Les tables des libraires sont toujours un signe des temps. Le curieux y aura remarqué dernièrement un « Achever Sartre » à côté d’un « Oublier Camus », et dans le genre plus anxieux un « Se méfier de Kafka ». Un brin définitif, tout cela ? Mais c’est qu’il faut y aller franco, camarades, c’est l’époque : foin des nuances et des fignolages. « De l’action, de l’action, de l’action », a décrété notre premier ministre (qui il est vrai pensait à tout autre chose). Et si ça marche, songez à quel merveilleux filon pourront exploiter les éditeurs : Neutraliser Barthes, Aligner Derrida, Dessouder Beauvoir, Abjurer Butler, Assommer Badiou… Une liste d’injonctions assassines à l’infinitif des recettes de cuisine, joli programme.
Ce sera sans fioriture, assume en effet l’auteur d’« Oublier Camus » (La Fabrique), Olivier Gloag, qui fonce sur son sujet sans le rater, au risque parfois de la grossièreté. Camus ne fut pas de l’engagement anticolonialiste qui honora plusieurs grandes figures intellectuelles françaises ? On le savait. Accumuler une à une toutes ses ambiguïtés sur le sujet, en faire un bilan accablant, pourquoi pas ? Il est vrai que Camus est aujourd’hui devenu une telle référence qu’on en oublie l’ombre au tableau. Mais aller jusqu’à écrire que l’auteur des « Justes » « se complaît dans le rejet du savoir, des Lumières, de l’Histoire », est-ce bien raisonnable ? L’essai se termine sur la nécessaire redécouverte de Sartre. Oublier Camus, sauver Sartre, ou comment faire du vieux avec du vieux.
Plus engageant est le « Achever Sartre » (Grasset), de Laurent Touil-Tartour. Ici point de compte à régler mais un pari intellectuel sur le couple formé par l’auteur de « la Nausée » et l’ex-chef de la Gauche prolétarienne, Pierre Victor. On connaît l’histoire : le testament philosophique de Sartre, « L’espoir Maintenant », paru dans « Le Nouvel Observateur » en 1980, émut tant ses fidèles pour l’aggiornamento qu’il comportait, qu’on le prétendit écrit sous influence. « Détournement de vieillard », avait diagnostiqué Olivier Todd. L’essayiste fait l’hypothèse inverse : et si c’était Sartre qui avait fait du militant radical l’homme qu’il va devenir ? Lui qui avait transformé Victor en Benny Levy, l’avait propulsé vers la lecture de Levinas et l’étude de la Torah ? Détournement de révolutionnaire, en somme. Là aussi, le livre pousse les limites et sera frappé d’anathème. Sauver Sartre, Oublier les sartriens. Il faut toujours un peu de mauvaise foi, un brin de poigne, pour être intéressant.
Chers éditeurs, maintenant vous avez la recette. Vous avez dit recette ? Une nouvelle idée nous effleure : et si on essayait Fouetter Foucault, Rectifier Deleuze, Roussir Marx, et peut-être même, allons, Caraméliser Morin ? A la longue, cependant, le même plat fatiguerait les papilles...
Julie Clarini
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