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samedi 8 décembre 2018

« Je suis au RSA, je ne me sens pas autorisé à défiler » le 8.11.2018


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POUR MÉMOIRES|PAR FLORENCE AUBENAS
« Je suis au RSA, je ne me sens pas autorisé à défiler »
Un tracteur, deux tracteurs, trois tracteurs, puis un camion de cailloux. Plus personne pendant un moment. Un autre tracteur, un autre camion de cailloux, une voiture, deux voitures. Plus personne.
« C’est cuit », dit le Chef, sans quitter la route des yeux. L’après-midi n’en finit pas de s’étirer, misérable, à la station-service. Un gars s’arrête, pas quelqu’un d’ici, ça se voit tout de suite. On le dirait perdu. « Je vais à Maubeuge [Nord], j’ai dû louper l’embranchement avec la nationale 2.
– Non, non, vous êtes dessus », soupire le Chef.
C’est bien elle qui passe devant la station, toute droite, une seule voie dans chaque sens, gondolée et maculée de terre. On la croirait sortie d’un western, s’il n’y avait autour cette campagne somptueuse, ce bocage d’un vert tendre, ces fermes basses en briques rouges.
La Thiérache, tout au bout de la France, s’étire sur 50 kilomètres le long de la Belgique : pas de bus, peu de gares et la seule nationale 2 pour horizon.
La station-service du Chef affiche 10 centimes plus cher que les hypermarchés. Le visiteur hésite devant les pompes. En France, on s’est mis à compter en centimes. Ou en milliards. Comme s’il n’y avait plus rien au milieu.
La mairie de La Flamengrie (Aisne), 1 200 habitants, est 3 kilomètres plus loin.
« Tu dirais qu’on est une région sinistrée, Lydie ? », lance Nicole Meurisse, Mme la maire, à Lydie, la secrétaire.
– Y’a pire. »
La commune a fait tout son possible pour qu’Emmanuel Macron s’arrête ici. « Il faut lui montrer un autre univers. »

Premier cessez-le-feu

Historiquement, une raison existe : un coup de clairon. Dans une pâture toute proche, le poilu Pierre Sellier a sonné le premier cessez-le-feu, le 7 novembre 1918 vers 20 heures, après cinquante-deux mois de guerre. Pour la cérémonie, d’habitude, ils sont une quarantaine, pas plus, au village.
Dans sa cuisine à La Flamengrie, Thérèse, nounou à la retraite, a l’impression d’être tombée dans un trou de mémoire. Pas d’accord avec la version officielle. Une injustice. En vérité, le coup de trompette historique aurait été donné par son grand-père, un certain Albert Liénard. Ça se serait passé à la même date, au même endroit, mais plus tôt, à 13 h 30.
La troupe française venait de prendre d’assaut la ferme Mercier, derrière un talus. Soudain, les tirs s’arrêtent. Le silence. Des soldats allemands apparaissent avec un drapeau blanc. Personne ne s’y attendait, pas plus Liénard que Sellier ou n’importe quel autre. Mais c’est au premier que le gradé fait sonner le cessez-le-feu.
Pour récompense, un choix lui est offert : soit 20 francs de prime, soit 48 heures de permission et la reconnaissance officielle de la patrie. Liénard calcule qu’il passerait ces deux journées à travailler, chacune pour la somme de 5 francs. « J’aurais été perdant », expliquera-t-il plus tard à un journal local, pendant une commémoration.
Plutôt que d’entrer dans l’histoire, il préfère donc retourner à sa ferme, ses huit vaches et ses deux chevaux de labour. La Thiérache, à l’époque, était une terre prospère, des filatures, des verreries, des usines, des laiteries. « Pays rouge », disait-on, d’où démarraient beaucoup de grandes grèves, jusqu’aux années 1970. Le clairon Liénard lui-même s’affichait socialiste, un ami de Léo Lagrange.
« Moi, personnellement, je suis Front national », dit sa petite-fille. Et cette reconnaissance, négligeable pour le grand-père, lui semble aujourd’hui un trésor.
A La Flamengrie, Marine Le Pen est arrivée en tête au second tour de la présidentielle, en 2017. Son score a grimpé, en même temps que le chômage, à 15 % de la population active en Thiérache, record de France. « Aujourd’hui, on parle même de fermer Carrefour, s’affole Rihanna, jeune mère de famille. Les gens en activité aussi se sentent en danger, y compris nous qui avions l’habitude de ne pas être malheureux. » Elle s’estime encore « à l’aise » : tout compte fait et avec deux salaires, il leur reste 7,12 euros pour manger chaque jour à quatre personnes.

La « tournée » de Macron

Rihanna ne connaît aucune histoire de clairon, ni celle de Sellier, ni celle de Liénard. Et « l’itinérance mémorielle » d’Emmanuel Macron pour se rapprocher des Français ?
« La quoi ?, elle demande. Je comprends pas. Sa tournée, vous voulez dire ? »
A la station-service du Chef, un ancien agriculteur devenu chanteur de karaoké fait le plein de sans-plomb. On discute à la caisse, comme au bistrot, pour savoir qui ira manifester avec les « gilets jaunes » contre l’augmentation de l’essence. Ou bloquer la nationale 2 pour l’arrivée du président, parce que ça fait vingt ans qu’on promet d’en faire une quatre-voies.
Un petit blond s’excuse de ne pas s’en mêler. « Il ne gagne pas d’argent, il le touche », explique à sa place un autre conducteur. Le petit blond confirme. « Je suis au RSA [revenu de solidarité active]. Je ne me sens pas autorisé à défiler. » Il a arrêté de voter aussi.

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