Devant l'étroite porte du tribunal pénal de Tachkent, un petit groupe célèbre des retrouvailles impromptues dans un joyeux brouhaha. Venus séparément assister à un procès, des reporters étrangers et des militants des droits de l'homme déclinent leurs années d'absence en Ouzbékistan comme une ligne supplémentaire sur leurs cartes de visite.
" Je n'étais pas revenu depuis quinze ans ", témoigne un journaliste russe de
Novaïa Gazeta.
" Huit ans sans visa ", précise un Britannique. Pour sa part,
Le Monden'avait plus été autorisé à mettre le pied dans cette ex-république soviétique d'Asie centrale, comptant 33 millions d'habitants, depuis 2005. Treize ans déjà, jusqu'à cette opportunité : l'organisation, dans la capitale ouzbèke, le 27 mars, d'une conférence internationale pour la paix en Afghanistan.
L'ONG Human Rights Watch
(HRW) est de retour aussi. Son représentant, Steve Swerdlow, confirme avoir obtenu depuis six mois le droit d'aller et venir pour un an.
" D'habitude, ici, nous aurions eu droit à cent policiers en uniforme ", observe Sourat Ikramov, 77 ans, en promenant autour de lui un regard pétillant. Ce -défenseur local et respecté des droits de l'homme, qui n'a jamais quitté le pays, dit vrai : ce 26 mars, près du tribunal, seules quelques ombres en civil tournicotent derrière les arbres. Pour un peu, on se congratulerait.
A l'intérieur de la salle d'audience, le procès d'un autre journaliste, Bobomourod Abdoullaïev, commence. Poursuivi avec un autre blogueur, Khayot Nasredinov, pour
" extrémisme " et complot dans le but de
" renverser l'ordre constitutionnel de la République ouzbèke " – ainsi que deux entrepreneurs accusés d'avoir " sponsorisé " son site d'information –, il raconte sa détention depuis septembre 2017, les tortures dont il a été l'objet, les pressions, les menaces sur sa famille. Il décrit ses interrogatoires dans les sous-sols des services de sécurité avec, posés bien en évidence sous ses yeux, le câble dont on s'est servi pour le frapper, les pinces et la bouilloire destinée à l'ébouillanter, pour l'impressionner. La nouveauté, c'est qu'Abdoullaïev livre ce témoignage, en détail, devant un juge et des observateurs.
Ouverture des frontièresIl flotte comme un air de printemps en Ouzbékistan, et pas seulement à cause des arbres en fleurs et de la douceur des températures. Dirigé d'une main de fer pendant vingt-six ans par Islam Karimov, premier et unique président avant et après l'indépendance acquise en 1991, lors de la chute de l'Union soviétique (URSS), le pays connaît un début de " perestroïka ".
Elu en décembre 2016 après la mort du despote, son ancien premier ministre, Chavkat Mirziyoyev, 60 ans, s'est lancé à un rythme effréné dans une série de réformes inédites. Le som, la monnaie locale, est devenu convertible. Les monopoles d'exportation ont été supprimés, les cadres dans les administrations ont été changés – près de sept cents, rien qu'au ministère des finances. Le travail n'est plus obligatoire dans les champs de coton pour les étudiants et leurs enseignants.
Dans l'impasse depuis des années, les relations avec les pays voisins qui enclavent le territoire, le Kazakhstan au Nord, le Tadjikistan et le Kirghizistan à l'Est, le Turkménistan et l'Afghanistan au Sud, ont connu une subite embellie avec l'ouverture de frontières longtemps barricadées.
Début mars, Chavkat Mirziyoyev s'est rendu au Tadjikistan qui n'avait plus accueilli un chef d'Etat ouzbek depuis dix-sept ans, pour une visite saluée comme un événement " historique ". Un précédent déplacement au Kirghizistan, où résident de nombreuses communautés ouzbèkes, a permis de sceller une réconciliation inimaginable il y a peu encore. Entre les deux pays, les tensions ont été récurrentes et violentes, notamment lors des massacres interethniques dans la vallée mitoyenne d'Och, en 2010. Avec tous les voisins de la région, les droits de douane ont été réduits, voire supprimés, dans la limite de 2 000 dollars (1 630 euros) pour les particuliers. Partout, de nouveaux points de passage ont surgi. Une nouvelle étape est prévue en 2019 avec la suppression des " visas de sortie ", obligatoires jusqu'ici en dehors de l'ex-bloc soviétique.
Fidèle lieutenant de Karimov, dont il a été le premier ministre de 2003 à 2014, Chavkat Mirziyoyev s'est converti à l'ouverture.
" C'est un impatient impulsif qui a une vision beaucoup plus réaliste de la situation que son prédécesseur vieillissant, décrypte un expert occidental.
Mirziyoyev est surtout conscient que, s'il veut développer l'économie et attirer des investisseurs étrangers, il faut améliorer l'image du pays. "
A la tête des redoutables services de sécurité ouzbeks (SNB) durant vingt-trois ans, l'ancien colonel du KGB, Roustam Inoïatov, principal artisan des massacres de 2005, à Andijan, dans la vallée de Ferghana, où des centaines de civils ont été tués, a donc été remercié. Devenu " conseiller " de la présidence, son immunité est toutefois assurée. Pas celle de son numéro deux, qui croupit en prison, condamné à perpétuité pour trafic de stupéfiants.
Le SNB, un Etat dans l'Etat, contrôlait en sous-main toute l'économie et exerçait une répression impitoyable contre toute voix discordante. Sa reprise en main, sous la direction, désormais, d'un civil, l'ancien procureur général, s'est accompagnée de la libération de vingt-sept prisonniers politiques dont celle du journaliste le plus longtemps emprisonné dans le monde : le 3 mars, Youssouf Rouzimouradov est sorti de sa geôle, après dix-neuf ans de captivité.
Près de dix-huit mille personnes soupçonnées de sympathie islamiste ont également été retirées des " listes noires ", sans être pour autant réhabilitées.
" Un jour, la question de la réparation pour tous ces gens dont la vie a été brisée se posera ", confie avec optimisme Sourat Ikramov.
L'ère Karimov peut aujourd'hui être critiquée, moyennant quelques ratés dans la voie ouverte par son successeur. Début mars, le déplacement, à Samarcande, une région située dans le Sud, du président Mirziyoyev a été ternie par la mort d'une enseignante heurtée par un camion alors qu'elle nettoyait la route que devait emprunter le cortège officiel avec un
metli, un balai traditionnel en paille. Un travail forcé officiellement supprimé, en réalité toujours pratiqué.
" Des exemples comme ça, il y en a à la pelle ", a fustigé le journaliste Nikita Makarenko, dans un audacieux éditorial paru sur le site ouzbek russophone
Gazeta.uz, en évoquant des
" “
villages Potemkine”
dans lesquels personne ne veut vivre ".
Dans un rapport de trente-sept pages, rendu public le 28 mars, intitulé " Vous ne pouvez pas les voir, mais ils sont toujours là ", HRW dénonce, de son côté, la persistance de brimades et de pressions quant à la liberté d'expression.
" Bien sûr, les profondes réformes engagées depuis un an et demi et l'éradication de la corruption créent des résistances. Au sein de l'establishment,
certains pensent qu'un petit groupe qui contrôlait tout était bien mieux, mais le président est un homme pragmatique, ouvert au dialogue et aux compromis ", assure Sodik Safoïev, ex-ministre des affaires étrangères, devenu vice-président du Sénat.
" Scénario Gorbatchev "La marche forcée vers la modernisation du pays – qui se traduit aussi par la destruction de quartiers, avec expulsion des habitants à la clé – n'est pas exempte d'un contrôle toujours étroit exercé notamment dans le domaine religieux.
Le rôle des " mahalla ", les chefs de quartier, a été renforcé, et les imams, convoqués, ont reçu pour consigne de prévenir toute tentation radicale en échange d'une pratique de l'islam traditionnel, en pleine expansion. Des concours de lecture du Coran sont organisés par les autorités. Des sites Internet exercent une influence rigoriste de plus en plus grande auprès de la population.
" On ne veut pas être démocrates, plus communistes, du coup on assiste à une montée en puissance du conservatisme ", témoigne Axhmed, un jeune entrepreneur.
" Certes, les gens ont plus de liberté, ils voient les changements, mais ils n'en perçoivent pas les bénéfices, les salaires sont restés les mêmes et l'inflation grimpe, met en garde Vladimir Paramonov, fondateur du cercle de réflexion baptisé " Central Eurasia ".
Si la situation économique ne s'améliore pas,
alors ce sera le scénario Gorbatchev. "
Pour l'heure, sans opposition, Chavkat Mirziyoyev hâte le pas pour effacer les traces de son prédécesseur dont la famille a été écartée des affaires. Tenue au secret en résidence surveillée depuis 2014, la femme d'affaires et fille aînée d'Islam Karimov, -Gulnara Karimova, n'est pas réapparue. Sa cadette, Lola, a renoncé à son poste d'ambassadrice à l'Unesco.
Isabelle Mandraud
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