Translate

samedi 11 novembre 2017

Comment Trump désunit l'Amérique


11 novembre 2017...
politique américaine Diviser pour mieux régner : le président des Etats-Unis et ses proches ravivent la " guerre culturelle " qui a opposé conservateurs et réformateurs dans les années 1980 et 1990

Comment Trump désunit l'Amérique


Affrontement entre des manifestants de gauche et des partisans de l'alt-right à l'université de Californie à Berkeley, le 24 septembre
Mark Peterson/Redux-REA
agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
Le 8  octobre, le vice-président des Etats-Unis, Mike Pence, se rend à une rencontre de football américain à Indianapolis (Indiana). Les Colts, l'équipe de son Etat d'élection, rencontrent les 49ers, celle de San Francisco. Alors que débute l'hymne national, joué avant les matchs de la puissante National Football League, des joueurs de Californie posent un genou à terre, en signe de protestation contre les inégalités sociales. Le vice-président quitte alors le stade. Pour protester à son tour, déclare-t-il sur Twitter, contre " un manque de respect -envers nos soldats, notre drapeau et notre hymne national ".
Coup de colère ? Au contraire, acte réfléchi. Mike Pence avait préparé son coup d'éclat – les journalistes qui accompagnaient le vice-président avaient été invités à rester à bord des -véhicules qui les avaient conduits jusqu'au stade. L'objectif  du vice-président ? Creuser l'une des lignes de conflit de la nouvelle -culture war (" guerre culturelle ") qui traverse les Etats-Unis. La culture war avait été un phénomène marquant des années 1980 et 1990, opposant conservateurs et réformateurs sur de nombreux sujets de société. Aujourd'hui Donald Trump et ses proches entendent bien la réactiver pour mieux régner.
Le mouvement de contestation des joueurs de football contre les inégalités avait été lancé en août  2016 par un membre de l'équipe des 49ers, Colin Kaepernick. Le quarterback (quart-arrière) s'étant retrouvé sans club à la fin de la saison, son initiative avait fait long feu. Jusqu'à ce que Donald Trump la ravive en traitant publiquement le joueur de " fils de pute ", en septembre  2017, lors d'un meeting dans l'Alabama. En déplaçant le débat – d'une protestation contre les violences policières frappant majoritairement les Afro-Américains, il a fait une question de respect de l'hymne national et du drapeau –, le président des Etats-Unis, pourtant réfractaire aux querelles idéologiques, a renoué avec une tactique éprouvée : identifier un terrain de confrontation et sommer l'opinion publique de prendre position. Comme l'analyse Henry Olsen, spécialiste du conservatisme à l'Ethics and Public Policy Center (think  tank conservateur de Washington), désigner " un ennemi commun " permet à Trump de" réunir des factions disparates ", les divisions du camp républicain expliquant en bonne partie le manque de résultats d'envergure en ce début de mandat.
Progressistes et orthodoxesC'est en novembre  1991 qu'un jeune professeur de sciences politiques de l'université de Virginie, James Davison Hunter, publie l'ouvrage prémonitoire  intitulé Culture Wars. The Struggle to Define America (Basic Books, non traduit). Il y explique en quoi les points de conflit traversant la société, qu'il s'agisse de l'avortement, des libertés homosexuelles ou des droits des femmes, alimentent deux visions distinctes des Etats-Unis. Ces affrontements passionnels et médiatiques trouvent notamment leur origine, souligne-t-il, dans une opposition – interne aux trois grands groupes religieux américains (catholique, protestant et juif) – -entre ce qu'il appelle les progressistes et les -orthodoxes. En août  1992, lors de la convention d'investiture républicaine pour la présidentielle qui adoube pour la seconde fois George  H. W.  Bush (face au démocrate Bill Clinton), un ancien candidat ultraconservateur, Pat Buchanan, valide la thèse de Hunter.
L'enjeu de cette élection, avertit-il, c'est de -savoir " qui nous sommes "," ce à quoi nous croyons " et " ce que nous représentons en tant qu'Américains ". Pat Buchanan précise sa pensée : " Il y a une guerre religieuse dans ce pays. C'est une guerre culturelle, aussi fondamentale pour le genre de nation que nous serons que la guerre froide l'a été "(laquelle, en ce début des années 1990, vient de s'achever par une victoire écrasante des Etats-Unis). Cette guerre  culturelle, ajoute-t-il, " est une guerre pour l'âme de l'Amérique ".
Une génération plus tard, la culture war est plus présente que jamais. La lutte contre l'avortement y reste centrale, comme l'ont montré une série de lois et de décrets pris par le président Trump. Tout comme la -défense des armes à feu et l'hostilité à toute forme d'encadrement de ce marché. En atteste l'immobilisme de l'administration après le carnage survenu à Las Vegas (Nevada) le -1er  octobre, la tuerie de masse la plus importante de l'histoire contemporaine américaine.
Difficile en revanche de revenir sur certains acquis, tel le mariage homosexuel. Celui-ci a été longtemps considéré comme une hérésie par les conservateurs républicains ainsi que par certains démocrates qui avaient poussé le Congrès, en  1996, à voter une loi (Defense of Marriage Act), signée par Bill Clinton, limitant le mariage aux couples hétérosexuels. Mais, vingt ans plus tard, l'évolution est patente. La légalisation des unions entre homosexuels par la Cour suprême, en  2015, a accompagné une évolution rapide de la société, y compris dans le camp républicain. En revanche, le combat s'est déplacé vers la reconnaissance des droits des transsexuels, que Donald Trump, contre l'avis de la hiérarchie militaire, veut bannir de l'armée.
Mais le grand enjeu de la culture war, le plus clivant de tous, reste la défense d'une certaine idée des Etats-Unis, une Amérique que les -vagues de migrations et de délocalisations menaceraient de dissolution. En  2008, alors qu'il n'était pas encore élu président, Barack Obama avait décrit l'amertume des laissés-pour-compte de la mondialisation. " Ils s'accrochent aux armes à feu ou à la religion, ou à l'antipathie envers ceux qui ne sont pas comme eux, ou à un sentiment anti-immigrants ou -anti-libre-échange ", avait-il analysé au cours d'une levée de fonds de campagne. Dressant la liste, par avance, des thèmes grâce auxquels Donald Trump l'a emporté huit ans plus tard.
" Cette élection ne s'est pas jouée sur un programme politique, mais sur la question de l'identité américaine ", confirme Robert Jones, directeur du think  tank Public Religion Research Institute et auteur de The End of White Christian America (Simon and Schuster, 336 p., non traduit). La transition démographique en cours aux Etats-Unis – les Blancs chrétiens représentaient 54  % de la population en  2008, ils ne sont plus que 43  % en  2016 – nourrit chez certains une mentalité d'assiégés. Elle a convaincu une part de la communauté blanche qu'elle était victime de discriminations, et alimenté la -nostalgie d'un passé auquel le slogan de campagne de Donald Trump – " Make America Great Again " (redonner sa grandeur à l'Amérique) – rend hommage. Comme le rappelle Robert Jones, le président avait dramatisé l'enjeu dans les derniers jours de sa campagne, assurant, dans l'Etat-clé de Pennsylvanie, le 4  novembre 2016, que cette élection était la " dernière chance " pour défendre cette vision du pays. " Cela n'arrivera pas dans quatre ans. Après, ce sera fini, ça n'arrivera plus jamais ", avait-il insisté.
Rassemblement " tribal "Cette attention portée au passé s'est clairement illustrée, en août, à Charlottesville (Virginie), lors des violences qui ont opposé des néonazis et des suprémacistes blancs à des antiracistes. Les partisans de la droite radicale entendaient dénoncer le projet de la municipalité de déboulonner la statue de Robert E. Lee, général sudiste favorable à l'esclavagisme, érigée dans un square de la ville. Après la mort d'une manifestante antiraciste, renversée par une voiture que conduisait un jeune homme proche des néonazis, Donald Trump avait oscillé entre la condamnation de l'extrême droite et la mansuétude. Il avait finalement choisi de se placer sur le terrain de la défense d'un pan de l'histoire américaine – la guerre de Sécession – que menace, selon lui, un révisionnisme dicté par un mouvement d'extrême gauche.
L'importance accordée à l'héritage américain, qu'il faudrait préserver de toute corruption, a également servi de thème à deux discours prononcés en octobre par le président – l'un -devant les militants conservateurs d'une manifestation annuelle, le Values Voter Summit, l'autre dans les murs de l'Heritage Foundation, un think  tank de Washington dont le nom -décrit la raison d'être. Donald Trump a ainsi renforcé son pacte avec des courants conservateurs aux préoccupations initialement très éloignées des siennes. L'heure, selon Robert -Jones, est au -rassemblement " tribal ". Ce que traduit l'admonestation du polémiste Dennis Prager aux -républicains encore rétifs, qui ne croient pas que " l'Amérique est engagée dans une guerre -civile " dont l'enjeu est sa" survie ".
La culture war menée par Donald Trump ne va pourtant pas sans difficultés. " Tous les -sujets ne produisent pas les mêmes résultats, -estime le spécialiste du conservatisme Henry Olsen.  L'immigration, par exemple, enflamme ses électeurs, mais pas les républicains qui sont plus au centre. " La querelle du football américain, en revanche, a rassemblé le camp conservateur. Sous la pression constante du président, la National Football League s'est même résignée à proscrire les manifestations de protestation pendant que résonne le Star-Spangled Banner, l'hymne national américain. Un coup tactique magistral de Donald Trump, qui a en outre détourné l'attention des échecs en série enregistrés sur d'autres dossiers.
Gilles Paris
© Le Monde

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire