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dimanche 10 novembre 2019

Le mot "islamophobie" est "hypocrite" selon le linguiste Alain Rey - le 10.11.2019



https://www.huffingtonpost.fr

   POLITIQUE
10/11/2019 05:09 CET

Le mot "islamophobie" est "hypocrite" selon le linguiste Alain Rey

La manifestation du 10 novembre contre "l'islamophobie" a suscité la polémique notamment en raison de son nom. Le linguiste Alain Rey explique pourquoi il est "hypocrite" quels que soient ceux qui l'utilisent.


Par Astrid de Villaines
Mosquée

AFP
Mosquée "La Duchère" à Lyon, novembre 2016

SOCIÉTÉ -  Avant même de pouvoir compter les participants, la “manifestation contre l’islamophobie du 10 novembre a fait un flop. Car une grande partie des signataires politiques de l’appel publié dans Libération le 1er novembre ont finalement changé leur fusil d’épaules. Il y a eu l’argument “signer un appel à manifester ne veut pas dire d’aller manifester”, il y a eu “je ne veux pas défiler à côté de certains organisateurs” et il y a eu “le mot ‘islamophobie’ me pose problème”.
Cela fait des années que le terme suscite la polémique et est sans cesse renvoyé à la figure de deux camps distincts. Ceux qui pensent qu’il empêche toute critique de l’Islam comme religion à des fins politiques et ceux qui jugent qu’il permet de nommer et dénoncer la haine contre les musulmans. Pour prendre de la hauteur et en revenir à la sémantique, le linguiste Alain Rey, 91 ans, livre au HuffPost son analyse. 
Le spécialiste de la langue française estime que le mot est “vide de sens”. Il déplore que, de part et d’autre, il soit utilisé à des fins “politiques” et aimerait voir le mot “islamophilie” utilisé plus souvent. Conversation.

Le HuffPost: Que signifie le mot islamophobie ?
Alain Rey: C’est toujours très difficile de donner un sens précis à ce genre de mot qui terminent en “phobie”. Ça vient du grec. D’abord, ça s’est employé chez les médecins ou les psychiatres pour désigner une peur maladive du domaine de l’affectif qui l’emporte sur le rationnel. Tous les mots en “phobie” sont à envisager et à discuter parce qu’ils entraînent des réactions politiques ou sociales en fonction du point de vue où on se place. Quant à “Islam”, c’est le nom d’une religion. Donc l’islamophobie devrait être la peur panique et donc la haine d’une religion qu’est l’Islam. Si on en était resté à ça, il n’y aurait pas de discussion, car ça voudrait dire que c’est une haine hostile envers les musulmans. 

Pourquoi n’en est-on pas resté là comme vous dites?
Vous avez des “islamophobes” qui sont des défenseurs de la laïcité qui critiqueraient tout aussi bien le judaïsme ou le christianisme et vous avez des “islamophobes” qui sont contre la population maghrébine installée en France. Le mot a dérapé dès le départ et il devient complètement faux. Ce serait la même chose si on parlait de “christianophobie” ou de “judéophobie”.
Est-ce pour cela qu’on a inventé le terme “antisémitisme”?
L’antisémitisme, ça ne va pas vous étonner, c’est un emprunt à l’Allemand “antisemitismus”. C’est une façon détournée d’être hostile non pas à la religion judaïque, mais aux juifs. C’est une façon de déguiser le racisme et de le diriger vers une communauté très précise. Alors que dans le mot “antisémitisme”, on serait contre la culture sémite, c’est à dire aussi contre les Arabes qui ont une langue sémitique. 

Le mot "islamophobie" est tout à fait hypocriteAlain Rey, linguiste
En 2015, vous plaidiez pour l’emploi du mot “musulmanophobie”. Le défendez-vous toujours?
J’avais envisagé un “musulmanophobie”. Je l’ai d’ailleurs vu dans une revue qui n’existe plus, Candide, dans le numéro du 22 avril 1926, pour être précis. À l’époque déjà on se préoccupait du fait que si vous êtes hostile aux musulmans ou à des musulmans, ce n’est pas la même chose que d’être hostile à la religion musulmane. Il est normal dans une république laïque de pouvoir critiquer la religion. Si on passe de la critique à la haine et à la réprobation, c’est beaucoup moins bien. C’est du politiquement correct de dire “islamophobie”, car on dit “je suis contre la religion” et pas “contre les musulmans”. C’est tout à fait hypocrite. 
Mais “musulmanophobie” serait beaucoup trop général car les antimusulmans en France ne sont pas forcément hostiles à tous les musulmans du monde, comme les Pakistanais par exemple. On n’osera pas parler d’arabophobie non plus, car le mot est trop ambigu et les antimusulmans ne sont pas contre les grands savants arabes comme le médecin Avicenne ou les poètes arabes.
Pourquoi ce mot crispe-t-il?
C’est toujours pareil, il y a des thèmes qui deviennent efficaces pour se faire élire, on s’en saisit, on en trouve des mots et ça devient des mots à peu près vides de sens ou ayant deux sens contradictoires. Il y a eu des anticommunistes de droite et des anticommunistes de gauche. 


AFP
Alain Rey, linguiste

Pensez-vous qu’il faille un autre mot pour remplacer “islamophobie”?
Ce serait bien de trouver un nouveau mot, mais je crains que, quel que soit le mot qu’on trouve, on se trompe. On confond toujours la définition et le mot comme on l’emploie qui est soumis toujours à des passions et non pas à la raison. L’anticommunisme aussi a dérapé aux États-Unis. 
Pensez-vous que certains s’abritent derrière la définition pour ne pas défiler dimanche et que d’autres l’utilisent pour décrédibiliser la manifestation?
La confusion est utilisée politiquement de tout côté. Il y aurait un nettoyage non pas ethnique, mais sémantique à faire! En fait, ce contre quoi on se mobilise, à tort ou à raison, ce n’est pas contre la religion, mais contre la façon dont l’Islam est vécu dans la discussion politique. Le terme est terriblement réducteur et ça dirige d’une manière parfois approximative, inexacte et insuffisante, mais c’est commode. Comme tous les mots utilisés en politique, on ne peut plus les analyser, mais ça devient une arme contre les autres.

Il y aurait un nettoyage non pas ethnique, mais sémantique à faire!Alain Rey, linguiste
Est-ce propre à l’époque où ça a toujours été comme ça?
Ça a toujours été comme ça, mais aujourd’hui ça prend une résonance particulière avec les réseaux sociaux qui sont le réceptacle d’insanités extraordinaires, même s’il y a des choses intéressantes. Elles se répandent dans le monde entier, ça fait une vibration internationale, les mots sont repris dans plusieurs langues. Le mot “islamophobie” a été traduit en anglais par exemple, mais il n’existe pas en arabe parce qu’on a du mal à avoir peur de soi-même.
Il y a un débat sur l’origine du mot “islamophobie”, certains disent qu’ils remontent aux années 1970 avec l’Ayatollah Khomeini, d’autres dans les années 1920...
Non, c’est plus tardif. Dans les années 1930 ou 1940, mais il a pris après la guerre de 40. En Algérie, il y avait les colons islamophiles et les colons islamophobes. On ne parle plus d’islamophilie. Ça veut dire qu’on ne s’occupe que de ce qui est négatif par rapport à l’Islam. C’était lié à l’Histoire, c’est maintenant lié à l’immigration. 
Cette manifestation aurait-elle eu plus de succès si elle s’était appelée “pour l’islamophilie”?
Elle n’aurait peut-être pas eu plus de succès, mais appeler cette manifestation “pour l’islamophilie”, ç’aurait été plus décent. Manifester contre une phobie c’est impossible. 

"Musulmanophobie n’a pas eu de succès car il est un peu trop long"Alain Rey, linguiste

Alors quel est le bon mot?
Il n’y a pas de mot et c’est heureux, il y aurait des gens pour s’en emparer…
Mais ne pas nommer les choses, c’est également dangereux...
Oui... 
Prenez homophobie par exemple, le mot est tout à fait admis maintenant...
C’est encore pire au point de vue de l’analyse, car “homo” veut dire “même” donc ça voudrait dire “haine du même” sauf que ce n’est évidemment pas le sens du mot “homophobie”. Dans ce cas, on a utilisé un procédé fréquent en anglais, on coupe les mots. En France, on imite ce procédé comme pour “handisport”, ce n’est pas le sport des mains, mais des handicapés. L’abrègement du mot “homosexuel” a donc donné “homophobie” plutôt que “homosexualitophobie”. Musulmanophobie n’a pas eu de succès, car il est un peu trop long.
On pourrait donc faire “musuphobie”?
On pourrait oui, dans le genre.
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