 600 000  dollars (450 000  euros) est le classique des Trammps Disco Inferno, devenu célèbre -depuis sa reprise dans la bande originale, en  1978, de La Fièvre du samedi soir.
First State Media Group, la -société irlandaise administrant le catalogue, a été achetée en avril  2010 par l'éditeur de musique britannique Chrysalis PLC pour environ 16,8  millions de dollars. Le groupe a lui-même été racheté par Bertelsmann Music Group (BMG) moins d'un an après pour 168,6  millions de dollars. Steve Redmond, directeur de la communication chez BMG, a toutefois indiqué que l'éditeur de musique allemand n'avait jamais fait l'acquisition du catalogue, mais uniquement rité d'une entreprise qui avait un contrat de gestion de ces droits ".
Pendant ce temps, la société de Jersey continue à tirer profit des royalties de chansons comme Get Up, Stand Up, de Bob Marley, Day Dream, de Duke Ellington, ou Because of You, de Kelly Clarkson. De 2010 à 2012, le catalogue rapporte en moyenne 4,6 millions de dollars par an. Une brochure de 2013 pour la vente du catalogue le décrit d'ailleurs comme " l'une des plus grandes collections de droits d'auteur disponible sur le marché ".
Taux d'imposition nulPourquoi Jersey ? La juridiction à un gros avantage : son taux d'imposition standard sur les sociétés est nul. Un audit réalisé en  2013 par le cabinet d'audit KPMG et -envoyé à Appleby -confirme les avantages fiscaux de cette localisation. Selon KPMG, le fonds, pourtant enregistré au Royaume-Uni, n'y paie pas d'impôt. Et alors que, début 2012, 68 % des royalties – après rémunération des auteurs, des sociétés de droits d'auteur comme la Sacem, les commissions et les taxes – provenaient des Etats-Unis, il n'y est pas non plus soumis à l'impôt sur le revenu. Aucune retenue fiscale ne s'applique.
" Nous avons supposé que la structure fiscale de la société était une structure offshore et de ce fait aucun impôt sur le revenu n'était redevable sur les revenus générés par le catalogue ", note le cabinet d'audit.
Cette stratégie n'étonne pas les connaisseurs du monde musical. Il y a " une structure globale dans l'industrie musicale avec des lois nationales qui changent beaucoup d'un pays à l'autre, explique Luiz Augusto Buff, un spécialiste brésilien de ce secteur. Mais les consommateurs sont aussi globaux, donc ça paraît logique, avec tant de transactions internationales, de trouver une stratégie fiscale efficace ". Les droits d'auteur proviennent de sources diverses, notamment la diffusion de chansons dans des bars, les salles de sport ou comme sonnerie de téléphone portable. Contrairement aux recettes des labels – directement corrélées à la vente de disques –, ils ont été relativement à l'abri des turbulences qu'a -connues l'industrie musicale dans les années 2000.
Et les catalogues musicaux -peuvent rapporter gros. " Le secteur de l'édition musicale génère environ 6 milliards de dollars par an ", selon une analyse publiée en  2015 par le Music Business Journal, publication du Berklee College of Music. Cette stabilité a attiré de nouveaux investisseurs institutionnels sur le marché, notamment des fonds de pension. " Il y a un marché en plein essor pour les catalogues de musique parmi les investisseurs institutionnels qui sont à la recherche de revenus assez fiables à l'a-venir ", explique Chris Hayes, -économiste pour Enders Analysis, un cabinet d'étude spécialisé dans les médias. Et, sans surprise, ces investisseurs cherchent à maximiser les revenus émanant de ces droits nouvellement acquis, en les -stockant dans des juridictions où ils seront exonérés d'impôts.
Baisse de valeurCependant, échapper au fisc n'est pas tout, il faut aussi que les chansons se vendent bien. Or, selon les documents d'Appleby, les perspectives ne sont pas encourageantes pour le catalogue de FS Media Holding Company. Une analyse de PwC en  2011 relève que le portfolio a perdu la moitié de sa valeur en l'espace d'un an – de 153  millions de dollars en  2009 à 75  millions en  2010. Le rapport de KPMG en  2013 confirme la baisse de valeur du catalogue, soulignant que la chute la plus importante provient des titres de -Sheryl Crow, qui connaissent un -recul de  24 %.
" Des changements de propriétaires (…) sur les trois dernières années ont conduit à un manque de promotion du catalogue, et les droits d'auteur ont été par conséquent sous-exploités ", selon une annonce écrite en  2013 pour attirer de nouveaux acheteurs.
Les " Paradise Papers " révèlent que le fonds rencontre alors des difficultés pour rembourser 19  millions de dollars qu'il doit toujours à la Royal Bank of Scotland pour un prêt de 2009. Le catalogue a fini par être vendu en 2014 à Reservoir Media Managements, Inc., qui n'a pas souhaité nous répondre. Cet éditeur indépendant, installé à New York mais immatriculé dans le Delaware, a acquis le catalogue pour 38  millions de dollars, environ un quart de sa valeur cinq ans plus tôt.
Cécile Schillis-Galigo (ICIJ)
© Le Monde

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