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mardi 11 décembre 2018

HISTOIRE et MÉMOIRE : « On y allait parce qu’on nous disait d’y aller. C’est intime, la guerre » le 9.11.2018

HISTOIRE et MÉMOIRE




POUR MÉMOIRES|PAR FLORENCE AUBENAS

« On y allait parce qu’on nous disait d’y aller. C’est intime, la guerre »
RETHONDES (OISE) - envoyée spéciale
Et si on mettait un drapeau français sur la façade ? Le voisin – un noble avec la Légion d’honneur – a sorti le sien, et des propriétés sur les berges de l’Aisne l’ont accroché à leur portail. « Je vais aller en acheter un à la Foir’fouille sur la zone commerciale de Compiègne »,s’emballe Christine. Avec René, elle tient la crêperie de l’Armistice, tout près de la Clairière de Rethondes, où Emmanuel Macron et Angela Merkel commémoreront la fin de la guerre 1914-1918.
Des villages sont joliment semés au milieu de la forêt comme les cailloux du Petit Poucet. L’immobilier a décollé depuis un moment déjà. La fibre va arriver. Bientôt, le Père Noël passera en calèche dans les rues de Rethondes. « Rien d’exceptionnel, mais un bon niveau », commente un cadre, trois enfants, deux voitures, deux boulots. Les résultats de la dernière présidentielle l’avaient rassuré. Soyons honnêtes : il voulait y croire. Et maintenant, il la sent revenir, la sale petite peur.

Gilets jaunes infiltrés

Sur les lieux de la cérémonie, un responsable de la sécurité manque d’avaler son portable. Doigt accusateur vers un groupe en tenue fluo : « J’y crois pas. Même ici des « gilets jaunes » commencent à s’infiltrer. » Les révolutionnaires se révèlent des employés chargés des pelouses. Mais en effet, des gilets se sont mis à apparaître sur les pare-brise, y compris ceux des deux maires de Rethondes, l’ancien et le nouveau. « C’est ma femme qui voulait », sourit l’un, timidement. Et l’autre : « C’est mon fils. »
Grâce à l’autoroute et à la gare de Compiègne, beaucoup travaillent à Roissy ou à Paris. La vogue des maisons de campagne a été remplacée par celle du « vivre au calme ». Bien sûr, le train reste un peu cher, le péage aussi. « C’est bien pensé : ça trie la population, sinon on deviendrait une banlieue », indique un responsable des ressources humaines. Les grèves à la SNCF lui ont semblé le premier coup de semonce. « Je me suis soudain senti fragile : j’arrivais en retard, comme tout le monde. Tout ça peut voler en éclats. »
A coté de l’Auberge du Pont, une échoppe « épicerie-tabac-baguette » vient de remplacer le préhistorique bistrot. « Le désert avance partout, on le voit : je m’applique à y faire mes courses », proclame une enseignante qui achète des escalopes cordon-bleu en barquette. On n’est pas à Laon, plus profondément enfoncé dans les Hauts-de-France, avec son centre-ville en déshérence et ses réunions publiques sur la débâcle du petit commerce. La dernière a fait le plein, organisée par la section anarchiste locale : c’est elle qui a racheté la dernière bijouterie en face de la cathédrale pour installer son local, histoire de prendre position si le Front national décrochait la ville.
Adjoint au maire à Tracy-le-Mont, près de Rethondes, Jean-Jacques Zalay a constaté que « la vie se fait plus difficile, les pratiques et les mentalités bougent ». On continue de s’occuper de soi, mais en groupe. On se rassemble avec les voisins – « même ceux avec qui on est disputé » – pour des livraisons de fuel ou du covoiturage. On manifeste tous ensemble, mais chacun dans sa bagnole. Un orthophoniste n’ira pas au prochain blocage des « gilets jaunes ». « J’ai l’anniversaire de ma femme. Mais la prochaine fois, sûr. »
Jacques Leblond, président local des anciens combattants, a reçu son invitation pour la cérémonie Macron-Merkel. Il hésite. Ne se sent pas à sa place. Son grand-père a fait 14-18, son père la seconde guerre mondiale, lui a été parachutiste en Kabylie, sous les ordres du colonel Bigeard. Aucun d’eux n’a jamais raconté sa guerre, lui pas davantage que les autres. Leblond trouve que l’indépendance de l’Algérie était une bonne chose. Pourtant, « on s’est battu là-bas. Pour qui, pour quoi ? Ce n’est pas un élément qu’on prenait en compte. On y allait parce qu’on nous disait d’y aller. C’est intime, la guerre. »

« Fallait tout oublier »

En 1962, il revient à Rethondes avec quatre décorations et « à moitié fou », se demandant s’il est sur terre, oui ou non. « Fallait tout oublier, c’est ce qu’on nous disait. » Ça dure une bonne année, peut être plus. Sa femme lui répétait « calme-toi », surtout la nuit avec ses cauchemars. Il finit par rentrer à l’usine. « Je me suis apprivoisé de moi-même à la vie. »
Il a bien senti que son fils devait avoir ses questions à lui, sans oser les poser, le jour où il lui a demandé de faire à son tour un saut en parachute. Leblond le lui a offert, mais il n’a réussi à lui parler de rien d’autre que de cette solitude superbe et du silence où bat seulement le bruit du vent sur la toile qu’il connaissait en flottant dans les airs. Finalement, Leblond ne se rendra pas à la commémoration officielle. Il ira à l’aquagym avec l’hôtesse de l’air qui vit plus haut dans la rue

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