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dimanche 11 juin 2017

Quand la loi des marchés s’étend à la politique....En avant vers le radieux parti unique !




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Un article prémonitoire ! 


Juin 1995


Quand la loi des marchés s’étend à la politique

En avant vers le radieux parti unique !

Comme ailleurs en Europe, la récente élection en France a montré combien la vie démocratique a tendance à se conformer à un modèle politique unique. L’alternance suscite d’autant moins de débats qu’elle se joue entre des candidats et des formations présentant des programmes quasiment similaires. Entre-temps grandit le nombre des exclus qui n’ont pas voix au chapitre, et gagne du terrain une xénophobie entretenue et comme légitimée par un arsenal de législations restrictives.

En avant vers le radieux parti unique !
 
En portant à l’Élysée un jeune sexagénaire en place d’un vieillard épuisé par la maladie et quatorze années d’excès de pouvoir, la France est enfin « sortie des griffes du socialisme ». Prête à « redevenir un phare pour tous les peuples du monde (1) », que l’on sait pressés de retrouver ce guide irremplaçable. Promis par le nouveau président de la République, le changement va s’accomplir.
A la grande joie de ceux qui, si l’on en juge par les résultats, brûlaient d’impatience : les électeurs de Neuilly-Auteuil-Passy, le triangle d’argent de la capitale, au bord du désespoir. Les beaux quartiers ont fait des scores à la soviétique. Si M. Chirac a obtenu 72,43 % des suffrages exprimés dans son fief imprenable d’Ussel en Corrèze, il en a rassemblé 79,59 % dans le huitième arrondissement, 83,20 % dans le seizième et, record absolu, 85,88 % à Neuilly. Pour réaliser de telles performances, il lui aura fallu récupérer la quasi-totalité des voix de MM. Balladur, de Villiers et Le Pen, autres meneurs du changement.
Ainsi ont fait retour à leur famille naturelle ceux qui, à droite — un phénomène semblable, de moindre amplitude, se produisant à gauche —, s’étaient égarés au premier tour dans des votes populistes. S’attirant les foudres des meilleurs éditorialistes et politologues, unanimes à dénoncer des comportements qui retardent la nécessaire modernisation, à l’américaine, de la démocratie française. Les choses rentraient bientôt dans l’ordre par les seules vertus d’un mode de scrutin ne permettant le maintien que de deux candidats au second tour. Une règle que l’on rêverait d’appliquer dès le premier quand, succédant à la cacophonie et aux outrances de candidats multiples, le débat bien tempéré entre MM. Chirac et Jospin révélait aux citoyens les plus attentifs les subtiles différences pouvant exister entre un « programme pour le changement » et un « programme pour le vrai changement ».
Restait aux marchés à valider l’élection avant même la proclamation officielle des résultats ; ces nouveaux acteurs de la démocratie, d’un naturel perpétuellement inquiet et d’une sensibilité à fleur de cote, partageant désormais avec le peuple la souveraineté nationale. Ils le firent, saluant la victoire du maire de Paris d’une simple hausse de courtoisie sans l’enthousiasme manifesté à l’égard des socialistes en 1988, craignant sans doute davantage l’aptitude du nouveau président à changer d’avis qu’à changer la vie. Au reste, le souci de l’élu est surtout de changer la sienne, comme l’avaient révélé les prédécesseurs. Depuis, au dire de la presse, « la composition du gouvernement, rajeuni et féminisé, n’a pas entièrement convaincu les marchés  (2) ». C’est pourtant leur confiance, autant que celle de la majorité parlementaire, qu’il devra obtenir pour continuer à gérer les affaires courantes du pays, après être allé à Strasbourg faire allégeance à la zone mark, rappelant la volonté de la France de s’intégrer à l’aire de coprospérité européenne. La mystification aura été complète.
Au terme d’une campagne en forme de comédie dramatisée pour la promotion de produits anciens tout juste recyclés (M. Chirac occupe, à droite, de hautes fonctions politiques depuis plus de trente ans, et M. Jospin, à gauche, depuis plus de quinze ans), la France, comme d’autres pays d’Europe, se normalise et entre à son tour dans un système de parti unique, seul toléré dans les régimes de « démocratie de marchés ». Elle le fait au profit d’une droite lourdement majoritaire qui occupe désormais la totalité du pouvoir politique : présidence de la République, gouvernement, présidence et majorité écrasante dans chacune des deux Assemblées parlementaires (plus de 700 députés et sénateurs sur environ 900), présidence et contrôle de la plupart des régions et départements en attendant les résultats des municipales. Si l’on y ajoute les liens étroits avec la parentèle des milieux d’affaires qui détient le pouvoir économique et financier, la domination conservatrice est sans précédent dans toute l’histoire nationale. Dans un premier temps, ce qu’il faut donc craindre, « c’est moins le bruit des bottes que le silence des pantoufles  (3) ».

Adieu à la majorité des citoyens

La France compte environ 58 millions d’habitants, dont 43 millions d’électeurs. 40 millions sont inscrits sur les listes électorales, les autres ayant négligé de le faire ; 8 millions se sont abstenus au second tour de l’élection présidentielle, le 7 mai 1995 (8,5 millions au premier tour, le 23 avril) et 2 millions ont voté blanc ou nul (1 million au premier tour). Au total, 13 millions d’électeurs, un petit tiers (30 %), ne se sont prononcés ni pour M. Chirac, élu avec 15,7 millions de voix, un gros tiers (37 %), ni pour M. Jospin, battu avec le tiers restant, 14,2 millions de voix (33 %). Un déplacement de 800 000 voix, moins de 2 % du corps électoral, du vainqueur sur le vaincu aurait suffi à inverser le résultat. Pas plus que les marchés, les Français n’ont manifesté un enthousiasme excessif à l’égard du nouveau président de la République.
Ainsi, malgré le mode de scrutin conçu à cet effet, le président est de moins en moins en mesure de réunir les suffrages d’une majorité de citoyens, condition pourtant nécessaire à la légitimité du pouvoir en démocratie. Il en est de même au Parlement, où la droite, aux élections de mars 1993, a obtenu 80 % des sièges avec 25 % des électeurs. Rien là de quoi inquiéter sérieusement nos experts. Simple signe de la modernisation politique de la France, qui rejoindrait progressivement les États-Unis, modèle démocratique dominant, où le président est élu avec un peu plus du quart des électeurs, un sur deux s’abstenant et même deux sur trois lors des élections législatives à mi-mandat où l’on est majoritaire au Congrès avec moins de 15 % des citoyens. Ceux qui ne votent pas, ou votent blanc (4), n’existent pas.
Or leur nombre s’accroît en France (5) et dans les pays anglo-saxons, mais aussi en Allemagne et en Italie, où les taux de participation étaient traditionnellement très élevés (6). Et toutes les études montrent que les plus jeunes et les plus âgés, ceux dont les revenus sont les plus modestes et précaires, le niveau d’éducation et de formation le moins élevé, s’abstiennent davantage que les autres. Bref, les exclus de la société, ceux qui ont appris à leur dépens que « plus ça change plus c’est la même chose », sont exclus de fait de la vie politique. Le changement social, censé les concerner, se fera sans eux puisqu’ils n’ont même pas de représentants.
Quant aux autres, une sélection des suffrages exprimés tend à s’institutionnaliser avec la caution unanime des commentateurs politiques les plus avisés. Il conviendrait de séparer désormais les votes « politiquement corrects », ceux qui se sont portés sur des candidats « officiels » (en l’occurrence, MM. Balladur, Chirac et Jospin), et les autres, tous les autres, qualifiés de « protestataires ».
Les candidatures « officielles » sont celles qui ont à la fois la capacité majoritaire et l’investiture des marchés. Sous le masque de ce pluriel de majesté se cachent, à peine, les gros détenteurs mondiaux de capitaux et leurs fondés de pouvoir spéculateurs ; prosaïquement, les riches. Ce sont eux, en réalité, et non les marchés qui « s’interrogent », « s’inquiètent », « s’émeuvent », « déplorent », jour après jour, et que les politiques gouvernementales s’emploient à « rassurer » à tout prix, c’est-à-dire hors de prix. C’est de plus en plus à leurs conditions que doivent se modeler les programmes de gouvernement pour être recevables ; MM. Balladur, Chirac et Jospin s’y sont appliqués. Les engagements doivent être rigoureusement conformes aux intérêts du « big business » mondialisé : liberté des échanges et des affaires, stabilité monétaire et des prix, baisse des taux d’intérêt et des déficits publics, déréglementation et privatisations, abaissement du coût du travail et des droits sociaux. Tout écart, même verbal, est rapidement sanctionné, après avertissement, par des attaques dévastatrices sur la monnaie et les produits financiers, comme M. Chirac, poussé à la faute par M. Balladur, a pu le vérifier à ses dépens après des déclarations peu orthodoxes et avant de rentrer prudemment dans le rang (7). Chef d’État et gouvernement, en France comme ailleurs, sont sous la stricte tutelle des marchés, devant lesquels ils acceptent d’être responsables et qui peuvent les sanctionner à tout moment. La mise en jeu de la responsabilité politique du gouvernement devant les élus du peuple, vieux pilier des institutions démocratiques en Europe, déjà sérieusement ébranlé, fait soudain figure d’antiquité.
Dès lors que les grandes options économico-financières et les limitations de souveraineté imposées par les marchés sont acceptées, peu importe l’étiquette politique du candidat (ou du parti) chargé de les mettre en oeuvre ; c’est une affaire intérieure, et les marchés ne se mêlent pas de politique intérieure.
C’est ainsi que, pour être accrédités auprès d’eux, de grands partis traditionnels sont contraints à des transformations radicales. Tel le Parti travailliste britannique, à l’origine émanation et bras politique des syndicats, en passe de devenir le parti des classes moyennes après avoir rompu récemment avec ses références traditionnelles non conformes aux principes des marchés (8). Ou encore le Parti communiste italien, devenu Parti démocratique de la gauche (PDS), qui a abandonné non seulement la faucille et le marteau mais aussi toute référence à la révolution sociale, multipliant les concessions au patronat italien et aux milieux financiers européens, avec l’ambition d’être associé à la gestion du pays comme force de centre-gauche (9).
Sur ces bases s’édifie un système politique de parti unique. Après avoir, avec le concours assidu de la majorité des intellectuels, tenté de persuader les peuples de la fin des idéologies, c’est-à-dire de la fin de toute représentation d’une société différente de la société actuelle et donc de toute alternative politique, on est naturellement conduit à envisager la disparition de partis et mouvements « protestataires » qui, refusant l’évidence, sont d’un archaïsme encombrant.
Quant au parti unique, il ménage une certaine différenciation. Comme au consommateur de produits et services, il faut offrir au citoyen, sur le marché électoral, une possibilité de choix sans laquelle l’illusion démocratique risque de se dissiper. Pour les produits marchands comme pour les produits politiques, la présentation de différences formelles qui ne mettent pas en cause la conformité au modèle est une nécessité qu’expriment très bien des messages comparables, d’ailleurs empruntés à la publicité commerciale, comme « le changement » et « le vrai changement ».
Comme deux lessives, deux yaourts ou deux modèles de voiture de même catégorie vendus sous des marques différentes, les politiques proposées par MM. Chirac et Jospin sont plus semblables que différentes. De même, les politiques républicaine et démocrate aux États-Unis, conservatrice et travailliste au Royaume-Uni, chrétienne-démocrate et sociale-démocrate en Allemagne. « La concurrence oligopolistique apparaît donc comme évoluant dans une certaine limite vers une pure forme : les concurrents produisent à peu près la même chose, mais la concurrence subsiste à la fois comme choix possible entre des différences de portée limitée et comme pure possibilité de choix  (10). »
Vient alors le temps de l’"alternance courtoise", vécue pour la première fois en France ; après un débat qui fut aussi poli que fastidieux, où le consensus l’emportait sur les divergences, le vaincu s’empressa de féliciter le vainqueur — « ce qui va de soi dans toutes les autres grandes démocraties »  —, ouvrant la voie à une« démocratie pacifiée  (11) ». « Cela a donné l’impression d’une démocratie apaisée... C’est un vrai progrès. En réalité, les Français sont d’accord sauf ceux qui se sentent en dehors du jeu  (12). »
C’est bien là l’obstacle, avant le meilleur des mondes démocratiques. « Ceux qui se sentent en dehors du jeu » sont largement majoritaires : 23 à 24 millions de Français contre 19 millions qui sont « d’accord », droite et gauche confondues (total des voix obtenues au premier tour par MM. Balladur, Chirac et Jospin). Aux 12-13 millions de citoyens qui n’ont pas voté s’ajoutent les 11 millions qui se sont « mal exprimés » par un vote « protestataire » ou « populiste » allant de Mme Laguiller à M. de Villiers. Comment les faire disparaître ?
En les privant, par des modes de scrutin appropriés, de toute représentation politique. En les discréditant par un amalgame grossièrement mensonger qui autorise, en méconnaissance de toute l’histoire politique nationale, à additionner sous l’étiquette péjorative de « protestataire » ou « populiste » les voix de l’extrême droite, des communistes, des écologistes, des ultra-conservateurs et trotskistes, dont le seul dénominateur commun serait qu’ils n’adhèrent pas au pacte consensuel des candidats officiels. Or, loin d’être l’expression politique primaire d’un ras-le-bol épidermique mal maîtrisé, ces voix sont celles de quelques-unes des grandes familles traditionnelles qui, à l’exception des récents écologistes, ont structuré la vie politique française depuis des décennies et lui confèrent, comme dans tous les pays, sa spécificité. Elles ont chacune leur histoire, leur base sociale, une implantation géographique, un discours politique et se sont maintenues à travers tous les bouleversements.
Ouverte et close par deux meurtres racistes perpétrés par des membres et sympathisants du Front national — dont le candidat totalisa un record de 4,5 millions de voix sur des thèmes répressifs, antisociaux et xénophobes —, l’élection présidentielle de mai 1995 ne laissera pas à tous le souvenir d’une démocratie apaisée.
En réalité, celle-ci n’existe nulle part, hors l’artifice contraignant les citoyens à choisir soit l’une des facettes du parti unique, soit l’exclusion de la vie politique des abstentionnistes, bientôt majoritaires, comme ils le sont déjà dans le modèle démocratique américain. Car ce sont les conditions mêmes d’une démocratie apaisée qui font partout défaut quand les conflits d’intérêts s’exacerbent et que, partout, s’étendent l’inégalité des conditions, l’exclusion et les discriminations sociales (lire Claude Julien, « Brève radiographie d’une fracture sociale »). Incapables de les résorber, les partis uniques tracent la piste des extrémismes.
Destructeur de la diversité du vivant comme des identités culturelles, le productivisme néolibéral prétend étendre la loi des marchés à la vie politique, réduite à sa plus simple expression. Il n’est pas encore interdit de résister à cette volonté hégémonique dont l’histoire nous a enseigné qu’elle n’a jamais servi ni la démocratie ni les libertés.
Christian de Brie
Journaliste.

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(1) Déclaration de M. Jacques Chirac à l’Hôtel de Ville de Paris, après sa victoire, le dimanche 7 mai 1995. Voir : « L’élection présidentielle, 23 avril-7 mai 1995 », numéro spécial des Dossiers et documents du Monde , mai 1995.
(2Le Monde , samedi 20 mai 1995.
(3Alternative libertaire , mai 1995, 2, rue de l’Inquisition, 1040 Bruxelles.
(4) Lire Bernard Cassen, « Voter blanc n’est pas nul », Le Monde diplomatique , avril 1995.
(5) L’abstention au second tour de l’élection présidentielle est passée de 12,66 % en 1974 à 14,14 % en 1981, 15,78 % en 1988 et 20,34 % en 1995.
(6) Autour de 85 % en Allemagne et de 90 % en Italie.
(7Le Monde , 21 avril 1995.
(8International Herald Tribune , 2 mai 1995.
(9) Sergio Carrozo, Les Guépards , Éditions Luc Pire, Bruxelles, 1995.
(10) Olivier Burgelin, La Communication de masse , Éditions SGPP, Paris, 1970, p. 51.
(11Le Monde , 10 mai 1995.
(12) Alain Minc, dans l’émission télévisée Duel , LCI, 20 mai 1995.

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