LEUR VIE EST UN ROMAN
Romain Gary prend son vol
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Portrait d'archives daté de novembre 1945, de l'écrivain français Romain Gary, en uniforme militaire, signant des autographes sur ses photos. AFP PHOTO Photo AFP
Ecrivains célèbres, ils auraient pu inspirer d’autres auteurs tant leur vie fut riche d’aventures. Aujourd’hui, Romain Gary, juif et résistant, miraculé d’un bombardier en 1943.
La balle a traversé la carlingue et frappé Gary au ventre. Le sang se répand sur son pantalon. Il passe sa main à l’intérieur : sa virilité est intacte ; la blessure n’est pas profonde, la boucle du parachute a amorti le choc. A moitié rassuré, il entend Langer, le pilote, qui crie dans ses écouteurs : «Touché aux yeux, je suis aveugle !» Sans pilote, percé de balles par la DCA allemande, l’avion livré à lui-même va s’écraser. Commence l’incroyable équipée qui vaudra à Romain Gary deux décorations et ses premiers articles.
Ce 25 novembre 1943, son escadrille de bombardiers «Boston» fonce au-dessus des côtes du Pas-de-Calais. Elle doit détruire une rampe de lancement de V1 [de l’allemand Vergeltungswaffe, «arme de représailles», ndlr] dans le bois d’Esquerdes, au sud de Saint-Omer. La Flak a tiré et touché l’appareil. Deux blessés, un avion aveugle. Renoncer ? Langer et Gary refusent de faire demi-tour. Langer ne voit rien ? Gary le navigateur lui prêtera ses yeux. Allongé dans le cocon en Plexiglas qui forme l’avant de l’appareil, il dirigera de la voix le Boston que Langer pilotera à l’oreille. A Esquerdes, l’appareil plonge en rase-mottes et réussit à lâcher ses bombes sur la cible : demi-tour vers l’Angleterre. La Manche franchie, on s’apprête à sauter en parachute. Mais au-dessus de Langer, le toit de l’avion est coincé. Impossible de l’ouvrir. Pour le mitrailleur et le navigateur, sauter, c’est condamner le pilote à la mort. Ils restent à bord. De la voix, les deux hommes dirigent Langer vers le terrain de Manston, au nord-est du Kent, où la piste est plus large. Dans le micro, Gary donne le cap, l’altitude, l’inclinaison de l’avion. Deux fois, ils manquent l’atterrissage. Mais la troisième est la bonne. L’avion se pose en rebondissant, dans un fracas d’acier malmené et de pneus qui crissent. Ils sont sauvés. Langer recouvrera la vue : ses paupières ont seulement été collées par des éclats de Plexiglas. Gary, évanoui, est transporté à l’hôpital où il est soigné pour une «plaie perforante à l’abdomen». L’Evening Standardpublie un long reportage sur l’exploit et Romain Gary parle à la BBC. A Noël, il revient à la base : les aviateurs de la France libre ont droit à un dîner au vin rouge et à un spectacle de Pierre Dac.
Dès 1940, Romain Gary s’est engagé dans les Forces françaises libres. On l’a expédié en Afrique puis au Levant, où il a attendu en vain des missions de guerre. Puis c’est l’Angleterre où la RAF (Royal Air Force), renforcée par des avions américains et des pilotes du monde entier, mène l’assaut contre le Reich. Gary est navigateur dans l’escadrille «Lorraine», basée à Hartford, où les Français ont été regroupés. Un de ses amis navigateurs s’appelle Pierre Mendès France. Rare, téméraire, l’engagement de Gary était à ses yeux une évidence. Roman Kacew, qui se fait appeler Romain Gary dans la France libre, est né de parents juifs à Wilno, ville de l’empire russe devenue polonaise entre les deux guerres sous le nom de Wilna, puis changée en Vilnius, capitale de la Lituanie. De là vient peut-être son goût pour les identités changeantes. Roman Kacew s’appellera successivement, selon les nécessités du moment, Romain Gary, Shatan Bogat, Fosco Sinibaldi ou Emile Ajar. Sous le premier et le dernier de ces faux noms, il obtiendra deux fois le prix Goncourt, pour les Racines du ciel en 1956 et la Vie devant soien 1975. Gary veut dire «brûle !» en russe, et Ajar «braise»…
En 1928, sa mère quitte la Pologne pour s’installer à Nice où elle tient un petit hôtel, la pension Mermonts, pendant que Roman s’inscrit au lycée Masséna. Juif polonais, un peu russe, un peu lituanien, tartare par ses ancêtres, le jeune Roman se sent vite français, patriote, et antinazi. Mobilisé en 1939, atterré par la défaite éclair de son pays d’adoption, sûr que les juifs de France seront persécutés, il n’attend même pas l’appel du général de Gaulle pour partir en Afrique continuer le combat. C’est un jeune homme ténébreux à la voix chaude, au caractère fantasque et volontaire, un dom juan slave, taiseux et rêveur.
Il a deux ambitions : se battre contre Hitler et devenir écrivain. Déjà il rédige des poèmes et des nouvelles, est amoureux de Gogol, de Dostoïevski, de Flaubert et de Malraux. En 1935, Gringoire, qui n’est pas encore l’hebdomadaire d’extrême droite tristement célèbre pendant la collaboration, publie l’Orage, une de ses nouvelles. Sa vocation est fixée.
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