Chiites et sunnites : la nouvelle guerre de trente ans
Samedi 09 Janvier 2016 à 10:00
Joseph Macé-Scaron
Ce sanglant conflit religieux, cette guerre qui nous apparaît, aujourd'hui, aussi insensée que fratricide, n'aurait jamais dû dépasser ses frontières régionales mais elle finit par entraîner directement ou indirectement tous les royaumes européens dans la mêlée.
L'exécution de dignitaires chiites a provoqué des manifestations notamment à Téhéran. - Sipa
"Demain, c'est écrit hier", écrit le romancier allemand Günther Grass dans Une rencontre en Westphalie, roman bruissant de formules et de fulgurances. L'action se passe alors que s'éternisent les pourparlers pour mettre fin à la guerre de Trente Ans. Cette guerre plongea au XVIIe siècle notre continent dans le chaos en opposant la dynastie des Habsbourg d'Espagne et du Saint Empire aux Etats allemands mais, surtout, les catholiques et les protestants. Cette guerre où l'emploi de mercenaires était la règle (d'où le nombre de batailles, près d'une soixantaine) fit trois millions de morts (sans compter les victimes de la peste) dans une Europe centrale qui en comptait dix-sept. Elle commença par une révolte des sujets tchèques contre leur souverain viennois, obsédé par l'idée d'imposer dans tous ses Etats et au-delà l'hégémonie de la vraie foi catholique, quitte à expédier ad patres les hérétiques, comprenez les protestants. Ce sanglant conflit religieux, cette guerre qui nous apparaît, aujourd'hui, aussi insensée que fratricide, n'aurait jamais dû dépasser ses frontières régionales mais elle finit par entraîner directement ou indirectement tous les royaumes européens dans la mêlée.
Ils sont tous deux enfants de Mahomet, mais chiites et sunnites se détestent. Cette haine familiale a atteint un point de non-retour avec la mort d'Hussein, le 10 octobre 680. La commémoration de son martyre est le rite principal du chiisme. Depuis cette date, les deux écoles, dont l'une est majoritaire à près de 85% dans le monde musulman, se jaugent, se provoquent et parfois s'entre-tuent. Mais l'antagonisme prend un nouveau tour quand leurs étendards sont relevés par deux puissances régionales : l'Arabie saoudite pour le sunnisme et l'Iran pour le chiisme. Flotte alors un parfum de guerre froide, d'autant que les intérêts économiques liés aux réserves de pétrole attisent encore davantage les tensions. Depuis la fin du XXe siècle, l'histoire s'accélère avec l'arrivée au pouvoir de l'ayatollah Khomeyni ; la guerre de 1980 entre Téhéran et Bagdad, qui fera près d'un million de victimes ; la violation de la trêve du pèlerinage de La Mecque, en 1987 ; la garde nationale saoudienne tirant sur les pèlerins iraniens ; la percée du Hezbollah au Liban ; la revanche chiite en Irak ; la guerre en Syrie, le printemps arabe conduit par la majorité de la population chiite sous domination sunnite, la guerre au Yémen menée par la dynastie saoudienne et ses alliés d'Al-Qaida contre les rebelles houthis soutenus par le Hezbollah et Téhéran... Bref, un chapelet de haines et d'exactions pour la plus grande "gloire" de la religion.
Dans l'Etat islamique, la décapitation se fait au couteau de cuisine ; en Arabie saoudite, elle se fait au sabre. Riyad a le bras plus long que la créature qu'il a mis bas. Samedi 3 janvier, les "pétro-autorités" saoudiennes ont exécuté le même jour des dizaines de radicaux sunnites, mais aussi quatre dignitaires chiites parmi lesquels le cheikh Nimr Baqr al-Nimr, présenté comme un "terroriste" impliqué dans des attentats. A l'annonce de cette exécution, des centaines de manifestations ont eu lieu dans le monde musulman. A commencer par Téhéran, où l'ambassade saoudienne a été en partie détruite, comme l'avait été celle de Grande-Bretagne en 2011. Le guide suprême, Ali Khamenei, a déclaré, dimanche 3 janvier, que "la main divine vengerait" le cheikh exécuté. En Irak, pays voisin à majorité chiite, on ne s'est pas contenté de protester dans la ville sainte chiite de Kerbala, des mosquées sunnites ont été visées par des attentats et un muezzin a été abattu. Au Liban, terre de jeu du Hezbollah, à Bahreïn dans la banlieue de Manama, au Pakistan à Lahore, à Karachi, à Islamabad, où le cinquième de la population est chiite, à Srinagar, principale ville du Cachemire indien, de violents affrontements ont eu lieu avec les forces de sécurité. A chaque fois, la même demande : que les pays rompent tout contact avec l'Arabie. En attendant, c'est plutôt cette dernière qui mène le bal en rompant toute relation diplomatique, économique et même sportive avec l'Iran (néanmoins les pèlerins chiites pourront toujours se rendre dans les villes saintes de La Mecque et de Médine, ne pas insulter le tiroir-caisse). En attendant la réunion de la Ligue arabe, sommée de se prononcer sur cette affaire, Riyad est parvenu à entraîner avec lui le Bahreïn, les Emirats arabes unis et... le Soudan, qui lâche son ami iranien de vingt ans pour bénéficier des milliards de dollars saoudiens. Un conflit qu'il est donc de moins en moins possible de qualifier de "régional".
Résumons : une dynastie affaiblie qui se raidit d'autant plus qu'elle sent le pouvoir lui échapper (pauvre roi Salman, si proche de Dieu, si loin des Etats-Unis, pourrait-on paraphraser), deux puissances régionales défendant deux religions devenues antagonistes, des spectateurs de plus en plus requis pour être des acteurs de ce morbide "je te tiens, tu me tiens...". Voilà de quoi refaire une nouvelle guerre de Trente Ans. Le parallèle est d'autant plus intéressant que de plus en plus nombreuses sont les voix qui s'élèvent pour tenir à peu près ce discours : au XVIIe siècle, la France de Richelieu avait eu l'intelligence politique de soutenir les protestants contre les catholiques. Le problème est que, à cette époque, le pays était assez fort pour ne pas être lié économiquement avec l'Europe des Habsbourg. Il n'est pas sûr, aujourd'hui, que nous ayons la même marge de manœuvre avec l'Arabie saoudite. Lorsque à Qatif, ville située sur la côte orientale du royaume où habitait l'imam, des manifestations ont éclaté, les forces de sécurité ont tiré au hasard et sans sommation, faisant plusieurs morts. Je ne crois pas avoir entendu Paris protester.
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