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mardi 27 octobre 2020

Argent libyen: ce que révèle la nouvelle mise en examen de Sarkozy - le 21.10.2020

 

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Argent libyen: ce que révèle la nouvelle mise en examen de Sarkozy

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Les motifs précis de la nouvelle mise en examen de Nicolas Sarkozy pour « association de malfaiteurs », dont Mediapart a pu prendre connaissance, révèlent à eux seuls l’ampleur et la gravité des faits reprochés à l’ancien président. Ce dernier a lâché ses plus fidèles soutiens, Claude Guéant et Brice Hortefeux, devant les juges.

Les motifs précis de la nouvelle mise en examen de Nicolas Sarkozy dans le dossier des financements libyens, dont Mediapart a pu prendre connaissance, révèlent à eux seuls l’ampleur et la gravité des faits reprochés à l’ancien président de la République dans cette affaire d’État hors norme, probablement l’une des plus graves de ces dernières décennies du fait des implications financières, politiques et diplomatiques qu’elle met désormais au jour.

Devant les juges et les éléments accumulés par les enquêteurs depuis des années d’instruction, Nicolas Sarkozy a, pour sa défense, décidé d’en appeler au « bon sens » des magistrats, tout en se voyant contraint de lâcher sur procès-verbal ses plus proches lieutenants, les anciens ministres Claude Guéant et Brice Hortefeux, mais aussi son ex-collaborateur Thierry Gaubert et son ancien chef des services secrets Bernard Squarcini, selon les premiers extraits de ses procès-verbaux d’audition révélés par la presse (Le Parisien, puis Le Point).

Nicolas Sarkozy, en décembre 2019. © Nicolas Guyonnet / Hans Lucas via AFPNicolas Sarkozy, en décembre 2019. © Nicolas Guyonnet / Hans Lucas via AFP

L’ex-chef de l’État français a été mis en examen, lundi 12 octobre, pour « association de malfaiteurs » dans le dossier libyen, après l’avoir déjà été il y a deux ans au titre de trois autres incriminations pénales (« corruption », « recel de détournements de fonds publics » et « financement illicite de campagne électorale »).

Un ancien président mis en examen pour « association de malfaiteurs » : c’est une première dans l’histoire judiciaire française, a fortiori dans un dossier qui porte sur le soupçon de la corruption d’une démocratie, la nôtre, par une dictature, la Libye de Mouammar Kadhafi (1942-2011).

Cette quatrième mise en examen a été signifiée à Nicolas Sarkozy au terme de 44 heures d’interrogatoire, débutées le 6 octobre et étalées au total sur quatre jours, par deux juges d’instruction anticorruption du tribunal de Paris, Aude Buresi et Marc Sommerer.

D’après les termes de l’enquête des deux magistrats, Nicolas Sarkozy a été mis en examen :

« Pour avoir à Paris sur le territoire national et de manière indivisible en Suisse, aux Bahamas, au Panama, en Libye et au Liban, depuis 2005 et depuis temps non couvert par la prescription, participé à un groupement formé ou une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels d’un ou plusieurs délits punis de dix ans d’emprisonnement, en l’espèce :

  • des détournements de fonds publics commis par un agent public au préjudice de l’État libyen ;
  • les délits de corruption active et passive d’agent public ;
  • et le blanchiment de ces délits

en l’espèce, en ayant, alors qu’il était ministre, président de l’UMP et candidat à l’élection présidentielle, puis président de la République, mais agissant ainsi en dehors de ses fonctions, laissé ses plus proches collaborateurs et soutiens politiques sur lesquels il avait autorité et qui agissaient en son nom, à savoir Claude Guéant (directeur de cabinet, directeur de campagne, secrétaire général [de l’Élysée – ndlr], ministre de l’intérieur) et Brice Hortefeux (membre du bureau politique et secrétaire général de l’UMP, ministre des collectivités territoriales, ministre de l’immigration, ministre du travail, ministre de l’intérieur), et des intermédiaires officieux, tels que Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri,

  • agir afin d’obtenir ou tenté d’obtenir des soutiens financiers en vue du financement de sa campagne électorale
  • se rencontrer de manière confidentielle en France, en Libye, dans des lieux privés et officiels (ministère de l’intérieur, domicile de Ziad Takieddine, domicile d’Abdallah Senoussi, hôtels)
  • rencontrer des collaborateurs officiels de Mouammar Kadhafi tels qu’Abadallah Senoussi et Béchir Saleh, à l’occasion de voyages officiels mais de manière confidentielle et hors la présence des autorités officielles françaises
  • organiser des transferts de fonds publics de la Libye vers la France par virements via des comptes offshore et en espèces
  • organiser l’exfiltration de Béchir Saleh, susceptible d’apporter un témoignage sur les faits
  • et envisager des contreparties diplomatiques (le retour de la Libye sur la scène internationale, l’invitation de Mouammar Kadhafi en France), économiques (notamment contrat de matériel de surveillance du territoire libyen, engagement sur le nucléaire civil, contrat d’exploitation pétrolière Total), et juridiques (promesse de levée du mandat d’arrêt d’Abdallah Senoussi). »

Ces faits sont réprimés, d’après les juges, par les articles 450-1, 450-3 et 450-5 du Code pénal. À savoir : l’association de malfaiteurs stricto sensu (art. 450-1), assortie d’une possible interdiction des droits civiques (450-3) et d’une confiscation de tout ou partie du patrimoine (450-5) si le mis en cause venait à être condamné un jour par un tribunal correctionnel.

De gauche à droite : Brice Hortefeux, Claude Guéant, Thierry Gaubert, Nicolas Sarkozy, Mouammar Kadhafi, Béchir Saleh et Abdallah Senoussi. © Simon Toupet / Mediapart. Photos : AFP / capture d'écran France 2.De gauche à droite : Brice Hortefeux, Claude Guéant, Thierry Gaubert, Nicolas Sarkozy, Mouammar Kadhafi, Béchir Saleh et Abdallah Senoussi. © Simon Toupet / Mediapart. Photos : AFP / capture d'écran France 2.

Dans cette affaire, Nicolas Sarkozy est présumé innocent et dément la moindre malversation. Il a dénoncé devant les juges « l’inanité totale » de l’enquête, qualifiée par lui de « complot » il y a encore quelques mois.

Comme l’indiquent les motifs de mise en examen signifiés à Nicolas Sarkozy, les juges estiment pourtant disposer de « faits matériels » suffisants pour poursuivre l’ancien président, représenté pour sa défense par le célèbre avocat pénaliste parisien MThierry Herzog. Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog seront tous deux jugés en novembre prochain pour « corruption » dans un autre dossier, l’affaire Bismuth, en marge duquel se retrouve par ailleurs englué l’actuel ministre de la justice Éric Dupond-Moretti à cause d’une série de conflit d’intérêts.

La stratégie des juges d’instruction, qui ont tous travaillé à lutter contre le crime organisé et le grand banditisme avant de se spécialiser dans la délinquance en col blanc, n’est pas sans rappeler ce que d’autres magistrats, sous d’autres latitudes, aux États-Unis ou en Italie par exemple, ont fait pour mettre en défaut des phénomènes de type mafieux ayant gangréné l’État ou la puissance publique.

Nicolas Sarkozy paraît se retrouver aujourd’hui pris dans une tenaille judiciaire, qui l’implique à la fois à cause des actes commis « en son nom », d’après les juges, par Claude Guéant et Brice Hortefeux, alors placés sous son autorité directe, et par la manière dont il a lui-même, par la suite, comme ministre de l’intérieur ou président de la République, favorisé les intérêts de la Libye de Kadhafi contre toute rationalité étatique française.

Il est ainsi reproché à Nicolas Sarkozy, alors qu’il a enchaîné les plus hautes fonctions nationales (président de parti, ministre, candidat à la présidentielle, puis président), d’avoir « laissé » Claude Guéant et Brice Hortefeux négocier avec la dictature libyenne des financements occultes en vue de l’élection présidentielle de 2007 – ces financements recouvrent également des enrichissements personnels pour Claude Guéant, d’après l’enquête.

De fait, et Claude Guéant en septembre 2005, comme directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, et Brice Hortefeux en décembre de la même année, comme ministre délégué du même Sarkozy, se sont rendus en Libye pour y rencontrer secrètement, à Tripoli, un dignitaire du régime Kadhafi, à l’origine de versements occultes retrouvés depuis par les juges.

L’homme en question s’appelle Abdallah Senoussi. Il était alors le chef des services secrets militaires de la dictature mais aussi le beau-frère de Kadhafi. Problème : quand Claude Guéant et Brice Hortefeux le rencontrent à trois mois d’intervalle, à chaque fois dans le dos de la diplomatie française sur place, Abdallah Senoussi est depuis six ans recherché par un mandat d’arrêt émis par… la France, après avoir été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour avoir organisé l’attentat contre l’avion de ligne DC-10 d’UTA (170 morts). En un mot, un terroriste d’État.

Abdallah Senoussi, entendu en Libye, a affirmé que ces rencontres avaient été le prélude à la mise en place de financements cachés au profit de l’équipe Sarkozy. Ce qu’a confirmé en procédure l’intermédiaire Ziad Takieddine, qui a organisé les déplacements libyens des proches de Sarkozy et leurs deux rencontres secrètes avec Senoussi.

Ces deux réunions confidentielles avec un terroriste d’État recherché par le France, le tout dans le dos des autorités diplomatiques et consulaires françaises en Libye, sont devenues un point crucial de l’affaire libyenne.

Nicolas Sarkozy dit, lui, y être totalement étranger, condamné pour sa défense à mettre en cause ses plus loyaux collaborateurs. « Je n’ai jamais demandé une telle réunion et, si on m’avait demandé mon avis là-dessus, j’aurais clairement dit non. Je vais même plus loin : si on me demande si c’est une erreur, oui, pour moi, c’est une erreur. Voir Senoussi est une erreur, se laisser conduire par Ziad Takieddine chez Abdallah Senoussi est une erreur. Senoussi est recherché par la justice internationale. On n’a pas de contact avec lui, c’est un criminel. C’est ma position », a-t-il affirmé aux juges.

Manifestement sans grands égards pour Brice Hortefeux et Claude Guéant, Nicolas Sarkozy a aussi déclaré : « C’est une faute pour l’un comme pour l’autre. »

MM. Hortefeux et Takieddine, en 2005. © drMM. Hortefeux et Takieddine, en 2005. © dr
Au sujet des relations de proximité avérées liant l’intermédiaire Ziad Takieddine à Claude Guéant – il en fut de même avec Brice Hortefeux –, Nicolas Sarkozy n’a pas de mots assez durs : « Je ne me l’explique pas. Comme je ne m’explique la nécessité pour Claude Guéant de recevoir Ziad Takieddine. Ce n’est pas seulement le sujet abordé, c’est le principe de le recevoir. En ce qui me concerne, je n’ai jamais voulu avoir de contact avec lui. »

Une position qui a, de toute évidence, laissé sceptiques les juges. « Claude Guéant est-il crédule à ce point pour se faire rouler dans la farine par Ziad Takieddine ? », ont-ils demandé à l’ancien président. « Il faut bien le croire, hélas. En tout cas, cette crédulité, vous ne pouvez pas me la mettre sur le dos […]. Quand bien même j’aurais eu tort d’avoir, entre guillemets, un collaborateur ayant fait montre d’un manque de discernement, cela ne fait pas de moi un corrompu. »

Sollicités par Mediapart pour réagir à leur mise en cause par Nicolas Sarkozy, ni Brice Hortefeux ni Claude Guéant n’ont souhaité faire de commentaire.

Le poids est lourd qui pèse sur les épaules d’un Claude Guéant ; l’homme a consacré toute sa carrière à Nicolas Sarkozy et il se voit désormais sèchement désavoué par son ancien patron. En 2013, dans un texto intercepté par les policiers, son fils François Guéant l’avait d’ailleurs prévenu : « Je crois beaucoup à la théorie du bouc émissaire, et je crois que cela ne dérange pas ton ancien boss [Nicolas Sarkozy – ndlr], bien au contraire. Dans ces cas-là, il faut penser qu’à sa gueule, Papa. »

Il faut dire que la filière Senoussi des financements occultes libyens – ce n’est pas la seule, selon l’enquête – apparaît aujourd’hui comme un grand danger judiciaire pour l’équipe Sarkozy.

De fait, quelques jours seulement après la réunion Senoussi-Hortefeux en décembre 2005, à Tripoli, un proche de Nicolas Sarkozy, son ancien collaborateur Thierry Gaubert, a reçu sur un compte caché aux Bahamas 440 000 euros d’argent libyen, via l’intermédiaire Ziad Takieddine. Le transfert a eu lieu en février 2006 et a été suivi jusqu’en 2007 du retrait d’au moins 200 000 euros en cash par le même Gaubert, sur le territoire français.

Nicolas Sarkozy a expliqué devant les juges qu’il ne fréquenterait plus Thierry Gaubert « depuis 1996 ». Seulement voilà, en perquisitionnant début 2020 l’appartement de Thierry Gaubert à Neuilly-sur-Seine, les policiers ont découvert les preuves (lettres personnelles, invitations, cadeaux, etc.) que les deux hommes n’avaient en réalité jamais cessé d’échanger.

Ce volet de la gigantesque affaire libyenne est d’autant plus embarrassant que les policiers et les juges détiennent plusieurs preuves des diligences faites entre 2005 et 2009 par l’équipe Sarkozy, y compris de son avocat personnel MThierry Herzog, pour tenter de blanchir judiciairement Senoussi et faire sauter le mandat d’arrêt qui le visait, comme n’a cessé de le réclamer Kadhafi. Une réunion a même eu lieu sur le sujet en mai 2009 à l’Élysée, dans le bureau de Claude Guéant, quand Nicolas Sarkozy était président.

« C’est une monstrueuse calomnie », a dénoncé Nicolas Sarkozy dans le cabinet des juges.

Ziad Takieddine s’est également accusé d’avoir lui-même convoyé 5 millions d’euros d’argent libyen pour les remettre en mains propres entre fin 2006 et début 2007 à Claude Guéant et Nicolas Sarkozy, ce que les deux hommes démentent farouchement.

Claude Guéant, le 28 septembre 2015, au tribunal de Paris. © ReutersClaude Guéant, le 28 septembre 2015, au tribunal de Paris. © Reuters
Les policiers ont souligné dans un pré-rapport de synthèse l’« usage immodéré » des espèces par Claude Guéant, qui avait d’ailleurs ouvert le temps de la campagne présidentielle de 2007 une chambre forte géante à la BNP. Interrogé sur le contenu de cette chambre forte, il avait dit y avoir notamment entreposé des discours de Nicolas Sarkozy. Interrogé sur ces faits, l’ancien président a de nouveau mis en cause son ancien bras droit devant les juges : « Je ne vois pas pourquoi on avait besoin de louer un coffre-fort où un homme pouvait tenir debout. » Et d’ajouter : « Je n’ai pas à rendre compte de ce qu’ont fait ou pas fait les autres dans ce dossier. »

L’enquête judiciaire a également établi que des fonds en espèces, non déclarés aux autorités de contrôle, avaient abondé la campagne présidentielle, comme a dû le reconnaître son trésorier, l’ancien ministre Éric Woerth, tout en essayant d’en minimiser les montants. Les policiers et les juges ont pu d’ores et déjà établir la réalité de plusieurs centaines de milliers d’euros non déclarés, qui ont été utilisés pour payer les seules primes de fin de campagne de salariés de l’UMP.

« Il n’y a jamais eu ni de près ni de loin, ni en liquide, ni en virement, le moindre centime libyen pour financer ma campagne. Vous pourrez investiguer dans tous les pays du monde, dans toutes les banques, vous ne trouverez rien, parce qu’il n’y a rien », se défend au contraire Nicolas Sarkozy.

Autre volet majeur de l’affaire libyenne : la filière Saleh, du nom de Béchir Saleh, l’ancien directeur de cabinet de Kadhafi. Celui-ci est suspecté d’avoir supervisé une partie du financement occulte de la campagne, mais aussi d’être impliqué dans l’enrichissement personnel de Claude Guéant qui a perçu, en mars 2008, 500 000 euros pour l’aider à s’acheter un appartement parisien.

Alors qu’il était visé par une notice rouge d’Interpol émise au lendemain de la chute du régime Kadhafi, Béchir Saleh a non seulement été protégé par les autorités françaises, mais aussi exfiltré en mai 2012 de France à la suite de révélations de Mediapart le mettant en cause dans l’affaire libyenne.

Cette opération d’exfiltration, digne d’un film d’espionnage, a été organisée et pilotée par le chef des services secrets intérieurs français, Bernard Squarcini, un autre intime de Nicolas Sarkozy, que ce dernier n’hésite pas non plus à lâcher indirectement pour se sauver de la nasse judiciaire dans laquelle il semble être désormais. « Ce n’est pas normal ce qui s’est passé, mais on ne peut pas me le reprocher, ni activement ni passivement », a dit l’ancien président.

« Vous n’imaginez pas une minute que cela passe par moi ? », a-t-il assuré, saisissant l’occasion de mettre en cause une nouvelle fois Claude Guéant, alors ministre de l’intérieur.

Sollicité, Bernard Squarcini n’a souhaité faire aucun commentaire.

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