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Cet article revient sur l’entretien donné par Emmanuel Macron à L’Express qui est paru les 22 et 23 décembre. Beaucoup a déjà été dit et écrit sur cet entretien qui n’est pourtant pas le sommet de la pensée contemporaine. Le lieu commun de plateau télé aura été de voir un « retour du en même temps » sur les « questions d’identité ». La vacuité de ce commentaire masque un virage considérable du Président depuis 2017. Réputé pendant sa campagne acceptant le métissage de la société française, refusant la centralité de l’enjeu de l’immigration et prêt à un travail mémoriel sur le passé colonial français, le voilà qui accrédite de concept « d’insécurité culturelle » créée par l’immigration, défendant des personnages historiques critiqués pour leur antisémitisme ou leur racisme. Les quelques phrases sur le « patriotisme républicain » ou la « Nation d’idée » sont juste les restes de son trajet accéléré vers les rivages de la droite anti-républicaine. Je ne m’attarderai pas sur la critique du rapport à l’histoire développé par Macron. Je vous renvoie à la note de blog de Jean-Luc Mélenchon, « Macron et l’Histoire comme amnistie des dominations ». Il y explique pourquoi être français, ce n’est pas accepter comme une fatalité les héritages de Pétain, Maurras et Colbert. Il développe l’idée d’une mémoire patriote française pleinement ancrée du côté de l’émancipation, de la liberté et contre ses ennemis. 

Macron et le roi 

Cet entretien a montré aussi le rapport compliqué de Macron avec la démocratie. Au détour de ses réponses, il laisse échapper des formules et des raisonnements qui montrent sa profonde méfiance à l’égard de l’idée démocratique, c’est-à-dire l’égale dignité des citoyens à participer à la décision politique. En cela, Macron se place en héritier du courant politique et philosophique qui combat la Révolution de 1789 depuis son déclenchement. Ce n’est pas la première fois qu’il se place du côté de cette vision du monde. Alors qu’il était encore ministre de l’économie de François Hollande, il avait défendu dans un entretien au journal Le 1 la thèse contre-révolutionnaire de l’absence du roi dans la France républicaine. « Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace » disait-il alors. 

Dans cette affirmation, Macron contestait en fait la possibilité de construire une société politique harmonieuse avec comme bases la souveraineté du peuple et les droits de l’Homme et du Citoyen. Car c’est précisément pour faire advenir une telle société que la France s’est débarrassée de la figure du roi. Pendant la Révolution, le parti monarchiste a tenté de refuser par tous les moyens l’avènement de la souveraineté populaire afin de conserver celle du monarque de droit divin à la place. Cette ligne de conduite s’est cristallisée dans les débats constitutionnels sur la question du droit de véto du roi. Les conservateurs de l’Assemblée constituante voulaient, en 1790, que le roi conserve un droit de véto sur les actes de l’Assemblée représentant la volonté du peuple. Les révolutionnaires, au contraire, arguaient qu’il était injuste de donner la possibilité à la volonté d’un seul homme d’aller contre celle de la majorité. Au fondement de la théorie politique de la Révolution française, il y a la philosophie des Lumières radicales, qui postule l’égalité absolue entre les êtres humains. L’ordre politique juste est celui qui reconnait cette égalité et donne une voix égale à chacun. C’est la souveraineté populaire qui remplace la souveraineté monarchique, fondée au contraire sur une hiérarchie entre les êtres humains - hiérarchie voulue par Dieu pour les penseurs réactionnaires de cette époque. Regretter le roi, comme le fait Macron, c’est donc vouloir mettre des limites à la souveraineté du peuple et à l’égalité entre les êtres humains. 

Macron contre l’Égalité 

Revenons à l’entretien à L’Express. Le Président revient sur ce regret d’une façon différente, par la rhétorique du « nivellement ». La première partie de l’entretien porte sur les crises successives depuis 2017 et la crise sanitaire mais dérive vite sur l’organisation du débat public. Et Macron s’en plaint. Il le trouve de mauvaise qualité et faisant une trop grande part aux rumeurs, aux fausses informations et faux complots. Il avance une raison structurelle à cela : « Le problème clef pour moi, c'est l'écrasement des hiérarchies induit par la société du commentaire permanent : le sentiment que tout se vaut, que toutes les paroles sont égales ». Nous y voilà. Le problème de notre société, et, on le lit entre les lignes, la cause de ses propres difficultés à mettre en place sa politique, c’est que « toute les paroles sont égales ». Mais le principe de la démocratie n’est-il pas précisément que toutes les paroles sont égales ? Une femme, un homme, une voix. L’accès universel au débat public est le prolongement naturel du suffrage universel. Notons que l’on en est très loin pour l’instant. Les médias traditionnels, audiovisuels ou écrits sont aux mains de quelques oligarques. Quant aux communications sur internet, elles sont régies par des règles qui nous échappent largement, nous y reviendrons. Mais pour Macron, c’est déjà trop apparement. Les quelques espaces ouverts par les réseaux sociaux sont responsables de « ce poison qui nous menace » : le « nivellement complet ». Ainsi, l’élargissement du droit à la parole produirait des critiques injustes pour le pouvoir et des théories complotistes rejetant la parole des « experts », le tout étant amalgamé par Macron. Finalement, ce bouleversement dans l’ordre des choses, dans « les hiérarchies » cause selon lui beaucoup de malheurs, « des conséquences psychologiques et sociales terribles ». Si son propos concerne spécifiquement l’économie de l’information et l’organisation du débat public, on peut le faire monter en généralité. La maxime suivante résumerait bien la pensée macronienne : l’égalité créé du désordre. 

Dans les pas des ennemis de la Révolution française 

Cet axiome n’est pas original. Il est au coeur de la pensée des « anti-Lumières », pour paraphraser Zeev Sternhell, historien israélien décédé en juin 2020. À la fin du 18ème siècle, le noble savoyard Joseph de Maistre publiera des écrits contre la Révolution française, fondateurs pour la pensée réactionnaire. Il prend notamment la peine d’écrire un livre entier pour répondre à Rousseau et son Discours sur l’origine de l’inégalité entre les Hommes. Maistre pose la thèse contraire de l’inégalité entre les hommes. Un autre chroniqueur férocement anti-Révolution française, l’anglais Edmund Burke, caractérisa la démocratie d’une formule méprisante : « la dictature de la populace ». Il prendra comme adversaires philosophiques principaux dans ces écrits Rousseau et Voltaire, deux grandes références des révolutionnaires français. Ce sont aussi, surtout Rousseau, les ennemis de Charles Maurras, théoricien de l’extrême-droite française du début du 20ème siècle. Lui aussi propose dans ses livres l’inégalité immuable entre les hommes comme un fondement des sociétés humaines. Il est d’ailleurs défendu par Macron dans l’entretien entre les méchants de la « cancel culture ». 

Un autre contre-révolutionnaire, français cette fois, Louis de Bonald faisait dans sa Théorie du pouvoir politique et religieux, le même reproche que Macron adresse au débat public à la transformation des Etats généraux en Assemblée nationale en 1789, le fameux « écrasement des hiérarchies » : « en effet, il est contre la nature des êtres, que des professions distinguées soient confondues avec celles dont elles sont distinguées ; que les professions sociales se mêlent aux professions naturelles, et que des propriétaires, dont les uns, comme le clergé et la noblesse, sont investis de propriétés sociales, et les autres, comme le troisième ordre, ne possèdent que des propriétés personnelles, se réunissent pour délibérer en commun sur la propriété ». Il faut se rappeler de quoi il parle. Dans les Etats généraux de la monarchie, les députés sont classés en trois ordres : la noblesse, le clergé et le tiers-état. Chaque ordre a une voix unique. Ce qui permettait aux deux ordres privilégiés, représentant moins de 5% de la population française d’avoir toujours le dernier mot. La rupture des députés du tiers état d’avec cette règle et leur constitution en Assemblée nationale change la donne : désormais, c’est un député, une voix. Le désordre était prévisible selon Bonald car on a permis à des gueux d’avoir un droit égal à la parole que des nobles, au mépris d’une hiérarchie séculaire. Macron ne dit pas autre chose. Il se met dans la filiation de Jospeh de Maistre, de Louis de Bonald, de la noblesse réfractaire, des adversaires de Rousseau, Voltaire et de 1789. 

Complotisme : le peuple coupable ?

Le raisonnement sur lequel s’appuie cette attaque contre l’égalité est par ailleurs bien fragile. Son argument principal est le complotisme. Macron et L’Express constatent une progression inquiétante des théories qui prétendent expliquer le monde à partir de complots délirants et faux. Le coronavirus a été créé volontairement pour servir de prétexte à l’asservissement de l’Humanité, les vaccins sont un projet secret de Bill Gates pour nous tracer, la seconde vague est une invention et tout est orchestré par des sociétés secrètes, illuminati ou franc-maçons, etc. Admettons avec Macron l’ampleur de ces phénomènes. Qu’est ce qui permet au Président d’affirmer que sa cause se trouve dans l’égalité des paroles ? Pourquoi cette hypothèse lui parait si évidente, comme au journaliste, à qui il ne vient pas à l’idée de l’un ou de l’autre de la prouver ? En réalité, le problème est la vitesse de circulation sur les réseaux sociaux de telles théories délirantes. Elle est souvent plus rapide que d’autres informations ou d’autres types de contenus sur les mêmes sujets. Une étude du MIT avait conclu en 2018 qu’une fausse information sur twitter se répandait en moyenne 70% plus rapidement qu’une vraie. Sur YouTube, plusieurs expériences ont montré qu’au bout d’un certain temps, la probabilité que la plateforme propose dans les vidéos suggérées des contenus complotistes devient très élevée. Idem pour Facebook. Mais les raisons expliquant ce phénomène ne réside par dans la bêtise particulière des utilisateurs. Il s’agit plutôt de la manière de fonctionner des algorithmes. Les machines qui déterminent le contenu présenté aux utilisateurs de ces sites ont appris que les théories du complot déclenchaient généralement les réactions émotionnelles attendues pour faire rester ceux-ci le plus longtemps possible connectés. C’est pourquoi ces algorithmes avantagent automatiquement les vidéos, les groupes, les tweets complotistes. Ce qu’ils cherchent c’est à maximiser les profits de Google, Facebook ou Twitter et donc à attirer le plus de monde possible pour le plus longtemps possible avec le plus d’interactions possible. C’est comme cela qu’ils peuvent vendre plus de publicités et récolter plus de données numériques pour améliorer le ciblage de ces publicités. L’épidémie de complotisme diagnotiquée par le docteur Macron n’a donc rien à voir avec les progrès de la démocratie de l’information. Il s’agit bien d’un sous-produit du capitalisme numérique, c’est-à-dire, au contraire, d’un système très inégalitaire. La fortune des fondateurs de Google est 1,5 millions de fois supérieure à l’épargne moyenne des utilisateurs français de Youtube. Difficile de parler de « l’écrasement des hiérarchies ». Il s’agit bien d’un préjugé anti-démocratique. 

Macron n’est pas un patriote

Dans la deuxième partie de ce même entretien, Macron se dit « patriote ». Mais l’est-il vraiment ? Peut-on être un patriote français et rejeter comme il le fait l’héritage philosophique et politique de la Révolution ? Dans « patriotisme républicain », il y a républicain. Le patriotisme français se rapporte à la France républicaine. Il lie l’amour de son pays à la fierté d’avoir des institutions démocratiques et d’être ainsi un peuple libre. Non, le patriotisme ne se résume pas à un « attachement charnel » à « des textes, des fleuves, des paysages, une littérature », comme il le dit. Ce n’est sûrement pas la réhabilitation de Pétain et Maurras. Tout ceci est au mieux un chauvinisme sentimental et au pire un nationalisme excluant. Mais depuis la Révolution, le sentiment de fierté populaire d’être un français s’attache à être dans le camp des Lumières, de l’égalité entre les êtres humains, de leur liberté individuelle et politique. C’est ce patriotisme qui a fait les plus belles heures de la France moderne. Macron ne peut pas l’incarner.