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vendredi 30 mai 2025

L'actualité littéraire HEBDO avec BIBLIOBS - Vendredi 30 Mai 2025

 

BibliObs

Vendredi 30 mai 2025

Dans son passionnant « Journal de sortie d’inceste » (Marabout), la dessinatrice Cécile Cée décrit avec minutie les incestes qui ont abîmé sa famille et sa vie et enquête sur ce qu’elle appelle le système de l’inceste. Les dessins crayonnés alternent avec des textes émaillés de nombreuses citations de Dorothée Dussy, Muriel Salmona, Bruno Clavier, Paul-Claude Racamier et autres auteurs ayant travaillé sur le sujet.

Depuis plusieurs années, Cécile Cée multiplie les interventions autour de l’inceste via Instagram et son livre a rencontré un écho assez large (lire par exemple cet entretien avec ma collègue Alice Truong). Mais l’un des éléments les plus inattendus de son investigation n’a pas été relevé. C’est un passage d’une dizaine de pages, vers la fin de l’album où l’on voit d’un coup surgir Proust. Pourquoi Proust ?

Dans ce passage, l’autrice s’intéresse au cliché souvent mobilisé en défense des artistes ayant commis des violences sexistes et sexuelles (VSS) et selon lequel il faudrait séparer l’homme de l’œuvre. Un argument bien commode pour dire par exemple que, tout harceleur qu’il fut, Depardieu reste « un monstre sacréééé » − et continuer à le faire tourner sans se poser plus de questions.

Les tenants du « il faut séparer l’homme de l’œuvre » renvoient souvent au « Contre Sainte-Beuve », un écrit de jeunesse de Proust. Sainte-Beuve, l’un des critiques littéraires les plus en vue de la fin XIXe, affirmait qu’il fallait connaître en détail la vie d’un auteur pour comprendre une œuvre (et lui donner un brevet de moralité). A quoi Proust avait répondu : « Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. »

Cette « théorie des deux moi » (le moi littéraire et le moi mondain) a été copieusement utilisée par les théoriciens de la littérature des années 1960 et 1970 pour étayer leur thèse centrale, d’inspiration structuraliste. Pour étudier un texte, affirmaient-ils, il est inutile de s’intéresser à son contexte ; seules comptent les « structures profondes » que l’analyse va mettre à nu. Cela s’appelait la sémiotique et la formulation la plus achevée fut « la Mort de l’auteur », publié en 1967 par Barthes.

Mais voilà : contrairement à ce que laisse croire ce récit, le « Contre Sainte-Beuve » n’est pas vraiment un livre et encore moins un manifeste pour « séparer l’œuvre de l’auteur ». En réalité, c’est seulement une des premières versions de ce qui deviendra « la Recherche du temps perdu ». Retrouvé dans les archives de la famille Proust, le brouillon deviendra livre par la volonté d’un éditeur, en 1954, bien après la mort de l’auteur.

Voilà ce que Cécile Cée nous apprend, renvoyer le lecteur à l’entretien donné à Adèle Van Reeth par Mathieu Vernet, éditeur des essais de Proust à la Pléiade, en 2022, dans l’émission « les Chemins de la philosophie ». Mathieu Vernet y explique que, quand Proust oppose le « moi » de l’auteur et le « moi » qui s’exprime « dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices », le mot-clé est « vice ». A l’époque, il désigne sans aucun doute possible l’homosexualité. Alors qu’il s’apprête à écrire son grand œuvre, dont ce sera l’un des grands sujets, Proust est terrorisé à l’idée à quelqu’un fouille un jour dans ses affaires et découvre son orientation sexuelle.

En quelque sorte, il invente une loi littéraire pour prendre les devants. Rien de plus. Du reste, par la suite, il ne s’empêchera nullement d’aller fouiller dans les coulisses lorsqu’il s’est intéressé à Balzac ou Baudelaire. « Je crois bien que Proust n’était pas convaincu de la pertinence de cette distinction entre le moi social et le moi profond », ajoute Mathieu Vernet.

La morale de cette drôle d’histoire, conclut Cécile Cée, c’est de découvrir qu’une distinction bricolée pour « protéger les minorités sexuelles » a été détournée pour devenir, avec le temps, « le bouclier ultime des artistes accusés de viols et d’agressions sexuelles pour parer à toute critique de leur comportement ». Tout cela à cause d’un malencontreux brouillon…

Eric Aeschimann

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