28
Déc
2017
Notre État policier toujours plus meurtrier, par Chris Hedges
Source : Truthdig, Chris Hedges, 22-10-2017
Aucune des réformes, ni la formation accrue, ni les programmes de diversité, ni l’approche communautaire, ni des gadgets comme les caméras corporelles n’ont permis d’atténuer la violence policière meurtrière des États-Unis, en particulier contre les personnes de couleur pauvres. Les forces policières aux États-Unis – qui, selon le Washington Post, ont tué 782 personnes cette année – sont des monstruosités militarisées et irresponsables qui répandent la peur et la terreur dans les communautés pauvres. En comparaison, la police anglaise et galloise a tué 62 personnes en 27 ans entre le début des années 1990 et la fin de l’année 2016.
Les policiers sont devenus des prédateurs dévoyés dans les communautés pauvres. En vertu des lois américaines sur la confiscation, la police saisit sans discrimination de l’argent, des biens immobiliers, des automobiles et d’autres biens. Dans de nombreuses villes, la circulation, le stationnement et d’autres amendes ne sont guère plus que de l’extorsion légalisée qui finance le gouvernement local et transforme les prisons en prisons pour dettes.
En raison d’un système judiciaire défaillant, des millions de jeunes hommes et de jeunes femmes sont jetés en prison, souvent pour des délits non violents. Des équipes d’intervention du SWAT [[Special Weapons and Tactics : unité spécialisée existant dans les principales polices aux États-Unis, NdT] équipées d’armes militaires font irruption dans des habitations souvent sous mandat pour des infractions non violentes, tirant parfois sur les personnes à l’intérieur. Les policiers à la gâchette facile tirent plusieurs balles dans le dos d’hommes et de femmes désarmés et sont rarement accusés de meurtre. Et pour les Américains pauvres, les droits constitutionnels fondamentaux, y compris le droit à une procédure régulière, ont de fait été abolis il y a des décennies.
L’ouvrage de Jonathan Simon intitulé « Governing Through Crime » et livre de Michelle Alexander intitulé « The New Jim Crow » [« La couleur de la Justice », NdT] soulignent que ce qui est défini et ciblé comme une activité criminelle par la police et les tribunaux est en grande partie déterminé par l’inégalité raciale et la classe sociale, et surtout par le potentiel des groupes ciblés de causer de l’agitation sociale et politique. La politique criminelle, comme l’écrit le sociologue Alex S. Vitale dans son nouveau livre, « The End of Policing », est structurée autour de l’utilisation de la répression pour gérer les « classes dangereuses », déguisée en système de justice.
En même temps, le système de justice pénale refuse de tenir les banques, les sociétés et les oligarques de Wall Street pour responsables des crimes qui ont causé des dommages incalculables à l’économie mondiale et à l’écosystème. Aucun des banquiers qui ont commis des actes massifs de fraude et qui ont été responsables de l’effondrement financier en 2008 n’a été emprisonné, même si leurs crimes ont entraîné un chômage généralisé, des millions d’expulsions et de saisies, des sans-abri, des faillites et le pillage du Trésor américain pour renflouer les spéculateurs financiers aux frais des contribuables. Nous vivons dans un système juridique à deux vitesses, dans lequel les pauvres sont harcelés, arrêtés et emprisonnés pour des infractions ridicules, comme la vente de cigarettes à l’unité – ce qui a conduit Eric Garner à être étranglé par un policier de New York en 2014 – alors que des crimes d’une ampleur épouvantable, qui anéantissaient 40 pour cent de la richesse mondiale, sont traités par des contrôles administratifs timides, des amendes symboliques et l’application des lois civiles.
Les distorsions grotesques du système judiciaire et la guerre agressive menée par la police contre les pauvres ne feront qu’empirer sous la présidence de M. Trump et du procureur général Jeff Sessions. Il y a eu un recul des restrictions imposées par le président Barack Obama en 2015 au programme 1033, une mesure prise par le Congrès en 1989 qui permet le transfert du gouvernement fédéral aux forces de police locales d’armes militaires, y compris des lance-grenades, des véhicules blindés de transport de troupes et des mitrailleuses de calibre 50. Depuis 1997, le ministère de la Défense a remis aux services de police un matériel militaire d’une valeur stupéfiante de 5,1 milliards de dollars
L’administration Trump ressuscite également des prisons privées dans le système carcéral fédéral, accélérant la soi-disant guerre contre la drogue, bourrant les tribunaux de juges d’extrême droite chargés de l’ordre public et qui prêchent la politique clivante de la punition et du châtiment. Les syndicats de policiers adoptent avec enthousiasme ces actions, voyant en elles un retour à la mentalité du Far West qui a caractérisé la brutalité des services de police dans les années 1960 et 1970, lorsque les radicaux, en particulier les radicaux noirs, ont été assassinés en toute impunité par les forces de l’ordre. La Garde Prétorienne des élites, comme dans tous les systèmes totalitaires, sera bientôt hors d’atteinte de la loi. Comme l’écrit Vitale dans son livre, « Notre système de justice pénale est devenu une gigantesque usine de vengeance. »
Les arguments – y compris celui raciste sur les « superprédateurs » [« superpredator » : Jeune commettant maints crimes violents parce qu’il a été élevé sans morale., NdT] – utilisés pour justifier le renforcement du pouvoir policier n’ont aucune crédibilité, comme en témoignent la violence armée dans le sud de Chicago, l’échec lamentable de la guerre contre les drogues et le développement massif du système carcéral au cours des 40 dernières années. Le problème n’est pas tant dans les techniques et les procédures de maintien de l’ordre que dans le recours croissant à la police comme forme de contrôle social pour étayer un système de capitalisme d’entreprise qui a transformé les travailleurs pauvres en serfs modernes et abandonné des pans entiers de la société. Le gouvernement ne tente plus d’atténuer les inégalités raciales et économiques. Au lieu de cela, il criminalise la pauvreté. Il a transformé les pauvres en une source de profits supplémentaire pour les riches.
« En conceptualisant le problème du maintien de l’ordre comme un problème de formation et de professionnalisation inadéquates, les réformateurs ne parviennent pas comprendre comment la nature même du maintien de l’ordre et du système judiciaire a servi à maintenir et à exacerber l’inégalité raciale », écrit M. Vitale. « En invoquant un “ordre public” sans préjugés raciaux, ils renforcent un système qui désavantage les personnes de couleur sur le plan structurel. À la racine, ils ne comprennent pas que la nature fondamentale de la police, depuis ses origines premières, est d’être un outil pour gérer les inégalités et maintenir le statu quo. Les réformes policières qui ne tiennent pas compte directement de cette réalité sont vouées à la reproduire. … Des policiers bien formés qui suivent les procédures appropriées arrêteront quand même des gens principalement pour des délits mineurs, et ce fléau continuera de tomber principalement sur les communautés de couleur, car c’est ainsi que le système est conçu pour fonctionner – non pas en raison des préjugés ou des incompréhensions des agents. »
Dans une entrevue récente, M. Vitale m’a dit : « Nous menons une guerre contre la drogue depuis 40 ans en mettant les gens en prison pour des peines toujours plus longues. Pourtant, les drogues sont moins chères, plus faciles à obtenir et de meilleure qualité que jamais. N’importe quel lycéen américain peut se procurer n’importe quelle drogue. Pourtant, nous persistons dans cette idée que la solution au problème de la drogue et à bien d’autres problèmes sociaux passe par l’arrestation, les tribunaux, les peines, les prisons. C’est à cela que joue Trump. Cette idée que le seul rôle approprié de l’État est celui de la coercition et des menaces – que ce soit dans le domaine de la politique étrangère ou dans le domaine domestique. »
Comme l’écrit Vitale dans son livre, les forces de police n’ont pas été constituées pour assurer la sécurité publique ou prévenir le crime. Elles ont été créées par les classes possédantes pour maintenir leur domination économique et politique et exercer un contrôle sur les esclaves, les pauvres, les dissidents et les syndicats qui contestaient l’emprise des riches sur le pouvoir et la capacité d’amasser des fortunes personnelles. Bon nombre des techniques policières américaines, y compris la surveillance à grande échelle, ont été mises au point et perfectionnées dans les colonies des États-Unis, puis ramenées aux services de police de la nation. Les Noirs du Sud devaient être contrôlés, et les syndicats et les socialistes radicaux du Nord-Est et du Middle West industriels devaient être brisés.
Le rôle fondamental de la police n’a jamais changé. Paul Butler dans son livre « Chokehold: Policing Black Men » et James Forman Jr. dans son livre « Locking Up Our Own: Crime and Punishment in Black America » font écho au message de Vitale selon lequel la guerre contre les drogues « n’a jamais porté sur la santé ou la sécurité publiques. Il s’agit d’offrir une couverture à des policiers agressifs et inquisiteurs qui ciblent presque exclusivement les gens de couleur. »
« Les gens évoquent souvent la police métropolitaine de Londres, formée dans les années 1820 par Sir Robert Peel », déclare Vitale. « Elle est présentée comme cet idéal libéral d’une police impartiale et politiquement neutre ayant l’appui des citoyens. Mais c’est une mauvaise interprétation de l’histoire. Peel fut dépêché pour gérer l’occupation britannique de l’Irlande. Il fut confronté à un dilemme. Historiquement, les soulèvements paysans, les révoltes rurales étaient traités par la milice locale ou l’armée britannique. Dans le sillage des guerres napoléoniennes, alors qu’il y avait de soldats dans d’autres parties de l’Empire britannique, il éprouva de plus en plus de difficultés à gérer ces troubles. De plus, lorsqu’il appela la milice, elle ouvre souvent le feu sur la foule et tua de nombreuses personnes, créant des martyrs et aggravant les troubles. Il mit sur pied la Peace Preservation Force, qui fut la première tentative de créer une force militaire civile hybride qui pouvait tenter de conquérir la population en s’implantant dans les communautés locales et en assumant certaines fonctions de contrôle de la criminalité, mais son but premier était toujours de gérer l’occupation. Il exporta ensuite ce modèle à Londres, alors que les classes ouvrières industrielles inondaient la ville, affrontant la pauvreté, les cycles de boom et de ralentissement de l’économie, et cela devint leur mission première. »
« La création de la toute première police d’État aux États-Unis a été la Pennsylvania State Police en 1905 », déclare Vitale. « Pour les mêmes raisons. Elle a été calquée sur le modèle des forces d’occupation américaines aux Philippines. Il y avait un va-et-vient entre le personnel et les idées. Ce qui s’est passé, c’est que la police locale n’ a pas été en mesure de gérer les grèves dans les industries du charbon et du fer. […] On avait besoin d’une police plus attachée aux intérêts du capital. […] Il est intéressant de noter que, pour ces petits agents de police de petites villes minières, il y avait parfois de la sympathie. Ils ne voulaient pas ouvrir le feu sur les grévistes. La police d’État a donc été créée pour être le bras armé de la loi. Encore une fois, le lien direct entre le colonialisme et la gestion domestique des travailleurs.[…] C’est un échange bidirectionnel. Au fur et à mesure que nous développons des idées dans le cadre de nos propres entreprises coloniales, nous les faisons connaître, puis nous les affinons et les renvoyons à nos partenaires dans le monde entier, qui sont souvent des régimes despotiques entretenant des relations économiques étroites avec les États-Unis. Il y a une histoire très triste ici, où les États-Unis exportent essentiellement des modèles de police qui se transforment en escadrons de la mort et en horribles violations des droits de la personne. »
Le recours presque exclusif à une police militarisée pour lutter contre les profondes inégalités et les problèmes sociaux fait des quartiers pauvres de villes comme Chicago de mini-États en déliquescence, des États où les jeunes hommes et femmes démunis rejoignent un gang pour assurer leur sécurité et avoir un revenu, et se livrent à des guerres contre d’autres gangs et la police. La politique des « fenêtres brisées » transfère le fardeau de la pauvreté sur les pauvres. Il criminalise les infractions mineures, soutenant que le désordre produit la criminalité et revenant sur des décennies de recherches sur les causes de la criminalité.
« Au fur et à mesure que la pauvreté s’aggrave et que les prix des logements augmentent, l’aide gouvernementale au logement abordable s’est évaporée, laissant dans son sillage une combinaison de refuges pour sans-abri et d’un maintien de l’ordre agressif axé sur les fenêtres brisées », écrit M. Vitale. « Au fur et à mesure que les établissements de santé mentale ferment leurs portes, les forces de l’ordre deviennent les premiers intervenants à demander de l’aide en cas de crise de santé mentale. Comme les jeunes sont laissés sans écoles, sans emplois ou sans installations récréatives adéquates, ils forment des gangs pour se protéger mutuellement ou participent au marché noir des biens volés, de la drogue et du sexe pour survivre et sont impitoyablement criminalisés. Le maintien de l’ordre moderne est en grande partie une guerre contre les pauvres qui ne fait pas grand-chose pour rendre les gens plus sûrs ou les collectivités plus fortes, et même quand il le fait, cela s’accomplit grâce aux formes les plus coercitives de pouvoir étatique qui détruisent la vie de millions de personnes. »
L’offensive accélérée contre les pauvres et l’omnipotence croissante de la police signalent notre transformation en un État autoritaire dans lequel les riches et les puissants ne sont pas soumis à l’État de droit. L’administration Trump ne promouvra aucune des conditions susceptibles d’améliorer cette crise – logements abordables, emplois bien rémunérés, écoles sûres et accueillantes qui n’exigent pas de frais de scolarité, meilleurs établissements de santé mentale, transports publics efficaces, reconstruction de l’infrastructure du pays, forces de police démilitarisées dans lesquelles la plupart des policiers ne portent pas d’armes, soins de santé universels et financés par le gouvernement, fin des prêts prédateurs et des pratiques contraires à l’éthique des grandes entreprises ; et des compensations pour les Afro-Américains, ainsi que la fin de la ségrégation raciale. Trump et la plupart de ceux qu’il a nommés à des postes de pouvoir méprisent les pauvres comme un poids mort sur la société. Ils accusent les populations sinistrées de leur propre misère. Ils cherchent à assujettir les pauvres, en particulier ceux de couleur, par la violence policière, des formes toujours plus dures de punition et un déploiement du système carcéral.
« Nous avons besoin d’un système efficace de prévention et de contrôle de la criminalité dans nos collectivités, mais ce n’est pas ce qu’est le système actuel », écrit Alexander dans « The New Jim Crow ». […] « Le système est plutôt conçu pour créer la criminalité, et une classe perpétuelle de gens étiquetés criminels. […] Dire que l’incarcération de masse est un échec lamentable n’a de sens que si l’on suppose que le système de justice pénale est conçu pour prévenir et contrôler la criminalité. Mais si l’incarcération de masse est comprise comme un système de contrôle social – en particulier de contrôle racial – alors le système est une formidable réussite. »
Source : Truthdig, Chris Hedges, 22-102017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
21 réponses à Notre État policier toujours plus meurtrier, par Chris Hedges
Commentaires recommandés
Certes, la situation n’est pas aussi grave qu’en Amérique. Mais les états d’urgence récurrents, les militaires déployés dans nos rues, le renforcement de la police, la surveillance généralisée, tout cela est très inquiétant.
On nous fait croire qu’il s’agit de lutter contre le terrorisme. En fait c’est un état policier et totalitaire qui se met progressivement en place sous l’oeil amorphe d’une population manipulée et conditionnée.