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samedi 28 avril 2018

A Gaza, des balles réelles contre les civils


28 avril 2018

A Gaza, des balles réelles contre les civils

Les règles d'engagement des soldats israéliens sont contestées, en raison du grand nombre de blessés

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LE CONTEXTE
marche du retour
Des milliers de Palestiniens de la bande de Gaza, territoire coincé entre Israël, l'Egypte et la Méditerranée, se rassemblent chaque vendredi depuis le 30 mars. Le mouvement doit durer -jusqu'au 15 mai, date qui marque la commémoration de la Nakba (" catastrophe "), l'exode de centaines de milliers de -Palestiniens en 1948, au moment de la création d'Israël.
blocus
Les manifestants revendiquent le droit des Palestiniens à retourner sur les terres dont ils ont été chassés ou qu'ils ont fuies en 1948. Ils dénoncent également le blocus imposé depuis plus de dix ans par Israël pour contenir le mouvement islamiste Hamas, qui dirige le territoire.
Il devine ce qu'ils ressentent. Il comprend bien les conditions dans lesquelles ils -visent, tirent, blessent, tuent parfois. Nadar Weiman fut membre d'une équipe de snipers au sein de l'unité de reconnaissance de la brigade Nahal, entre 2005 et 2008. Devenu militant au sein de l'organisation Breaking the Silence (" Rompre le silence "), qui recueille les témoignages de -soldats, il pense beaucoup aux -tireurs déployés le long de la frontière de Gaza, face aux -manifestants.
" Ils sont si près des Palestiniens qu'ils peuvent voir les expressions sur leurs visages, dans le viseur. C'est ainsi jusqu'à environ 350 mètres. Ils sont allongés sur les collines de sable. Ils ne sont pas atteints par des projectiles. Ils peuvent respirer, réfléchir. Si les règles d'engagement disent qu'il faut viser les leadeurs, c'est à eux, soldats de 20 ans, de décider qui c'est. "
Depuis le début de la " marche du grand retour ", rassemblant chaque vendredi, depuis le 30  mars, des milliers de per-sonnes le long de la bande de Gaza, les soldats israéliens ont tué 39 Palestiniens. Mais le chiffre le plus révélateur est celui des blessés par balles : ils sont près de 1 500, selon les autorités médicales locales.
Plusieurs cas ont été filmés, nourrissant l'effet d'image recherché par le Hamas. Ce grand nombre met en cause, surtout, les règles d'engagement retenues par les autorités israéliennes. Contrairement à l'usage, les moyens non létaux ne sont pas privilégiés. Selon l'armée, le vent rabattrait le gaz lacrymogène ; les balles en caoutchouc et les canons à eaux seraient inefficaces du fait des distances.
" Il est scandaleux de tirer sur des enfants ! ", s'est emporté sur Twitter le coordinateur spécial des Nations unies (ONU) pour le processus de paix, Nikolaï Mla-denov, après la mort d'un ado-lescent de 14 ans, le 20  avril, d'une balle dans la tête. " La vie des Palestiniens à Gaza a toujours valu moins cher qu'en Cisjordanie, note Yehuda Shaul, de Breaking the -Silence. On a vu lors des derniers conflits à quel point les règles étaient permissives dans l'emploi de la force. "
" Blessures dévastatrices "L'absence de véritable contrôle disciplinaire renforce l'idée d'une impunité. Après l'opération-" Bordure protectrice " à Gaza, à l'été 2014, deux soldats seulement ont été poursuivis et condamnés – pour vol –, rap-pelait l'ONG -B'Tselem dans un rapport. Le conflit avait fait 2 200  morts côté palestinien, dont une majorité de civils.
Depuis le début de la marche, l'armée israélienne a résumé cette mobilisation à une manipulation du Hamas. Le mouvement islamiste, maître de Gaza depuis 2007, téléguiderait les participants et les pousserait à franchir la clôture. Le 20  avril, l'armée a annoncé qu'elle avait largué des tracts pour mettre en garde les Gazaouis. " L'organisation terroriste Hamas abuse de vous pour perpétrer des attaques ", est-il écrit. Pourtant, pas un soldat n'a été touché par les pierres lancées. Des tentatives d'endommagement de la clôture et des pneus brûlés ont été constatés.
A Gaza, les médecins ont vu affluer par centaines des blessés par balles, qui pour certains se  trouvaient loin de la clôture. " La plupart ont été touchés dans les membres inférieurs, souligne le docteur Ayman Al-Sahbani, chef des urgences à l'hôpital Al-Shifa, à Gaza. Les balles provoquent de petites entrées dans les jambes, mais de grosses sorties, détruisant tout à  l'intérieur. " Dans le petit hôpital Al-Awda, dans le nord de la bande, le médecin chef Mohana Ahmad évoque pour sa part " différentes sortes de balles utilisées, certaines avec un calibre très grand, d'autres plus classiques. Mais le but est de causer le plus d'invalides possible ".
Les organisations non palestiniennes présentes sur le territoire confirment ce constat. C'est le cas de Médecins sans frontières (MSF). Dans les trois cliniques de l'ONG, 580 patients ont été accueillis pour des traitements postopératoires, dont 78 ont 18 ans ou moins. Le plus jeune a  8  ans, il a reçu une balle dans le genou.
Les équipes ont relevé " des blessures dévastatrices d'une sévérité inhabituelle ". " On a 90  % de patients touchés aux jambes. On se pose la question de savoir s'il y a une volonté de les rendre handicapés, explique Marie-Elisabeth -Ingres, la chef de mission de MSF. Nos chirurgiens et infirmiers -constatent que les os sont explosés en mille morceaux, que les muscles et les nerfs sont totalement délabrés. Parfois, on peut mettre le poing dans la blessure béante. "
Il existe un code éthique au sein de l'armée, appelé L'Esprit de Tsahal. C'est ce socle de principes qui encadre les directives opérationnelles, définies en fonction des missions. Parmi les " valeurs " citées dans ce texte figure la " pureté des armes ". Il y est dit que les soldats " n'utiliseront pas leurs armes et la force pour porter atteinte à des êtres humains qui ne sont pas des combattants ou des prisonniers de guerre ". Une autre valeur est la discipline. " Les soldats de Tsahal feront attention à ne respecter que des ordres légaux ", est-il dit.
C'est l'articulation de ces deux principes qui a conduit l'organi-sation israélienne B'Tselem à  lancer un appel à la désobéissance. L'ONG juge que les ordres donnés d'ouvrir le feu contre des manifestants non armés sont illégaux, s'appuyant sur des scénarios " hypothétiques ", comme le franchissement massif de la clôture par des centaines de personnes. L'état-major anticipe un tel scénario catastrophe pour la fin de la marche, le 15  mai, jour de commémoration de l'exode de centaines de milliers de Palestiniens au moment de la création d'Israël : les factions appelleraient les Gazaouis à se diriger vers la clôture. " Il n'y a pas de décision finale, dit Bassem Naïm, haut responsable du Hamas. Toutes les options sont étudiées. "
En réponse à B'Tselem, Avigdor Lieberman, le ministre de la -défense, a réclamé une enquête contre l'ONG. " Il n'y a pas de gens innocents à Gaza ", a-t-il ajouté dans une interview, esquissant une forme de criminalisation -collective des manifestants.
Le 15  avril, plusieurs autres ONG ont déposé un recours devant la Haute Cour de justice, pour remettre en cause les règles d'engagement. L'un des arguments de la plainte consiste à dire que les manifestants, non armés, ne doivent pas être soumis aux lois de la guerre, car ils ne peuvent provoquer que des " troubles civils à la paix ", de type émeutes urbaines.
L'utilisation généralisée de balles réelles à Gaza est difficile à justifier d'un point de vue légal, sans combattants armés en face. Les règles d'engagement retenues d'habitude pour les snipers, en Cisjordanie, sont très précises, selon les informations du Monde.
Les tirs de sommation sont -conseillés. Ensuite, ils ne doivent pas viser au-dessus du genou, pour ne pas atteindre les artères vitales, à moins qu'un danger direct pèse sur eux ou des civils. La distance maximale recommandée est de 300 mètres le jour et 100 mètres la nuit. Ils ne doivent pas ouvrir le feu quand le vent souffle au-delà de 30  km/heure et bénéficient de l'aide d'un guetteur, avec des jumelles, sans parler de la supervision du commandant. L'arme la plus communément employée par ces snipers est le fusil M-24. Les tireurs de précision – ou sharpshooters –, eux, visent à plus courte distance et ont une formation moins poussée.
" Prudence générale "Le professeur Asa Kasher est un philosophe israélien renommé. Il est aussi le père du code éthique de l'armée. Selon lui, les soldats interviennent à Gaza à la bordure d'une " zone grise ", incluant plusieurs centaines de mètres à l'intérieur de la bande, après la clôture. " Il faut un mélange d'éthique policière et militaire, soutient-il. Tout dépend des circonstances. C'est la notion de danger imminent qui décide de tout. "
Le professeur Kasher revendique l'idée de " prudence générale " et d'" action préventive " de l'armée, destinées à empêcher le danger de s'accroître. " Si une foule approchait de la clôture pour la détruire, cela représenterait un danger si-gnificatif pour les communautés israéliennes à  proximité, dit-il. Ils -entreraient comme des délégués d'une organisation terroriste, le Hamas. Ils doivent donc être arrêtés, et mieux vaut le faire avant sur le territoire de Gaza. "
Le professeur Asa Kasher -confirme aussi la nécessité de viser en priorité les meneurs. " On a appris cette leçon depuis la première Intifada : quand il y a une foule, il y a des leadeurs, qu'il faut essayer de neutraliser. " Mais l'utilisation de balles réelles doit se faire " en dernier ressort ", ajoute-t-il, exprimant une foi absolue dans les procédures et l'exactitude des renseignements militaires.
Piotr Smolar
© Le Monde

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