Translate

vendredi 28 avril 2023

L'actualité littéraire HEBDO avec BIBLIOBS - Vendredi 28 avril 2023

 

BibliObs

Vendredi 28 avril 2023

L’irruption des innovations technologiques dans nos vies produit des effets inattendus. Ainsi de ChatGPT − l’intelligence artificielle conversationnelle créée par l’entreprise américaine Open IA et adoptée en quelques semaines par plus de 10 millions d’utilisateurs −, et des générateurs d’images (Imagen, Dall-e ou encore Midjourney) dont les productions inondent désormais les réseaux. Ces services ont en commun de perturber notre rapport au réel. ChatGPT fonctionnant à base de statistiques (la réponse qu’il donne à nos questions est la suite de mots la plus probable obtenue par le brassage de milliards de données textuelles), il ne fait aucun cas de la différence entre vrai et faux, entre réel et fiction. Il vous écrira par exemple une très bonne biographie synthétique d’Emmanuel Kant, mais, si vous lui demandez s’il a eu un animal domestique, il vous expliquera que le philosophe avait un perroquet du nom de « Jacobi », l’« information » apparaissant dans un roman. Quant aux générateurs d’images, ils permettront, comme on l’a vu récemment, de produire une photo presque parfaite du pape François vêtu d’une magnifique doudoune matelassée ou d’Emmanuel Macron aux prises avec la police dans une manifestation.

Et nous voici plongés dans un état de constante perplexité face à ce qui nous est donné à lire et à voir, état qu’il va nous falloir apprendre à habiter sans angoisse parce qu’il risque fort de se prolonger. Le premier réflexe, c’est de tout vérifier. C’est un bon réflexe (après tout, c’est le premier qu’on apprend en journalisme) et il nous sera sans doute de plus en plus utile à l’avenir. Mais ne rêvons pas, nous n’y souscrirons pas à chaque instant, car c’est épuisant, et pas toujours possible. Alors, il faudra le reste du temps adopter une autre posture que la suspicion, et trouver une attitude plus réconfortante pour accueillir la production de ces machines que la déploration d’un réel perdu. Et là, la littérature pourrait nous servir.

A la fin du XXe siècle, nous est arrivé d’Amérique latine un courant dont le plus éminent représentant est l’écrivain colombien Gabriel García Márquez − auteur notamment de « Cent ans de solitude » et lauréat du prix Nobel de littérature en 1982 − et qui s’est baptisé le « réalisme magique ». Sa particularité, comme une partie du syntagme l’indique, est de faire preuve d’une formidable précision dans la description du réel, par un foisonnement de détails et un vaste vocabulaire, qui figure admirablement bien la variété de la nature, des objets, des corps ou encore des sentiments. Sachant que bien souvent, ces écrivains ayant une connaissance encyclopédique des histoires locales et des luttes politiques les traversant, ils prenaient soin d’inscrire leurs fictions dans des contextes eux aussi très précis. Pour autant, et c’est la part « magique » de ce « réalisme », il n’est pas rare dans ces œuvres qu’un animal se mette à parler, qu’un personnage vive deux cents ans ou que le plomb devienne de l’or. C’est même tout à fait normal. Personne ne s’en offusque dans le roman, et le lecteur est pour sa part ravi.

Il faudrait donc que nous nous auto-prescrivions en urgence la lecture de García Márquez et de ses collègues. Elle nous mettrait dans un état très favorable pour accueillir les IA. Nous serions prêts à accepter qu’elles produisent un réel qui est à la fois vrai et faux, un réel où la présence possible du faux n’abolit pas la vérité. Et même, nous en jouirions. Nous pourrions alors, pour paraphraser la belle expression de la philosophe américaine Donna Haraway, « vivre heureux dans le trouble ».

Xavier de La Porte

Notre sélection
Pourquoi le milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière collectionne-t-il les salles de spectacle ?
La suite après cette publicité
 
   
  
 
   
 
   
  
 
   
Contribuez à l'information durable, découvrez nos offres d'abonnement

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire