A première vue, rien n'a changé. A Miami (Floride), la messe dominicale de l'église Notre-Dame-d'Haïti attire toujours autant de monde. Père Reginald Jean-Mary fait chanter ses ouailles comme aux plus beaux jours. On prie en créole, anglais et français mêlés, debout, assis, les bras tendus vers le ciel. Ce n'est que dehors, une fois l'office achevé, que l'on croise les premiers visages contrits, des regards empreints d'une émotion inquiète. " On n'a pas encore réellement peur, pas encore, insiste Lesli, qui taira toutefois son nom complet. Mais on a l'anxiété de ce qui va arriver. "
Père de deux filles, chef cuisinier de 45 ans, il fait partie des 58 557 personnes titulaires d'un statut de protection temporaire (TPS) accordé aux Haïtiens par Barack Obama après le tremblement de terre dévastateur survenu sur l'île en 2010. Un statut abrogé le 20 novembre par l'administration Trump, qui estime que la situation en Haïti ne justifie plus aujourd'hui cette protection.
" Foutaises, s'insurge Lesli.
Tout le monde sait que la reconstruction d'Haïti est loin d'être achevée. " Il en veut pour preuve les destructions provoquées par l'ouragan Matthew en 2016, les récentes pluies diluviennes, l'épidémie de choléra, l'insécurité alimentaire et les incessantes turbulences politiques.
" Le pays n'a même pas encore digéré le retour en 2013 de 200 000 réfugiés de la République dominicaine. C'est dire. "
La décision du gouvernement américain a été formulée par la secrétaire au département de la sécurité intérieure (DHS), Elaine Duke, quelques jours après l'annonce de la suppression du TPS pour les 5 306 Nicaraguayens et 1 048 Soudanais qui en bénéficiaient. Le cas des Honduriens a été reporté de six mois et à une date ultérieure pour les Salvadoriens, qui représentent au total 348 559 personnes.
" Tout cela fait partie d'une politique globale du président Trump contre les migrants et les réfugiés, d'où qu'ils viennent, affirme Marleine Bastien, responsable de l'Association des femmes d'Haïti de Miami.
Les Haïtiens sont une cible facile, un cas d'école pour ce gouvernement. "
" Effets dévastateurs "La protection dont jouissent les Haïtiens prendra fin en juillet 2019, a précisé Elaine Duke. Passé ce moratoire de dix-huit mois, tout Haïtien sans papiers sera susceptible d'emprisonnement et d'expulsion.
" Une vision cauchemardesque ", dit Marianne, étudiante à l'université d'Etat de Miami. Titulaire d'un TPS et membre d'une association caritative active sur le parvis de Notre-Dame, elle aussi refuse de donner son nom :
" Evidemment que l'on fait profil bas. Entre nous, on ne parle plus que de cela. Certains veulent se cacher, d'autres envisagent de partir au Canada ou aux Bahamas, mais certainement pas à Haïti ! "
De nombreux élus se sont élevés contre la mesure du gouvernement. Dans un rare élan de solidarité bipartisane, des républicains et des démocrates de Floride, l'Etat où vivent plus de la moitié des Haïtiens titulaires d'un TPS, ont rappelé que le pays le plus pauvre de la Caraïbe n'était
" pas préparé " pour cet afflux de population.
" Il n'y a aucune raison de renvoyer autant d'Haïtiens dans un pays qui ne peut pas les accueillir ", a lancé le sénateur démocrate Bill Nelson sur son compte Twitter. Son collègue républicain Marco Rubio, ancien candidat aux primaires du Grand Old Party, a rappelé de son côté que les transferts d'argent de la communauté haïtienne contribuaient à hauteur de 25 % au produit intérieur brut de l'île. Carlos Curbelo, représentant républicain de Miami, a même déposé au Congrès un projet de loi dont le but est de
" normaliser "le statut des Haïtiens.
Dénonçant les
" effets dévastateurs "d'une telle mesure sur les familles américaines et haïtiennes, le sénateur démocrate du Maryland, Ben Cardin, a tenu à mettre l'accent sur les 27 000 enfants de nationalité américaine qui avaient au moins un parent haïtien jouissant du TPS.
" Qu'allons-nous faire d'eux ?, demande Gepsie Metellus, directrice du centre communautaire haïtien Sant La, à Miami.
Envisager un accueil dans des foyers pour mineurs est une chose que nous refusons de faire. " La militante compte sur les dix-huit prochains mois pour mobiliser l'opinion publique.
Cette abrogation semble avoir été envisagée dès les premières semaines après l'arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Plusieurs fuites ont circulé jusqu'au 22 mai, date à laquelle John Kelly, alors secrétaire à la sécurité intérieure (il est devenu chef de cabinet à la Maison Blanche en juillet), annonçait que le TPS allait être prolongé de six mois pour les Haïtiens. Le temps, précisait-il, de permettre
" aux bénéficiaires d'arranger leurs documents de voyage et de prendre leurs dispositions nécessaires à leur départ final des Etats-Unis ". L'avertissement avait provoqué un afflux de demandeurs d'asile haïtiens à la frontière canadienne durant l'été.
Au retour d'une visite de deux heures à Port-au-Prince, le 31 mai, M. Kelly avait affirmé au
Miami Herald qu'il était persuadé que la situation sur l'île s'améliorait, mentionnant le projet de reconstruction du palais présidentiel et le retrait de la mission de maintien de la paix de l'ONU. Deux exemples critiqués par les spécialistes. M. Kelly avait omis de préciser que le départ des casques bleus était le fait des pressions d'une administration Trump désireuse de réduire les missions onusiennes, mai0s il avait aussi manqué de signaler que les fonds destinés au siège de la présidence n'avaient toujours pas été débloqués.
Selon les calculs de la Banque mondiale, l'économie de l'île déclinera de 0,6 % cette année. Une prévision encore assombrie par une augmentation du prix de l'essence à 0,87 dollar le litre, un prix exorbitant pour un pays où la majorité de la population vit avec moins de 2,42 dollars par jour.
" A regarder de près, la situation d'Haïti est même pire qu'en 2010 ", avance l'avocat Ira Kurzban. Spécialiste des questions migratoires, ce juriste de Miami prépare une action en justice contre le DHS.
" L'administration n'a pas suivi les critères d'évaluation, dit-il.
Ils ont pris leur décision par idéologie, suivant un vieux schéma de discrimination raciste contre les Haïtiens. "
Dehors, de l'autre côté de la rue longeant l'église Notre-Dame, le centre culturel haïtien vient de fermer ses portes. C'est ici, au cœur de cette Little Haiti inquiète, que le candidat Trump avait tenu meeting, en septembre 2016.
" Je serai le plus grand champion d'Haïti ", avait-il alors lancé à la petite foule, ajoutant que l'île
" souffrait toujours autant du tremblement de terre de 2010 ". Gepsie Metellus n'a pas oublié :
" Ne dit-on pas qu'une promesse est une dette ? Nous le lui rappellerons. "
Nicolas Bourcier
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