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vendredi 10 novembre 2017

Les paradis fiscaux bien orchestrés du " Boléro " de Ravel




11 novembre 2017.

Les paradis fiscaux bien orchestrés du " Boléro " de Ravel

La saga des droits d'auteur du chef-d'œuvre, pourtant tombé dans le domaine public, se poursuit de Malte aux Pays-Bas, à travers une cascade de sociétés

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Qui ne connaît pas le Boléro de Ravel ? Depuis la création du ballet, en  1928, son succès n'a jamais faibli, il serait joué tous les quarts d'heure quelque part sur Terre. Cette aventure unique en cache une autre, moins glorieuse. Une histoire d'héritage et de bataille autour de droits d'auteur qui transitent dans une multitude de paradis fiscaux.
Le passage du Boléro dans le domaine public, en mai  2016, semblait devoir y mettre un point final. Mais l'enquête des " Paradise Papers " atteste le contraire. L'odyssée commence à la mort de Maurice Ravel, le 28  décembre 1937. Célibataire, sans enfants, il n'a pas laissé de testament. Son frère Edouard hérite de sa maison de Montfort-l'Amaury (Yvelines) et des droits sur ses œuvres. Il transforme la première en musée et profite des seconds pour créer une fondation.
En  1954, Edouard et sa femme sont victimes d'un grave accident de la route. Ils embauchent une masseuse, Jeanne Taverne, 48  ans, également fabricante de boutons et vendeuse de canaris. Deux ans plus tard, l'épouse d'Edouard meurt. Jeanne Taverne et son mari, Alexandre, s'installent dans la maison d'Edouard, à Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-Atlantiques). Elle devient sa gouvernante ; lui, ancien mineur, puis coiffeur, fait office de chauffeur. Pour les mettre à l'abri du besoin, Edouard leur cède la villa de Saint-Jean-de-Luz. Il déclare vouloir céder 80 % des droits d'auteur à la Ville de Paris, mais, de retour au Pays basque, il change d'avis et fait de Jeanne Taverne sa légataire universelle.
La santé d'Edouard décline. L'ambiance dans le couple -Taverne aussi ; il divorce en février  1960 : Jeanne et Edouard ont décidé de se marier. Mais Edouard meurt en avril, avant la noce. Jeanne Taverne paie donc l'impôt sur la succession… et réépouse son ex-mari.
A l'abri du fiscDésormais à la tête d'une fortune, le couple voit débarquer de Suisse les petits-cousins du compositeur, qui accusent les époux Taverne de captation d'héritage. Après dix ans de procédure, la Cour de cassation les déboute. Jeanne est morte en 1964, c'est donc le bienheureux Alexandre qui hérite des 36  millions de francs (48,6  millions d'euros d'aujourd'hui) bloqués par la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) pendant le conflit.
Surgit un autre personnage, Jean-Jacques Lemoine. Il a fait toute sa carrière à la Sacem. Chef du contentieux, c'est lui qui a bloqué les droits des compositeurs juifs en  1941… Dans les années  1960, il est numéro  deux de la Sacem et a vu grossir le bas de laine Ravel. Parti en retraite anticipée en  1969, il devient l'année suivante avocat, avec un client : Alexandre Taverne. C'est lui qui va gérer la fortune de l'héritier.
Lemoine commence par s'attaquer à l'éditeur historique de Ravel, René Dommange, patron des Editions Durand. Un vieux -contrat laissait à l'éditeur 75 % des droits. Le duo Taverne-Lemoine menace de faire tout gérer depuis les Etats-Unis… et récupère le catalogue, laissant juste à Durand la moitié des revenus des partitions : la pelote grossit encore.
Pour la faire fructifier, Lemoine incite Alexandre Taverne à se mettre à l'abri du fisc. Une société, -Artist Rights International Management Agency (Arima), est créée aux Nouvelles-Hébrides (devenues Vanuatu). La première d'une longue série d'entités dans les paradis fiscaux, Gibraltar, Panama, les îles Vierges et enfin Monaco. Les noms changent, souvent des variations sur les initiales d'Arima, mais pas seulement, Kenton, Nordice ou Redfield…
Les années passent. Alexandre Taverne s'est remarié avant de  mourir, en  1973. Sa seconde femme, Georgette, a hérité de la propriété artistique de Ravel. Elle s'est installée à Gstaad, en Suisse, pays dont Jean-Jacques Lemoine a pris la nationalité, avant de gagner Monaco : hormis pour la -Sacem, qui perçoit et redistribue les droits, l'affaire se joue désormais hors de France. Mais lesdits droits dépendent de la loi française, qui accorde aux héritiers une protection de cinquante ans après la mort de l'auteur, rallongée par les années de guerre – en mai 1996, l'œuvre devait donc tomber dans le domaine public.
Sauf qu'en  1986, Jack Lang, le ministre de la culture, décide d'ajouter vingt ans à la protection des œuvres musicales. L'homme qui l'a convaincu est président de la Chambre syndicale des éditeurs de France et nouveau patron des éditions Durand : Jean-Noël de Scarano. Son catalogue, dont Ravel est le joyau, retrouve une nouvelle jeunesse. Lors de la revente de sa maison au géant Bertelsmann, en  2000, il a réalisé une considérable plus-value.
Nouvelle jeunesseL'échéance est maintenant programmée pour mai  2016. Avec une nouvelle génération de joueurs. Jean-Jacques Lemoine est mort en  2009, à 99  ans. Le prince Albert a rendu un vibrant hommage à l'infatigable défenseur… du droit d'auteur. Le rentier de Monaco a, il est vrai, légué l'intégralité de ses biens à la Fondation Sancta Devota de soutien aux " œuvres de bienfaisance monégasques " qu'il a créée.Dans la corbeille, la société Arima, qui touche toujours 10 % des droits de Ravel.
Georgette Taverne, de son côté, a poussé son dernier soupir en 2012. Sa fille, née d'un premier mariage, Evelyne Pen de Castel, a récupéré la propriété artistique du Boléro et des autres pièces de Ravel. C'est elle – la fille de la seconde femme du mari de la gouvernante du frère du célèbre compositeur, si l'on suit bien – qui dispose du droit moral de l'œuvre. Elle aussi qui perçoit, par l'intermédiaire de ses sociétés, les 90 % des quelque 1,5  million d'euros annuels de droits patrimoniaux. Est toujours présent Jean-Noël de Scarano, l'ancien éditeur, qui -conseille désormais la nouvelle héritière. Le temps presse : dans une grande partie de l'Europe, la musique de Ravel n'est plus protégée depuis  2008. Reste l'Espagne, où les droits courent jusqu'en  2018, et les Etats-Unis, jusqu'en  2025. Mais, à elle seule, la France génère la moitié des ressources.
Quatre semaines avant l'échéance, coup de théâtre : les -héritiers d'Alexandre Benois (1870-1960), le décorateur d'origine du  ballet, demandent à la Sacem la  reconnaissance de leur aïeul comme co-auteur de l'œuvre. " En  2005, déjà, nous avions contacté la Sacem, qui nous avait dit de nous rapprocher de la succession Ravel, explique Dimitri Vicheney, petit-fils du peintre. Nous avons écrit à l'héritière en  2010, qui ne nous a jamais répondu. Puis, en  2014, ils sont revenus vers nous et ils ont accepté notre demande de coauteur. " Pourquoi ce changement de pied ? Dimitri sourit : " Mon grand-père est mort en  1960. Ça prolongeait d'autant leurs propres droits. Avec nous, ils devaient partager, mais, sans nous, ils perdaient la totalité. "
" Petites gens "Sauf que, pour la Sacem, la demande n'est pas recevable. Déposée près de quatre-vingt-dix ans après la création de la pièce et à la veille de son entrée dans le domaine public, elle semble un peu opportuniste. Surtout, avance son conseil d'administration en mai  2016, aucun document ne prouve qu'Alexandre Benois a bien conçu l'argument du ballet. Le Boléro entre donc dans le domaine public en 2016.
Les deux successions n'ont pas pour autant baissé les bras. Elles ont présenté en juin de nouveaux documents à la Sacem, qui les a rejetés fin septembre. Vont-elles assigner la société devant le tribunal ? Les héritiers Benois hésitent. Ceux du compositeur ne cachent pas leur envie d'en découdre. Pour leur avocat, Me  Gilles Vercken, la Sacem a " outrepassé ses droits ". Elle aurait tenté d'utiliser le Boléro pour " donner des gages de sa vision équilibrée du droit d'auteur ". Et aurait du même coup nourrit un vieux " procès en illégitimité " des héritiers Ravel, qui tiendrait pour lui du " racisme social ". " Quand Pierre Bergé hérite du droit moral de Cocteau, personne n'y trouve à redire. Mais quand ce sont des petites gens… "
Le reste – les sommes faramineuses perçues, la cascade de sociétés offshore – ne relèverait que de pratiques anciennes. " On en est sorti, insiste l'avocat. Il y a trois sociétés installées en Hollande qui gèrent les droits de manière dynamique et active. Comme l'ont fait les Rolling Stones ou Apple. Il y a une vérification fiscale tous les ans. " La Hollande, qui, " ça ne vous a pas échappé, appartient à l'Union européenne ",sourit-il.
Les " Paradise Papers " ont -toutefois mis au jour une autre société, Admira International Music  Limited, créée en  2007 par Evelyne Pen de Castel et son mari, le compositeur Michel Sogny : pas aux Pays-Bas mais à Malte, le plus opaque des paradis européens.
A quoi a servi Admira (quasi-anagramme d'Arima) ? Me  Vercken a assuré au Mondeque " la -société maltaise a bien existé, mais  n'a jamais fonctionné, ce qui explique d'ailleurs sa radiation ". Admira a bien été radiée du re-gistre maltais en  2016, car elle n'avait pas apporté les rares do-cuments comptables réclamés  par les autorités de l'île. Par  ailleurs, s'il n'a pas été pos-sible de vérifier l'étendue de ses  activités commerciales, la société n'est pas restée inactive. En  2013, elle a ainsi vu ses -statuts modifiés. Ses deux -gestionnaires maltais ont démissionné et ont été remplacés par  ses deux actionnaires uniques – à savoir le couple Sogny.
La succession Ravel n'a pas souhaité fournir davantage de précisions. " Notre position, c'est que les gens sont libres d'organiser leur activité comme ils le souhaitent, a souligné Me  Vercken. Cela relève de la sphère privée. "
Nathaniel Herzberg
© Le Monde

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