Il avait suffi d'un livre, Les Fossoyeurs (Fayard, 2022), pour plomber le groupe Orpea, numéro un mondial des Ehpad et des cliniques. Trois ans d'enquête valurent le prix Albert Londres au journaliste Vincent Castanet. La médiatisation fut méritée.
En sera-t-il de même pour Jérôme Coulombel, auteur de Carrefour - la grande arnaque. C'est peu probable. Sorti mi-septembre aux éditions du Rocher, l'écho n'est pas à la mesure du scandale et les recensions (citons France Bleu, France Info, Le Parisien ou Le Monde) ne poussent pas le sujet en haut lieu.
Comment l'expliquer ? Si l'enquête est explosive, son auteur ne cherche pas à dynamiter Carrefour mais à faire changer les pratiques du groupe qui, coté en bourse, se distingue d'autres enseignes comme Leclerc, Auchan, Intermarché ou Système U dont Jérôme Coulombel ne parle pas. Sa démarche de lanceur d'alerte laisse toujours planer une question : a-t-il des comptes à régler avec son ancien employeur auquel il resta soumis pendant 27 ans ? Car ce n'est qu'en 2016, lors d'un contentieux avec un franchisé, qu'il prend la mesure des choses.
Jérôme Coulombel est alors directeur juridique du département contentieux de Carrefour France, membre du top 100 des cadres dirigeants du groupe. Pour qu'il parte et se taise, Carrefour lui offrira 800 000 euros, somme qu'il refusera. Une fois libre, des franchisés le solliciteront. Aujourd'hui, il en représente 800. Ce désintéressement et ce dévouement le distinguent du journaliste prospérant sur le scandale. Son enquête ne lui rapportera rien d'autre que des ennuis (garde à vue et perquisition), et s'il sera relaxé des accusations de vols, chantage et extorsion de fonds, sa famille en pâtira.
Que dit Jérôme Coulombel ? Il pointe un « système mafieux », pas des dérives marginales mais un montage destiné à engraisser le groupe et ses actionnaires au détriment de quatre acteurs : les franchisés, les salariés, les fournisseurs et les consommateurs.
Sur 5900 magasins Carrefour, 5000 sont franchisés ! Autant dire que le groupe vit sur le dos des commerçants indépendants. Mais le monde économique étant peu démocratique, ce nombre ne change rien. Si la franchise fait rêver l'entrepreneur sans expérience, ni fonds propres, ni notoriété, « le magasin qui vous ressemble (…) vous attend comme la souricière attend le rat », écrit Jérôme Coulombel. Qu'il soit Carrefour Contact, Express, City, Market, Bio, Montagne, Promocash, le petit commerçant alléché par la marque sera étranglé par un contrat léonin qu'il aura eu tort de signer trop vite. Stéphane, le premier franchisé à oser parler, explique fort bien ce modèle gagnant-perdant (p.63).
Le groupe impose aux franchisés d'acheter ses marchandises en moyenne 25 à 28 % plus cher qu'auprès de n'importe quel autre grossiste. Il prend aussi des participations dans chaque franchise pour se constituer une minorité de blocage. Via un pacte d'associés, il pourra aussi fixer la valeur des parts aux dépens du commerçant qui ne les vendrait pas au prix du marché. De plus, le franchisé n'a pas accès à la justice étatique. Pour aller en contentieux sur les quatre contrats Carrefour (franchise, approvisionnement, statut de la société et pacte d'associé), il en coûte 100 000 euros par arbitrage privé, soit 400 000 euros « pour commencer à jouer », dit Coulombel. Et les franchisés n'ayant pas de rentabilité, ils sont dissuadés d'agir. Au reste, les décisions arbitrales sont confidentielles, ce qui explique aussi le peu d'écho que reçoit ce scandale.
Autres victimes : les salariés. Dépendant de la franchise, ils perdent les avantages sociaux du groupe. Quant aux fournisseurs, s'ils veulent accéder aux 20 % de parts de marché que représente Carrefour, ils n'ont pas d'autre choix que d'accepter le contrat de coopération commerciale dont Coulombel juge les prestations « fictives ou totalement disproportionnées ». Enfin, le consommateur paie plus cher mais ne le sait pas, vu la puissance publicitaire de l'enseigne.
Réfléchir au modèle coopératif serait opportun en ces temps d'inflation. Le client y paie jusqu'à 10 % moins cher, quand le franchisé multiplie par 4 ses résultats, embauche des salariés, leur verse un 13e mois, et augmente son assortiment de 5000 références. Mais, ajoute-t-il, « il n'y a pas d'actionnaires à rémunérer ». Ancien de Promodès, Jérôme Coulombel se souvient de l'humanité du grand patron Paul-Louis Halley envers tous les acteurs de l'entreprise, avant qu'elle fusionne avec Carrefour en 1999, « début d'une descente aux enfers pour les franchisés », précise-t-il. Il y a vingt ans, l'action Carrefour cotait 98 euros, elle est à 16 aujourd'hui. La marge de manœuvre est faible ; la pression n'est pas près de baisser.
Bruno Le Maire va-t-il réagir ? Les franchisés ont assigné le ministre de l'Économie. Ils attendent toujours. Le fait que Morgane Weill, patronne des supermarchés Carrefour, ait quitté son poste pour le rejoindre à Bercy n'incite pas Jérôme Coulombel à espérer.
Louis Daufresne
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