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vendredi 10 novembre 2017

Les Crises.fr - David Cayla : « Distribuer une allocation universelle sans toucher au marché ne changera rien aux rapports de force »

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Nov
2017

David Cayla : « Distribuer une allocation universelle sans toucher au marché ne changera rien aux rapports de force »


Source : Le Comptoir, Frédéric Santos, 29-04-2016
Le revenu de base s’invite actuellement dans tous les débats citoyens, à commencer par Nuit debout. Son idée : verser un revenu à chaque citoyen, de façon inconditionnelle et non liée au travail, et pour toute la vie. « Utopie révolutionnaire » pour les uns, « roue de secours du capitalisme » pour les autres, il crée des lignes de fracture dans plusieurs courants politiques, mais aussi des amitiés surprenantes. Jeunes écologistes et think-tanks libéraux, tous deux favorables au revenu de base, ne se démarquent que secondairement sur les modalités de sa mise en œuvre. David Cayla, maître de conférences en économie à l’université d’Angers et membre deséconomistes atterrés, apporte le regard d’un hétérodoxe sur les limites de cette idée en vogue.

Le Comptoir : Les partisans du revenu de base avancent souvent qu’il peut contribuer à renverser le rapport de force travail/capital en faveur des travailleurs. Disposant d’un minimum garanti pour la subsistance, les citoyens seraient moins enclins à être employés pour des tâches ingrates et sous-payées. Surtout, le revenu de base les doterait d’un pouvoir de négociation renforcé face au patronat. Est-ce si sûr ?

David Cayla : L’argument touche juste. L’un des problèmes fondamentaux de notre système socio-économique actuel est justement qu’il génère des inégalités extrêmement violentes. Sous couvert de généraliser les mécanismes d’un marché réputé neutre et efficace, le capitalisme concurrentiel produit des gagnants et des perdants. On constate actuellement ses effets dans l’agriculture. La déréglementation des marchés agricoles a entrainé l’effondrement des prix à un niveau où ils ne couvrent parfois même pas les coûts de production. C’est le cas également dans l’emploi. Le chômage de masse pousse de nombreuses personnes à accepter des boulots mal payés, mal considérés et physiquement très durs, comme dans la restauration par exemple.

Le revenu de base permettrait-il de résoudre ce problème ? Imaginons l’hypothèse la plus favorable. Un revenu de base, inconditionnel, suffisant pour vivre décemment est versé à l’ensemble de la population. Immédiatement, de nombreuses personnes qui occupent un emploi pénible démissionnent et se mettent en quête d’un meilleur emploi. Les serveurs dans les restaurants, les agents de propreté, les vigiles, les commis de cuisine, les ouvriers en usine, les déménageurs, les livreurs de pizzas, les employés de restauration rapide, les guichetiers sur les autoroutes, les conducteurs de poids lourds, les aides à domicile, les manutentionnaires… obtiennent immédiatement la possibilité soit de quitter leur travail, soit de travailler moins et d’être payés davantage. Dans tous les cas, cela fait beaucoup de monde. La majorité des emplois. Qui va-t-on alors trouver pour accomplir ces tâches indispensables ?
« Notre système social paraît complexe, mais il permet de donner “à chacun selon ses besoins” en reconnaissant le fait que nous n’avons pas les mêmes besoins car nous ne vivons pas les mêmes situations. »
Une réduction massive du temps de travail dans ces métiers accompagnée d’une hausse de salaires impliquerait mécaniquement une hausse très forte des prix de ces services… ou leur disparition de notre économie. Mais sommes-nous prêts à voir disparaître les terrasses en centre-ville ? Acceptons-nous que le ménage dans les bureaux soient faits par les ingénieurs, ou dans les classes par les profs ? Et qui s’occuperait de nettoyer les rues ?
Je veux dire, notre économie repose largement sur des emplois pénibles, et je vois mal comment nous pourrions nous en passer pour l’instant. Dès lors qu’il faut des gens pour accomplir ces tâches, il faut un système contraignant. Libérez totalement la contrainte, et plus rien ne fonctionne. Réduisez fortement la production de ces services et leur prix explose. Ils ne deviennent accessibles qu’à une minorité. Du coup, le pouvoir d’achat du revenu de base s’effondre. On n’en sort pas ! Les serveurs en terrasse sont comme tout le monde : ils aiment des rues propres, être livrés lorsqu’ils commandent sur Internet, et qu’il y ait des agents de sécurité dans les grandes surfaces. Alors si leur revenu de base ne leur permet pas d’accéder à ces services, ils devront trouver un emploi complémentaire et nous en reviendrons au point de départ.

Libérer la contrainte pour être libre de se consacrer à des activités plus utiles mais moins rémunératrices, c’est pourtant une promesse du revenu de base…

Le travail est indispensable à notre société et à notre bonheur. C’est lui qui produit les richesses que nous consommons. La très grande majorité des emplois qui servent à accomplir ce travail correspond à des tâches rébarbatives et pénibles. Vouloir rendre ces tâches facultatives risque de détruire notre capacité collective à produire les richesses nécessaires à notre survie. Nous ne sommes pas libres. Nous avons besoin qu’une grande partie de la population consacre une part importante de son temps à la production de richesses. Une infime minorité de cette population a la chance de produire des richesses en occupant un emploi passionnant. Mais la majorité des tâches nécessaires au bon fonctionnement de notre société sont ingrates et doivent être considérées comme contraignantes.

Paru en 1977, ce livre développait une utopie de société décroissante où l’on partagerait le temps de travail “incompressible”, tout en étant libre de ses autres activités.
Cette contrainte, une fois acceptée, n’est pas nécessairement un drame social. D’abord parce que même les métiers les plus pénibles n’occupent jamais qu’une part minoritaire de la vie d’une personne. Les carrières évoluent. Il y a la retraite, les congés payés, la durée légale du travail, le droit social. En fait, beaucoup de droits sociaux – dont la plupart ont été conquis dans les luttes sociales – font que les métiers sont moins pénibles aujourd’hui qu’ils ont pu l’être au XIXe siècle.
Fondamentalement, je crois que les partisans du revenu de base se trompent de diagnostic. Une allocation universelle ne rendra pas moins nécessaires les métiers pénibles. Il faudra toujours des gens pour accomplir ces tâches essentielles. Selon moi, la meilleure solution pour inverser le rapport de force entre dominants et dominés n’est donc pas de distribuer une allocation monétaire à tout le monde, allocation qui, par construction, risque surtout d’être dévaluée et de ne pas permettre d’accéder à de nombreux services essentiels, mais de protéger les salariés qui occupent des emplois pénibles et qui, en quelque sorte, se sacrifient pour que d’autres (et eux-mêmes) vivent. Cela implique, bien sûr, de diminuer le temps de travail, notamment en avançant l’âge de la retraite, d’améliorer les conditions de travail, de mécaniser autant que possible les tâches les plus ingrates et pour cela, d’augmenter les salaires les plus faibles. En somme, il faut revoir profondément la logique du marché qui ne m’apparaît être ni neutre ni efficace. Distribuer une allocation universelle sans corriger les mécanismes du marché risque surtout de ne pas changer grand-chose aux rapports de force qui déterminent in fine gagnants et perdants.

Plus généralement, pensez-vous que cette allocation universelle soit un outil de justice sociale et un moyen de lutte efficace contre les inégalités ? En mettant en place un revenu de base, la France deviendrait-elle nécessairement plus égalitaire ?

Les inégalités sont de deux sortes. Il y a d’abord les inégalités endogènes au système économique. Ce sont celles que Piketty dénonce. La propriété privée du capital, son accumulation entre quelques mains, entraîne une hausse mécanique des inégalités. Plus le capital est important, plus les revenus de ce capital sont élevés, et plus le capital s’accumule rapidement. Cette logique contribue à construire un monde où quelques personnes qui disposent d’un important capital (le plus souvent hérité) deviennent toujours plus riches toujours plus rapidement, faisant exploser les inégalités.
« Donner une allocation monétaire, si cela se fait au détriment des services publics et de la sphère non marchande, risquerait au contraire d’augmenter les inégalités. »
Face à ces inégalités endogènes, il y a essentiellement trois réponses possibles. Premièrement, la fiscalité et notamment celle du patrimoine : c’est la solution privilégiée par Piketty. Deuxièmement, le développement du capital public ou collectif. Et enfin, la production de richesses non marchandes, par exemple les services publics. L’État est donc l’agent le mieux à même de lutter contre ces inégalités en régulant le capitalisme et en faisant sortir du marché une partie de la production de richesses.
De mon point de vue, le revenu de base ne serait pas un outil efficace pour corriger ces inégalités. En effet, par définition, le revenu de base ne se préoccupe pas de la manière dont la richesse est produite (capital public ou capital privé) et ne peut servir à acheter que dans la sphère marchande. Or, c’est précisément le développement de la richesse non marchande (celle que l’on n’achète pas) qui permet le plus efficacement de lutter contre les inégalités. Ainsi, l’INSEE a calculé que près de la moitié de la consommation effective des ménages les plus pauvres (les 20% les plus pauvres en revenu) est le produit d’une richesse non marchande : éducation, santé, culture… Cela signifie que pour ces ménages, près de la moitié de la richesse consommée n’est pas achetée. Donner une allocation monétaire, si cela se fait au détriment des services publics et de la sphère non marchande, risquerait donc au contraire d’augmenter les inégalités qui sont produites par notre système économique !
Les autres sortes d’inégalités sont les inégalités individuelles. Les situations familiales et personnelles sont différentes. Les familles nombreuses n’ont pas les mêmes besoins que les couples sans enfants ; les handicapées n’ont pas les mêmes besoins que les personnes valides ; les personnes âgées, les enfants, les adultes actifs n’ont pas non plus les mêmes besoins. Notre système social tente de corriger ces inégalités en allouant des allocations spécifiques aux différentes catégories de population. Le minimum vieillesse est plus élevé que le RSA, les étudiants peuvent avoir le droit à des bourses ou à des chambres étudiantes s’ils vivent loin de leur université, les familles nombreuses bénéficient d’allocations spécifiques dont sont exclus les couples sans enfants. Il existe des aides aux logements pour les foyers modestes, des aides spécifiques pour les handicapés…
Ce système social paraît complexe, mais il permet de donner “à chacun selon ses besoins” en reconnaissant le fait que nous n’avons pas les mêmes besoins car nous ne vivons pas les mêmes situations. Certains partisans du revenu de base souhaitent simplifier notre système social en accordant à tout le monde une allocation unique. Mais l’égalité n’est pas toujours conforme au principe de justice. Les situations de départ étant inégales, donner à tout le monde la même chose n’est pas forcément juste. Par exemple, imaginons deux étudiants. L’un est fils d’agriculteur et vit à 100 km de sa fac. L’autre est fils de prof et vit à 500 mètres de son lieu d’étude. Le premier devra trouver un logement pour ses études, le second pourra rester vivre dans sa famille. Donner aux deux étudiants la même somme d’argent peut légitimement être considéré comme une injustice. En ce sens, je ne crois pas que le principe de l’allocation universelle corrigera les inégalités individuelles.

La question du financement est assez délicate, et ne constitue sans doute pas l’angle par lequel il faut juger, en bien ou en mal, le revenu de base. Toutefois, pensez-vous que le revenu de base souhaité par ses partisans les plus à gauche (800 à 1000 € par mois) soit possible à financer ? Des pistes de financement incluent la hausse la TVA, la création monétaire, la suppression de certaines prestations sociales… Si la TVA augmente, si les prix augmentent, si des allocations disparaissent, on se demande si les classes modestes et moyennes auraient vraiment beaucoup à y gagner, ou s’il ne s’agit que de « recycler [sous une forme différente] des prestations déjà existantes », comme le dit Michel Husson…

Il n’est pas possible de répondre à cette question. De deux choses l’une. Ou bien le revenu de base ne change rien aux rapports de force économiques et donc aux prix, et dans ce cas on peut raisonner à périmètre constant et en évaluer précisément le coût. Mais dans ce cas, pourquoi inventer un tel système ? Ou bien le revenu de base modifie les rapports salariaux, bouleverse en profondeur le système économique et dans ce cas raisonner en terme de coût de financement est absurde. Mille euros par mois, cela ne veut absolument rien dire si tous les rapports de prix ont été modifiés, si un dîner au restaurant coûte 300 euros ou si les services d’une femme de ménage coûtent 50 euros de l’heure…
Source : Le Comptoir, Frédéric Santos, 29-04-2016

Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]

49 réponses à David Cayla : « Distribuer une allocation universelle sans toucher au marché ne changera rien aux rapports de force »

Commentaires recommandés


FabriceLe 10 novembre 2017 à 07h01
Il est intéressant de voir cet interview en parallèle de Laurent Alexandre dans thinkerview :
Ou de lire le livre homo deus ou l’on voit que l’on nous prépare une élimination des personnes considérés comme à l’intelligence moyenne ( et moins ) de la participation à la société.
Certains estiment évidemment que intelligence rime avec moyens financiers (car accès aux connaissances) et bien sûr on le voit tant que la société dirigeante n’a pas un contrôle absolu sur la réaction des 85% mis de côté elle cherche tous les moyens pour endormir le patient qu’elle souhaite éliminer du “jeu” alors pourquoi pas un revenu universel nous en revenons toujours au “pain et des jeux” de l’empire romain ce qui ne l’empêcha pas de disparaître.

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