L’impossible inhumation de Lénine
Le Parti communiste en appelle au Conseil de sécurité dirigé
par Vladimir Poutine pour « protéger » le père de la
révolution bolchevique.
LE MONDE | | Par Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante)
LETTRE DE MOSCOU
Année après année, la même question revient : faut-il enterrer Lénine ? Mais cette fois, la tentative a été suffisamment jugée sérieuse pour déclencher une mise au point argumentée de l’Église orthodoxe et les foudres du Parti communiste après que six députés ont déposé, jeudi 20 avril, un projet de loi destiné à expulser de son mausolée sur la place Rouge le père de la révolution russe.
Les audacieux ont été jusqu’à comparer le coût de l’entretien de son corps embaumé, 13 millions de roubles en 2016 (215 000 euros), avec celui, moitié moins cher, de l’« enterrement d’un haut représentant » prévu dans les lignes du budget national pour 4,6 millions de roubles, monument compris.
Le même jour, la moitié des rédacteurs du projet de loi, issus des rangs du parti au pouvoir, Russie Unie, ont précipitamment retiré leur signature. Ne sont plus restés que trois députés du parti ultra-nationaliste LDPR, rejoints par une poignée de leurs partisans à la Douma, la chambre basse du Parlement russe, pour essuyer la tempête.
De rage, en effet, Guennadi Zougianov, le dirigeant du Parti communiste russe reconstitué en 1993 après la chute de l’URSS, en a appelé au Conseil de sécurité de la Russie dirigé par Vladimir Poutine pour examiner l’affaire. « C’est un défi aux appels du président sur l’unité de la société », a-t-il tonné, cité par l’agence Tass.
« Provocation »
Pour le bouillonnant chef de file du parti dépositaire de l’héritage communiste, qui n’a pas hésité à qualifier de « salopards » les auteurs du texte (comme indiqué sur son site), il ne peut s’agir que d’une« provocation » à la veille de l’anniversaire du gisant né Vladimir Ilitch Oulianov le 22 avril 1870, et l’année même, qui plus est, du centenaire de la révolution. Sous l’effet de l’émotion, Guennadi Zougianov en a perdu sa boussole : le mausolée est un sépulcre compatible avec la « tradition orthodoxe », a-t-il assuré avant d’invoquer l’union de « la Sainte Russie ».
Ainsi interpellée, l’Eglise a fait connaître à son tour son point de vue. Patience, a-t-elle fait valoir dans un communiqué publié vendredi 21 avril, « l’enterrement de Lénine n’est qu’une question de temps ». Sa dépouille « est devenue otage des débats politiques de la société russe », déplore Alexandre Tchipkov, l’un de des porte-parole de la patriarchie de Moscou.
Mais surtout, ajoute-t-il, « pour les chrétiens la momification du corps est inacceptable. [Son] enterrement est une étape inévitable ». Toutefois, pour préserver « l’unité » du pays, l’Eglise recommande de choisir le « bon moment », c’est-à-dire pas maintenant. « Les forces destructrices utilisent n’importe quel prétexte pour créer une situation révolutionnaire », affirme son représentant.
Remplir un « vide juridique »
Rien qui puisse ébranler Vladimir Sissoiev, l’un des coauteurs du projet de loi. « Ça prendra peut-être des années, assure le député de Tioumen (Sibérie occidentale), mais c’est important que nous ayons présenté pour la première fois, sous cette forme [d’un projet de loi] le principe d’un ré-enterrement. Jusqu’ici, cela n’existait pas dans la législation or, selon les documents de 1924 et il n’en existe pas d’autres, Lénine a été “enterré”. Nous voulions ainsi remplir un vide juridique. »
Lorsqu’il décède le 21 janvier 1924, le fondateur de l’URSS a été placé dans de la glace afin d’être embaumé. Le mausolée deviendra ainsi son tombeau, en même temps qu’une curiosité touristique.
Sa présence sur la place Rouge ne fait pourtant plus l’unanimité. Depuis des années, une majorité de Russes plaide pour l’inhumation de Lénine. Selon le sondage de l’institut VtsIOM publié le 21 avril, 63 % des personnes interrogées se prononcent pour sa mise en terre, dont 32 % « dès que possible ».
Un autre sondage réalisé par Levada indique la même tendance avec 58 % d’opinions favorables, moitié pour l’enterrer au cimetière de Saint-Pétersbourg à côté de sa mère, un peu plus d’un tiers pour qu’il rejoigne les figures russo-soviétiques ensevelies au pied du mur du Kremlin. En même temps, 56 % des Russes estiment que le premier chef de l’URSS a joué un « rôle positif » dans l’histoire du pays, soit une nette hausse par rapport à 40 % en 2006. Cent après la révolution, la page Lénine n’est pas tout à fait tournée.
Correspondante à Moscou
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